René Girard sous la coupole

Un philosophe vient d'entrer à l'Académie française. Il y a été reçu ce jeudi 15 décembre au 37e fauteuil, celui dont le second titulaire fut Bossuet.
Officiellement, René Girard fut professeur de littérature française et de civilisation mais sa compréhension novatrice du désir, de la violence et du religieux en fait l'un des grands philosophes de ce temps.
Reconnu tout d’abord comme un théoricien original de la littérature avec un essai remarqué (Mensonge romantique et Vérité romanesque, 1961) qui proposait notamment une lecture de Dostoïevski entre stylistique et psychanalyse, René Girard allait développer dans ses livres suivants (La Violence et le Sacré, 1972; Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1978; Le Bouc émissaire, 1982) une analyse du phénomène de la violence par le désir mimétique, c'est-à-dire le désir par deux sujets d'une même chose. Quand le désir mimétique intervient, la violence émerge immanquablement, il s'agit d'un mécanisme inhérent à l'homme. A cause de l'omniprésence de ce désir, simple, universel et unique, la violence est partout et sans fin. Selon Girard, le sacré a toujour eu pour fonction de résoudre ce drame par la mise en place du sacrifice de boucs-émissaires. Mais ce mécanisme victimaire est pervers car il proclame la culpabilité de la victime et masque ainsi sa propre violence. Seule la Bible, contrairement aux mythes, renonce à la violence et prend le parti des victimes reconnues dans leur innocence.

Prenons par exemple, le mythe d'Oedipe. Parce qu'il a tué son père et couché avec sa mère, les hommes rendent Oedipe responsable de la peste qui sévit dans la ville. Faux, écrit René Girard, les hommes ont besoin d'un bouc émissaire pour trouver une explication à cette peste. Oedipe est expulsé. La Bible ne prend pas ces accusations au sérieux. Ainsi, dans l'histoire de Joseph, la foule des frères a tort d’expulser Joseph. Par la suite l'innocence de Joseph apparaît au grand jour. Ces deux histoires sont analysées et commentées par Girard dans "J'ai vu Satan tomber comme l'éclair", l'un des livres les plus clairs et les plus lisibles de l'auteur. Dans le même livre, Girard félicite Nietzsche d’avoir mis en évidence la singularité de la Bible qui défend la victime. C’est ce que Nietzsche a appelé la « morale des esclaves ». Mais pour Girard il ne s’agit pas d’une morale de la foule des faibles contre l’élite des forts. La victime est révélée comme elle est réellement: innocente et le mensonge de la foule qui l’accuse est dévoilé.

J'ai commencé à entendre parler de Girard quand j'avais à peine 12 ans, dans les années 80. Un ami de mes parents partait aux USA faire une thèse de doctorat avec lui. Depuis il est devenu son assistant à Standford pendant quelques années avant de s'installer là-bas définitivement.
Comme Dantec, mais dans un autre genre, Girard est un exilé. Il a quitté la France pour les USA et y a fait toute sa carrière, devenant l'un des français les plus connus dans ce pays, avec Foucault, Derrida et Michel Serres. Il faut dire que la "French Theory" a toujours beaucoup de succès auprès des américains. Pourtant Girard est un penseur atypique, loin des modes et du prêt-à-penser médiatique.
Michel Serres, qui a enseigné aussi de longues années dans les universités américaines, a salué en lui lors de sa réception à l'Académie, rien de moins que "le nouveau Darwin des sciences humaines".

