L'utopie de l'autonomie absolue




Olivier Rey est mathématicien, enseignant à l'Ecole polytechnique et à l'université Panthéon-Sorbonne. Il a publié au Seuil, en 2003, un essai, Itinéraire de l'égarement, analysant les origines de la science moderne et son statut dans la pensée contemporaine.

Aujourd'hui, il publie un essai philosophique passionnant : Une folle solitude. Le fantasme de l'homme auto-construit, Seuil, 330 pages, 22,5 €.

Tout au long du XXe siècle, les enfants, dans leurs poussettes, ont fait face à l'adulte qui les promenait. Jusqu'aux années 70, où un retournement massif est intervenu : brusquement, on s'est mis à orienter les enfants vers l'avant. Pourquoi cette inversion ?

Les doctrines éducatives en usage, promeuvent un enfant délivré de la tutelle des adultes, constructeur de ses savoirs et de lui-même. L'enfant doit regarder vers l’avenir et, pour ce faire, ignorer les liens qui l’attachaient au passé et à la famille. C'est ce qu'Olivier Rey appelle le désastreux "fantasme de l'homme auto-construit".

L'idée qu'on peut construire soi-même ses savoirs s'est développée il y a une trentaine d'années sous l'influence de Bourdieu, pour compenser les inégalités sociales. Dénonçant la reproduction des élites à l'intérieur du système scolaire, on n'a plus vu dans les humanités qu'un système de domination. On a donc cessé de les enseigner. Un exemple : on n'étudie plus de romans à l'école mais des modes d'emploi ou des textes publicitaires, pour être plus près du vécu des élèves, ne pas humilier ceux qui n'ont pas de livres chez eux.

Jean Piaget, pionnier de la pédagogie moderne, évoquait «la portée éducative du respect mutuel et des méthodes fondées sur l'organisation sociale spontanée des enfants entre eux». Et selon Françoise Dolto: «Les enfants sont encore aujourd'hui le Tiers état de la nation.»

Dans une interview, Olivier Rey se défend pourtant de refuser l'idéal d'autonomie des Lumières. Mais cet idéal n'exclut nullement l'apprentissage et l'héritage :

"L'autonomie, l'épanouissement de l'individu, c'est très bien. Mais on veut y parvenir trop directement, par des moyens contre-productifs. Nous ne naissons pas rationnels. Ne dit-on pas que l'on «donne» raison? On ne peut pas avoir raison tout seul, la raison est fragile. Le rôle de l'éducation, c'est de donner les moyens d'y accéder. Il ne faut pas priver les enfants de la nourriture dont ils ont besoin. Encore une fois, moins ils auront appris, plus ils seront disponibles pour le discours de la publicité."
Et il ajoute : "Quand on ne prend pas en compte l'héritage, on en arrive à des solutions archaïques. Ce qui arrive avec les créationnistes est caricatural mais significatif: la science a mis le récit de la création à la poubelle sans se rendre compte qu'il correspond à quelque chose de nécessaire. Il n'occupe pas le même statut que le discours scientifique, il n'est pas en opposition, remplit d'autres fonctions, comme les mythes et les contes." (Le Temps, entretien avec Isabelle Rüf, Samedi 16 septembre 2006)


La démocratie et la science ont elles aussi contribué à libérer le sujet du poids du passé et des entraves traditionnelles. Mais là encore il faut nuancer. Il existe deux grandes conceptions de la liberté humaine :

- Pour l'une, l'individu est tout fait : il est donc à libérer des chaînes qui entravent sa pleine expression. S'émanciper, dans cette optique, ce sera d'abord s'affranchir du passé et du donné, en finir avec la tutelle abusive des générations antérieures.
- L'autre conception, également issue des Lumières, part du principe selon lequel l'individu est à faire, à cultiver, à éduquer. Dans cette perspective, "les individus ne naissent pas libres : ils naissent destinés à la liberté" et ils n'y parviennent qu'au terme d'une longue ascèse.

