A. Laurent (Epilogue)

Suite et fin des notes de lecture sur le livre d'Alain Laurent.


Alain Laurent écrit : « Voir les sociétés ouvertes occidentales se muer progressivement et sans réagir en vastes zones molles "humanitaires" à paisiblement squatter et si tolérantes envers leurs nouveaux ennemis de l'extérieur, les voir aussi tellement réceptives aux idéologies du renoncement mais si peu aux mises en garde de la pensée de résistance, voici qui ne peut manquer d'interpeller leurs vrais partisans. »
La société ouverte contiendrait-elle dans sa structure, son fondement, un vice de forme ?

« Ne serait-elle même pas intrinsèquement porteuse d'une logique pouvant, si elle n'est pas accompagnée de contrepoids et d'une constante vigilance, finalement se retourner contre elle-même et la faire courir à sa perte ? »

La maladie (sénile) des sociétés ouvertes.

Le climat psycho-moral de l'époque en Occident, en Europe et particulièrement en France est à la "repentance". Se repentir d'appartenir à une société qui a recouru à l'esclavage, se repentir d'avoir été des colonialistes, se repentir d'être toujours des racistes, des xénophobes, des islamophobes. Se repentir, donc, d'être souillés par le péché originel d'être des Occidentaux. Bruckner a été le chef de fil de cette dénonciation "culpabilisatrice". Dans Sanglot de l'homme blanc, il se demande « comment la haine de soi est devenue le dogme central de notre propre culture", et pourquoi une société qui a éliminé le péché individuel cultive à ce point le sentiment d'une culpabilité collective...lugubrement stérile ». Cette culpabilité est de nature complètement irrationnelle. « Les Occidentaux actuels n'ont personnellement rien commis de répréhensif et ils ne sont pour rien dans l'esclavage et le colonialisme de jadis. » Mais les membres de la bien-pensance continuent de culpabiliser en employant le "nous de l'abject". Dans le même temps, ils prônent une culture de l'excuse vers tout ce qui n'est pas occidental (la racaille des banlieues, les transgressions alterculturelles, voire les auteurs des attentats islamistes...).

Cette obsession de la culpabilité dans nos sociétés ne témoigne-t-elle pas d'une maladie profondément insérée dans ces mêmes sociétés, un "masochisme moralisateur" (Finkielkraut, Valeurs actuelles, 07 10 05) ayant comme exutoire l'"antiracisme" et le "sans-frontiérisme"? De plus, de cette haine apparemment inexpiable de soi, l'idolâtrie de l'Autre représente sans doute la manifestation la plus troublante mais aussi la plus instructive. Ce manichéisme entre haine de soi et amour inconditionnel de l'Autre est la clé de la mystification :


« L'autre en soi, indifférencié et collectivisé, l'Autre sacralisé par une majuscule, tout simplement n'existe pas : ça ne veut strictement rien dire. Derrière ce qui n'est qu'une fiction et une abstraction, il n'y a que "les autres", des individus très différents les uns des autres - moins du fait de leurs "identités culturelles" respectives que de leurs dispositions personnelles à respecter (!) les autres cultures et consentir à culturellement s'adapter, s'intégrer, subvenir à leur propres besoins et au minimum ne pas troubler les pays d'accueil où ils décident d'émigrer. »


L'Occident, les français, ne rejettent donc pas un Autre imaginaire mais des autres qui ne veulent pas s'intégrer ou plutôt qui souhaitent imposer des modes de vie incompatibles avec les règles en usage dans nos sociétés ouvertes. Ce syndrome masochiste qui nous pousse à "aimer" de façon inconditionnelle ceux qui nous haïssent ressemble grandement au syndrome de Stockolm.


« L'"Occident" et l'"Islam" en sont venus à composer un couple antagoniste de type sadomaso ou fort/faible en termes nietzschéens sur le plan des valeurs comme sur celui des attitudes existentielles - et pas forcément toujours au passif du monde islamique. D'un côté et pour schématiser, la virilité volontiers belliqueuse, des mœurs largement patriarcales et machistes, un rigorisme qui ne doit pas cacher un socle intact de rigueur morale, le courage, les certitudes, la confiance en soi, la bonne conscience - et de l'autre, l'emprise émolliente des "valeurs féminines" (l'apaisement, l'indulgence...), le règne du maternitaire et de "Big Mother", la permissivité hédoniste quasi illimitée, le doute sur soi, la peur, l'auto-dénigrement et la mauvaise conscience... »


