André Comte-Sponville et la philosophie

«Le danger ne vient pas des gens qui croient en Dieu mais de ceux qui ne croient en rien»

André Comte-Sponville est philosophe. Normalien et agrégé de philosophie, il a longtemps été maître de conférences à la Sorbonne avant de connaître, à 53 ans, le succès international avec son Petit traité des grandes vertus, publié en 1995, traduit en 25 langues.
Comte-Sponville est un penseur qu'on peut trouver agaçant. Certains parlent à son sujet de prêt-à-penser philosophique. Pourtant il a le mérite, comme Alain Finkielkraut, Luc Ferry ou Michel Onfray, de mettre la philosophie à la portée du plus grand nombre avec un réel talent pédagogique, sans réduire la difficulté et la subtilité des auteurs et des arguments qu'il expose.

Je remets en ligne une interview qui date un peu mais qui reste fort intéressant (31 décembre 2005). Comte-Sponville fait un tour d'horizon de notre époque et en donne un portrait plutôt lucide et sans complaisance.

Extraits :
- Le Temps: 2005, reportages truqués, manipulations politiques, débats sans issue sur l’origine naturelle ou divine de l’homme. Etait-ce l’année du mensonge ? 
- André Comte-Sponville: Le philosophe que je suis est au contraire frappé par le fait que nous sommes en train de redécouvrir l’idée de vérité. Le mensonge vous choque: c’est bon signe! Il y a une trentaine d’années, il était de bon ton de penser qu’il n’y a pas de vérité. «Rien n’est vrai, tout est permis», disait Nietzsche, et il régnait en maître, ces années-là, sur la pensée française. C’est ce que j’appelle la sophistique et le nihilisme. La sophistique, parce que si rien n’est vrai, il n’est pas vrai que rien ne soit vrai. On peut penser n’importe quoi. Le nihilisme, parce que si tout est permis, tout se vaut et rien ne vaut. On découvre les limites de ces idées qui passaient pour modernes. 
– L’idée de vérité serait donc de retour ? 
– Oui, et c’est heureux! La liberté a besoin de l’idée de vérité. On ne connaît jamais toute la vérité; mais on ne peut être libre que «sous la norme de l’idée vraie donnée», comme dit Spinoza, ou possible, comme je préférerais dire. On perçoit depuis plusieurs années les limites de la sophistique et du nihilisme. On redécouvre que la première vertu d’un intellectuel (et l’une des principales vertus d’un être humain) est l’amour de la vérité. 
– Quand j’étais étudiant en philosophie, la question de Dieu était réputée obsolète. La plupart des philosophes passaient pour athées. Ce n’est plus vrai aujourd’hui: sur la scène des idées, vous trouvez un nombre substantiel de penseurs religieux. C’est aussi vrai en littérature. Eric-Emmanuel Schmitt (l’auteur de théâtre le plus joué au monde) et Christian Bobin sont à mon sens avec Michel Houellebecq, et à l’opposé de lui, les trois plus grands écrivains français du moment. Les deux premiers, pour lesquels j’ai la plus grande admiration, se réclament du christianisme. Il y a un retour de la quête spirituelle en général, et un retour du religieux en particulier, à des niveaux de qualité très différents.

– La quête du religieux est-elle compatible avec celle de la vérité ? 
– Bien sûr! Je trouve très bien qu’on se remette à parler de Dieu. La question, d’un point de vue philosophique, est passionnante! Quand on fait de la métaphysique sérieusement, on touche à la question des origines et des fins ultimes; on débouche sur la question de l’existence de Dieu. Il se trouve qu’à cette question, je réponds par la négative. Je salue pourtant ce retour à la métaphysique et à la spiritualité, parce que le danger principal ne vient pas des gens qui croient en Dieu mais de ceux qui ne croient en rien. Le nihilisme, en Europe, menace davantage que le fanatisme!

– Le retour de la religion est pourtant plus souvent cité que celui du nihilisme ? 
– Parce que les médias vont au plus spectaculaire, et au plus facile. Voyez la crise des banlieues de cet automne. La religion n’y a joué presque aucun rôle. Ces jeunes ont brûlé des voitures parce qu’ils sont paumés, sans repères, parce qu’ils sont déstructurés de l’intérieur. Parce qu’ils ne croient en rien, et non parce qu’ils seraient fanatisés par je ne sais quel mollah!

"Je me définis comme athée fidèle. Athée, parce que je ne crois pas en Dieu. Fidèle, parce que je reste attaché à la tradition judéo-chrétienne qui est la nôtre."

– Vous refusez de rompre avec ce passé ? 
- Le fait de ne pas croire en Dieu ne justifie pas de cracher sur deux millénaires de civilisation judéo-chrétienne. Cela me paraît d’une prétention et d’une naïveté inquiétantes de dire d’une tradition qui a produit Descartes, Pascal, Spinoza, Leibniz ou Kant, qu’elle est globalement condamnable. Pour moi, c’est tout le contraire: imaginer que Descartes, Pascal, Molière, Corneille, Racine, Poussin, Philippe de Champaigne pouvaient se rencontrer à Paris me plonge dans un abîme de nostalgie! Quel est le peintre d’aujourd’hui que vous pourriez comparer à Philippe de Champaigne, à Degas, à Vermeer, à Chardin? Quel est le philosophe que vous pourriez comparer à Spinoza, Leibniz, Kant ou Hegel ? Quel est le musicien qu’on puisse comparer à Bach, Mozart, Beethoven? Il y a quelque chose dans notre époque qui ressemble à une décadence de l’Occident.

– Notre époque est-elle inférieure à d’autres ? 
– Il n’est écrit nulle part que toutes les époques sont égales! Il y a eu des siècles de progrès et des siècles de décadence. Des siècles d’or, comme on dit, et d’autres de plomb. Je suis comme Lévi-Strauss, qui a toujours dit qu’il n’aimait pas son époque: du point de vue intellectuel et artistique, moi non plus. En revanche, c’est une grande époque pour les sciences et les techniques, et parfois pour la démocratie et les droits de l’homme. Aux intellectuels et aux artistes de se montrer à la hauteur!

Laurent Wolf, Le Temps
A lire : André Comte-Sponville: La philosophie, PUF, Que sais-je? Dieu existe-t-il encore?, avec Philippe Capelle, Le Cerf. Petit traité des grandes vertus (Le Seuil, 2001), Dictionnaire philosophique (PUF, 2001), Le Bonheur, désespérément (Librio, 2003), L’Amour, la Solitude (LGF, 2004)

Commentaires

Anonyme a dit…
Content de découvrir votre blog, et d'entre-apercevoir Comte-Sponville !

"Le danger ne vient pas de ceux qui croient en Dieu mais de ceux qui ne croient à rien"

Il faut oser l'affirmer, aujourd'hui !
Anonyme a dit…
Je ne connaissais pas Comte Sponville sous cet angle, même si j'aime bien son traité, bien que toujour un peu précautionneux.

Dire :

'La liberté a besoin de l’idée de vérité'

Ca pète quand même moins que :

'La vérité vous rendra libre'

Avec le politiquement correct, on a perdu le sens de la formule ?

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