Sebastien Lapaque résume bien l'homme et l'oeuvre dans Le Figaro du 16 septembre :
"Anthropologue, philosophe franc-tireur aux hardiesses de théologien, René Girard est, depuis quarante ans, l'un des hommes dont les travaux ont le plus complètement renouvelé le ciel des idées. Depuis Mensonge romantique et Vérité romanesque, La Violence et le Sacré et Le Bouc émissaire, ses livres ont refondé l'idée que l'on se faisait de la violence et de ses représentations avant de déboucher sur une défense anthropologique du christianisme. Nous sommes quelques-uns à lui devoir beaucoup : le goût de l'exercice de la pensée véritable, la passion de l'aventure intellectuelle au sens plein. Tournant le dos aux prétentions scientifiques de son siècle et aux doctrines occupées à «tuer le sujet», René Girard s'est employé à démontrer que les Evangiles étaient une théorie de l'homme avant d'être une théorie de Dieu. Quand ses contemporains cherchaient la vérité sur l'origine des institutions humaines chez Marx et Freud, il s'est obstiné à la trouver dans les Ecritures, lues et relues avec les grands romans du XIXe siècle non pas interprétés comme «contenants» à déconstruire comme un Mécano, mais comme «contenus» faisant sens. En plein triomphe du relativisme et de la french theory, il a eu l'audace de proposer une nouvelle théorie générale. C'est ainsi que l'écrivain a expliqué la violence du monde en décortiquant le mécanisme du désir mimétique. «C'est toujours en imitant le désir de mes semblables que j'introduis la rivalité dans les relations humaines et donc la violence.»
Par le mécanisme de la rivalité mimétique, l'adversaire se transforme en modèle et le cycle de la vengeance déroule ses maléfices en spirale infinie. Ce mouvement premier de l'imitation comme coïncidence des opposés avait déjà été observé par saint Augustin, chez qui le penseur avoue volontiers retrouver les trois quarts de ses conclusions. De telles lectures et de telles positions lui ont longtemps valu le dédain d'une intelligentsia française fascinée par le structuralisme et la déconstruction. "
Voir aussi Philippe Nemo, auteur de "Qu'est-ce que l'Occident ?" (2004) :
"L’œuvre fondamentale de René Girard a établi que la religion biblique, en retenant comme vérité religieuse la parole des victimes des mécanismes de bouc émissaire, et non le mythe, version donnée de ces mêmes phénomènes par la foule persécutrice, a brisé la vieille logique des sociétés magico-religieuses. Ces sociétés impliquaient l’unanimité et interdisaient la critique. Elles étaient incapables de toute innovation. C’est donc la compassion pour les victimes apportée par la nouvelle morale biblique qui a enrayé la production des cultures magico-religieuses fixistes et rendu possible l’apparition de sociétés désireuses et capables d’assumer le changement historique. La Bible, d’une manière plus radicale que la Cité grecque, a introduit le germe de la pensée critique dans l’Histoire. Elle a valorisé la dissidence individuelle contre le holisme des sociétés sacrales, ce qui devait être la cause évidente ou sous-jacente d’une cascade de transformations historiques."
Enfin, Jean-Pierre Dupuy écrivait dans le Nouvel Observateur du 18/ 08/ 94 :
"Il y a un phénomène Girard. De par le monde, nombreux sont ceux qui le tiennent pour l'un des plus grands penseurs de notre temps, de la stature d'un Freud ou d'un Marx, avec la vérité en plus. Dans le petit cercle des spécialistes des sciences de l'homme, en revanche, il n'est pas rare de le voir traiter d'imposteur. Jamais sans doute un tel ostracisme de la part de ses pairs n'aura frappé un intellectuel. Je connais maints universitaires qui, bravant l'interdit et s'inspirant des idées de Girard, trouvent prudent de n'en rien dire."
A lire :
Une bonne présentation de ses thèses sur le net
Une interview de Girard sur les attentats du 11 septembe 2001

Commentaires

Anonyme a dit…
Bonjour.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec la vision qui est dréssée du mythe d'Oedipe, et plus généralement des sacrifices. En effet, il faut savoir que les sacrifices humains, dans la mythologie étaient beaucoup moins nombreux qu'on ne le croit. Par ailleurs, il serait un peu réducteur de les interpréter comme simple désignation d'un bouc émissaire. Leur fonction principale est celle du rituel, c'est à dire de la mise en relation de l'être humain avec le divin, qui invite l'homme à dépasser ses propres limites en imitant les héros et les dieux (cf Mircea Eliade).
Si l'on considère le mythe d'Oedipe, on remarque que le roi de Thèbes se présente en coupable, non victime, malgré le caractère nécessaire du crime qu'il a accomplit, et il s'auto-expulse de la ville, alors que ses proches tentent de le retenir. C'est lui-même qui se crèvera les yeux pour se purifier. Enfin, l'oracle avait annoncé à Créon un présage favorable si Oedipe revenait à Thèbes.
Je pense que ce mythe nous invite à réflèchir principalement sur la question de la responsabilité d'un homme sur qui le destin (non les hommes) s'acharne. C'est en effet la sentence divine qui est perçue comme injuste et subjective.

Arnaud

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