Il faut impérativement creuser la nature de ce mal occidental qui attaque nos sociétés ouvertes.
Ou bien ces sociétés ouvertes sont victimes d'un "agent pathogène" qui n'a rien à voir avec elles mais qui corrompt ses principes et valeurs - Freud dans Malaise dans la civilisation, évoque "un sentiment de culpabilité comme le problème capital du développement de la civilisation", ou bien c'est le principe d'ouverture lui-même qui est intrinsèquement en cause. Soit que mal conçu, il se trouve excessivement à la merci d'une interprétation biaisée, paroxystique (l'hyperouverture sans-frontiériste et multiculturaliste), qui refuse la fixation de limites régulatrices fermes applicables en fonction de l'hostilité de l'environnement ou de circonstances déstabilisatrices : à trop et indéfiniment s'ouvrir, on risque fort de se vider de sa substance. Il nous faut redéfinir la société ouverte pour en déterminer les conditions pratiques de possibilité et de sauvegarde.

La société ouverte : mode d'emploi


Pour défendre le modèle classique de la société ouverte (Popper, Hayek, Revel), il nous faut reposer quelques pistes fondatrices qui "réaffirment le caractère objectif de l'universalisme des droits de l'homme individuel..."
La société ouverte résulte de la dissipation de l'illusion groupale ou collectiviste : "la société ouverte en prend acte et tire les conséquences de ce que la nature humaine est fondamentalement individuée et individualisable, que l'individu est une réalité universelle objective et que sa nature d'être pensant et pouvant poursuivre des fins singulières, possédant la capacité de s'autodéterminer et librement choisir lui confère nécessairement des droits égaux, sans frontière ni considération d'"appartenance" ou de sexe, d'exercer cette liberté et la responsabilité personnelle qui lui est inhérente." Les actions dissidentes d'hommes et de femmes dans toutes les sociétés fermées qui existent témoignent de la force irréductible de l'individualité souveraine en quête de liberté.

Le corollaire de obligé de l'ouverture est développé par Hayek : « la consécration de la liberté individuelle et de la pluralité des fins a pour contrepartie et condition la reconnaissance effective par tous de la réciprocité, du respect mutuel de l'égalité des droits. » Il faut donc des règles du jeu, des règles générales de droit commun pour protéger et renforcer l'exercice de la liberté individuelle. Sans cette infrastructure juridico-institutionnelle qui ajuste les libertés individuelles les unes aux autres, la société ouverte demeure sans consistance. Ainsi, « plus une société s'ouvre, et plus il faut quelque part resserrer les boulons...car contrairement aux apparences et illusions, vivre en société ouverte ne signifie nullement le passage à une permissivité généralisée.... Les sociétés ouvertes sont viables parce qu'on y fait d'abord confiance à la responsabilité individuelle des gens, et que ceux-ci adhèrent au bien-fondé des règles de juste conduite qu'on leur a appris à intérioriser (l'éducation familiale et scolaire joue un rôle fondamental dans cet apprentissage). »

Une société ouverte doit donc demeurer fermée à tout ce qui menace l'exercice des libertés individuelles.

Conséquence de cette nécessaire fermeture à ce qui menace la société ouverte : il ne faut pas oublier que les sociétés ouvertes sont des territoires délimités par des frontières (Bruckner : « il faut être domicilié pour s'ouvrir sur l'extérieur et il est bon que les nations soient séparées pour exister »), ou encore des nations. Qu'est-ce à dire ? La référence à la nation est à manier avec prudence. Elle y divorce nécessairement de sa conception traditionnelle de type holiste, animiste et communautariste qui en fait une sorte de super-individu doté d'une "âme"... Et elle doit s'y séparer de tout ce qui peut servir d'alibi au nationalisme comme aux nationalisations, ou de support à une "identité nationale" figée et culturellement protectionniste... Mais elle demeure plus qu'opératoire : existentiellement indispensable et politiquement, démocratiquement vitale, en prenant le visage de la nation ouverte, réunissant éventuellement des nations antérieurement et historiquement séparées. Même si le monde ne se composait que de sociétés démocratiques avec des personnes respectueuses des vrais droits d'autrui, les frontières ne disparaitraient pas pour autant : elles cesseraient simplement d'être des clôtures pour devenir de simples interfaces distinguant des territoires nationaux. « Mais ce monde irénique n'existant pas, et les choses étant ce qu'elles sont au-dehors de l'Union et des sociétés ouvertes extra-européennes (conflictuelles, instables, invasives, culturellement trop hétérogènes), les frontières des nations ouvertes ne peuvent que demeurer, conservant leur fonction de sécurisation de l'ouverture interne. »


