La banalité du mal

Réfugiée aux Etats-Unis pendant la guerre, et donc protégée physiquement, Hannah Arendt eut toutes les audaces intellectuelles, au point d'exaspérer maintes fois la communauté juive. Vivante alors qu'elle pensait devoir être morte, elle stigmatisera l'inaction des Juifs face au génocide, jusqu'à les rendre pour ainsi dire coupables du malheur advenu. Cette morale de combat, qui incluait le refus de toute «victimisation», est omniprésente chez elle.

C'est en journaliste que Hannah Arendt assistera en 1961 à Jérusalem, quinze ans après Nuremberg, au procès-spectacle d'Adolf Eichmann, l'ingénieur de la déportation. Ne voyant en lui ni un monstre ni un démon, mais un homme ordinaire, un fonctionnaire inapte à réfléchir à ses actes mais voué à appliquer scrupuleusement les consignes, elle récusera l'idée de mal radical pour conclure à la banalité du mal.

Elle pensait que les organisateurs de génocides n'étaient pas pires que d'autres avant eux, mais que les possibilités techniques de l'époque pouvaient désormais provoquer des dommages inimaginables.

Le livre écrit à l'occasion du procès de Jérusalem en 1961, est sous titré : "Rapport sur la banalité du mal". A l'époque, ce livre créera une immense polémique au point qu'encore aujourd'hui, les livres d'Arendt sont peu traduits en hébreux ! (Arendt, Eichmann à Jérusalem, Folio Essais, 1966).

« Babare nazie se cachant derrière un personnage de bureaucrate » ou au contraire « bureaucrate qui, parce qu’il était bureaucrate, a atteint ce niveau d’efficacité dans la barbarie » ? L'hypothèse du philosophe est la seconde. C'est d'ailleurs cette hypothèse qui constitue la trame du film "Un spécialiste" d'Eyal Sivan et Rony Brauman, que je montre à mes élèves pour les introduire à cette problématique du "crime administratif". (Cf. R. Brauman et E. Sivan, Eloge de la désobéissance –A propos d’un " spécialiste " Adolf Eichmann, Le Pommier, 1999, contient le script du documentaire Un spécialiste, sorti en salles en 1999)

Tout au long de son ouvrage, Arendt dresse le portrait d’un homme ordinaire,
employé modèle, bureaucrate méticuleux, caractérisé par l’absence de pensée (de réflexion sur les fins) et par l’usage constant d’un langage technique et juridique.
Et c’est justement là que
réside l'explication des actes d'Eichmann. Les caractéristiques de notre civilisation technicienne (bureaucratie, toute-puissance de l’Etat, société de masse où la production et l’efficacité priment sur l’individu, ravalé au rang de moyen) contribuent en effet à annihiler la conscience de l’homme comme principe de réflexion sur la distinction entre le bien et le mal.


En relisant l'ouvrage d'Hannah Arendt, me reviennent à l'esprit plusieurs livres sur le même sujet :

Tout d'abord "Soumission à l'autorité", de Stanley Milgram (Calman Levy, 1974). Ce livre m'a fait une très forte impression, tant il démontre la vérité de l'hypothèse d'Arendt. La reconstitution de l'expérience de Milgram dans le film "I comme Icare" d'Henri Verneuil est connue.

Ensuite, dans la catégorie du roman, La mort est mon métier de Robert Merle, raconte l'histoire de Rudolf Hoess : lieutenant-colonel SS, commandant du camp d’Auschwitz, exécuté en 1947.

Dans la même veine, il faudrait lire "Les Bienveillantes", de John Littell. Ce roman fleuve a été diversement accueilli par la critique. Bien que ne l'ayant pas encore lu moi-même, il semble que les mécanismes de la banalité du mal y soient démontés : obéissance aveugle au chef et conscience morale remplacée par l'obsession délirante du travail bien fait.
Maximilien Aue est un individu qui n’a a priori rien d’un pervers, ni d’un idéologue fanatique. Un homme hanté par une histoire personnelle douloureuse mais aussi un fonctionnaire du crime sans passion ni compassion, sans doutes ni hésitations, mû par un pur et simple et effrayant souci d’efficacité. « Ce que j’ai fait, je l’ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu’il y allait de mon devoir et qu’il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût », se justifie Maximilien Aue, en préambule à ces Mémoires imaginaires.