Ainsi comprise, l'accession à l'autonomie requiert un détour, chacun devant "en passer par une phase où il reçoit de ceux qui précèdent le capital accumulé". Le problème, pour Olivier Rey, vient justement de ce que cette seconde conception - l'autonomie entendue comme une conquête progressive - est en train de perdre la partie.

Ainsi l'interdit aujourd'hui n'est perçu que «comme une violence exercée par la société sur l'individu». Pourtant, les interdits de l'inceste et du meurtre ne sont pas en premier lieu pour contraindre l'homme mais pour le constituer. Dans cette optique, Olivier Rey relit l'épisode du péché originel, les mythes grecs, convoquant au passage René Girard et Marie Balmary.

Extrait du livre (sur l'éducation, l'autonomie et l'hétéronomie) :

Le domaine où le principe démocratique pose les problèmes les plus aigus n'est pas le fonctionnement politique, mais l'éducation. La situation ancienne, si l'on peut dire, était simple. L'autorité était, à la fois, ce qui présidait à la formation d'un sujet, en faisait un sujet des lois, et un principe structurant la société dans son ensemble. La situation moderne est plus complexe : c'en est fini de la continuité, de l' « harmonie préétablie » entre le moyen de l'éducation et le monde auquel il éduque. Le monde n'est plus une société hiérarchiquement ordonnée selon des principes hérités, où chacun est plus ou moins enjoint à occuper la place qui lui est assignée, mais une société de citoyens égaux en droit, où les places sont en principe offertes à tous; il ne s'agit plus de s'insérer dans un cadre préétabli, mais de reconnaître ce cadre pour une oeuvre commune en perpétuel renouvellement, au gré de débats auxquels chacun est invité à prendre part.
Cela étant, le refus de l'hétéronomie à l'échelle de la société, qui signifie que celle-ci se donne à elle-même ses règles, ne signifie pas que les règles soient à la disposition de l'individu. Ce dernier n'a de prise sur elles qu'à travers une participation au processus démocratique, participation qui suppose le respect préalable de certaines règles que personne n'apporte avec lui en naissant, et qui doivent par conséquent être inculquées. Les fondateurs de la démocratie, qui ont édicté ses premières lois, n'ont eux-mêmes pas échappé à cette nécessité, ils n'ont pas accompli leur oeuvre depuis une anomie originelle mais à partir de principes qu'ils avaient reçus de leur éducation. Les révolutionnaires n'étaient pas des fils de la nature, mais des fils de l'Ancien Régime, de ses lois, de ses philosophes. Et pour « naturels » que se voulaient leurs principes, aucun enfant ne tire ceux-ci de son propre fonds.
Autrement dit, avant de pouvoir participer à l'autonomie démocratique - qui suppose, du reste, une part perdurante et inhérente d'hétéronomie : il y a toujours de l'Autre dans la loi -, l'individu doit en passer par une phase où il reçoit de l'extérieur les lois qu'il sera convié, ultérieurement, à s'approprier, dans la mesure précisément où il commence par les respecter.

Apparaît ici une tension : entre ce qu'impose l'éducation pour remplir sa mission - une phase de dépendance, d'assignation au rôle de celui qui apprend, d'hétéronomie -, et l'état auquel elle doit initier et conduire - celui d'adulte autonome, sans place assignée, libre de son destin. Tension entre les principes qui inspirent l'action éducative, et leur règne différé au cours de cette action - entre la part non démocratique que comporte l'éducation à la démocratie et le déploiement de la démocratie que cette éducation vise.
Si la loi est inculquée de façon autoritaire, le risque est que soit moins transmise la loi que les rapports d'autorité, l'habitude de se soumettre - ou, en réaction, des penchants tyranniques -, en contradiction avec le but poursuivi. La tentation est, à rebours, de renoncer à l'autorité, qui du reste manque de références auxquelles s'adosser : ni la science ni les droits de l'homme ne fondent la position de l'éducateur. Au point que, dans les textes de l'Union européenne, toute mention à l'autorité parentale a été supprimée, remplacée par la seule « responsabilité parentale ».
Parce que l'autorité pose problème, on la supprime. Mais le problème que l'autorité était censée régler, la rencontre avec la loi, comment est-il traité ?

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