A l'intérieur de ces frontières, les citoyens n'ont qu'un seul droit, un droit souverain, en fait, celui de disposer démocratiquement d'eux-mêmes : "c'est la seule signification acceptable de la "souveraineté nationale." Ils n'ont aucune obligation à s'adapter culturellement aux nouveaux-venus. Réciproquement, un migrant n'a que deux droits : "celui de ne pas être l'objet de violences, et aussi de ne pas être rejeté a priori à cause de sa "race", de ses origines ethniques ou géographiques et de sa religion." Trigano : "L'immigrant est un demandeur. Il frappe à la porte d'une société dont il sollicite l'hospitalité. Rien, absolument rien ne lui est dû au départ." Le migrant aura des obligations vis à vis de cette société qui l'accueille : "subvenir à ses propres besoins et ceux de sa famille, respecter intégralement les institutions et lois en vigueur, faire l'effort de s'adapter au contexte local."

Mise en œuvre concrète de mesures pour appliquer ces principes régulateurs de la société ouverte :
- suppression des aides automatiquement accordées aux étrangers entrant illégalement dans une nation ouverte.
- expulsion sans états d'âme et manu militari si nécessaire des étrangers délinquants.
- suppression de toute subvention aux associations qui soutiennent l'islamisme et engagement automatique de poursuites contre les auteurs d'accusations abusives de "racisme", xénophobie" et "islamophobie".
- révision du droit du sol, sans bien sûr instituer ou revenir à un droit du sang inhérent aux sociétés closes, mais en instituant un droit contractuel.
- abandon de toute mesure de "discrimination positive" sur des bases ne serait-ce qu'implicitement ethno-raciales ou religieuse.
- Maintien intégral des principes de sécurité-laïcité et donc neutralité de l'Etat.


Avec ces mesures ou conditions, les sociétés ouvertes pourront devenir toujours plus multiraciales et accueillantes à une diversité culturelle individualisée et modérée. Ce pendant, soyons réalistes : nous sommes loin d'en être là. Quand bien même il y aurait un miraculeux retournement de nos gouvernants en faveur de ces mesures vitales, la virulence des ennemis extérieurs ne s'atténuerait pas, non plus que la suppression de flux migratoires alimentés par une surpopulation croissante et les déplacements massifs de réfugiés provoqués par l'éventuel réchauffement climatique. Qu'on le veuille ou non, les sociétés ouvertes occidentales se trouvent effectivement dans une position de "forteresse assiégée".


Et Barnavi de déclarer aux Occidentaux : « Il vous faudra réapprendre à faire la guerre. Il vous faudra vous armer de patience et de convictions, et tracer bravement la ligne de défense en deçà de laquelle vous ne pourrez ni ne voudrez reculer. » (2006), « il faut réapprendre le goût amer du conflit pour la défense des valeurs qui définissent ce que nous sommes et ce que nous voulons être. » (Le Monde 2, 9 décembre 2006). Dans ce contexte, les sociétés ouvertes n'ont guère le choix que d'établir des lignes de protection mais "une telle ligne de défense s'apparenterait plus à un barrage filtrant qu'à une muraille ou ligne Maginot."Cette stratégie de défense ne peut prendre son plein sens qu'à l'échelle géopolitique globale d'un nouveau "monde libre" alliant sociétés ouvertes occidentales et non occidentales, confirmées ou émergentes - autre visage de l'ouverture."

Conclusion

Le voyage au bout de l'ouverture, avec Revel : dans Comment les démocraties finissent, en 1983, il écrivait : « La démocratie aura peut-être été dans l'histoire un accident, une brève parenthèse qui, sous nos yeux, se referme. » Jugeant que la démocratie incline à méconnaître, voire à nier les menaces dont elle est l'objet, tant elle répugne à prendre les mesures propres à y répliquer. Et il observait qu' « à l'ennemi extérieur [...] s'ajoute pour la démocratie l'ennemi intérieur dont la place est inscrite dans ces lois-mêmes. » La démocratie ? : "une victime complaisante" et ce qui la distingue, cette démocratie « c'est son ardeur à étaler au grand jour sa croyance en sa propre culpabilité. »

Ainsi, « on est amené à redouter que la société ouverte n'ait été qu'une brève parenthèse dans l'histoire de l'Occident."(...) Pour que la société ouverte cesse d'être son propre fossoyeur et revienne à elle-même, il faudrait que la pensée de résistance parvienne à convaincre les aveugles volontaires à sortir de leur cécité et se ressaisir.... Sans doute faut-il davantage compter sur les ruses et les provocations du réel - et ses surprises imprévisibles. »


Vous pouvez retrouver l'ensemble des notes de lecture en parcourant les archives de décembre et novembre 2008. Vous trouverez un extrait significatif du livre, sur Popper et Hayek en cliquant ici


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