Enfin, je voudrais proposer ici quelques extraits d'un livre du philosophe Michel Terestchenko, "Un si fragile vernis d'humanité". Ce livre récent prend le parti d'éclairer le comportement des "justes", c'est-à-dire de ceux qui ont pris le parti de venir en aide aux autres, au prix de leur propre vie. Il est difficile d’accorder que l’homme soit capable d’actions qui procèdent d’un engagement authentiquement altruiste, qui n’aient pas pour fin ultime un quelconque avantage, bénéfice ou profit personnel. Pourtant, "que de tels comportements de bienveillance, de sympathie ou de solidarité existent, c’est, croyons-nous, chose incontestable. Qu’ils ne soient pas réductibles à des visées secrètement intéressées, c’est pourtant ce qu’il nous faudra montrer" affirme l'auteur dans son introduction.

Concernant l'explication du mal, des crimes commis par certains hommes, voici ce que dit Terestchenko :

« Ce n’est pas la propension, la tendance naturelle à promouvoir ses intérêts, son plaisir ou son bonheur qui peut être ici le facteur explicatif pertinent, mais une tout autre tendance et qui fait l’objet de manipulations multiples : la propension dans certaines circonstances – cette nuance est capitale – à la docilité, à la servilité, à l’obéissance aveugle aux ordres, aux imprécations de l’idéologie, la propension à se conformer aux comportements du groupe ou au rôle qu’une institution totalitaire attend que vous jouiez.
Telle est la conclusion principale à laquelle ont abouti des chercheurs américains en psychologie sociale, en particulier Stanley Milgram – qui restitue ses expériences et conclusions dans un ouvrage qui a fait date, et qui est malheureusement encore trop peu connu du public français : La soumission à l’autorité – et Philip Zimbardo qui, dans une expérience célèbre, quoique peu connue elle aussi en France, l’expérience dite «de la prison de Stanford », a montré les inquiétantes modifications auxquelles sont sujets les comportements individuels en situation carcérale. Expériences qui, dans les sévices dégradants infligés par les soldats américains aux détenus de la désormais célèbre prison d’Abou Ghraib en Irak, ont trouvé une récente confirmation – pour ne pas parler des massacres commis au Rwanda en 1994 et dont Jean Hartzfeld a donné une terrifiante description dans Une saison de machette.
Mais la passivité ne revêt pas seulement la forme « active » de l’obéissance aux ordres – argument qui, on le sait, revint dans tous les prétoires où furent jugés les criminels nazis. La passivité définit plus immédiatement l’inaction du témoin qui, face à la souffrance et à la détresse d’autrui, se comporte en simple spectateur. Doit-on la comprendre comme une expression de l’absence de sens moral, comme une indifférence, une apathie qui révèle une profonde insensibilité, conséquence de l’individualisme forcené des sociétés modernes? Les travaux que nous examinerons ne vont pas dans le sens d’une telle interprétation, aussi évidente puisse-t-elle paraître au premier regard.
Les formes de la passivité active et négative qu’incarnent les figures paradigmatiques de l’exécuteur et du témoin se rapportent à l’incapacité du sujet d’échapper à une situation qui paraît lui dicter sa conduite et qui, par le jeu de toute une série de facteurs, le conduit à perdre son autonomie personnelle, sans que s’exerce pourtant sur lui un déterminisme qui le disculperait de toute responsabilité.

S’il en est bien ainsi, il est alors tout aussi essentiel de comprendre quelles sont les raisons qui, à l’inverse, ont poussé un tout petit nombre d’hommes et de femmes – à peine entre 0,5 et 1% de la population européenne sous domination nazie – à se dresser contre la destructivité des uns et la passivité des autres et à venir, au péril de leur vie, au secours de ceux que la Solution finale destinait à l’extermination.
Ce qui ressort d’enquêtes menées auprès de gens qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et notamment des travaux de Samuel et Pearl Oliner, c’est l’importance cruciale de l’éducation et des convictions éthiques, religieuses ou philosophiques dans la constitution de ce qu’ils ont appelé la «personnalité altruiste », dont un trait remarquable est qu’elle se distingue par une puissante autonomie personnelle, la capacité à agir en accord avec ses propres principes indépendamment des valeurs sociales en vigueur et de tout désir de reconnaissance. »

« (...) La malignité dont les hommes se rendent parfois coupables ne tient pas à une nature humaine qui serait foncièrement mauvaise et méchante – du moins n’est-il pas nécessaire de mobiliser cette hypothèse – ni généralement à une absence de sens moral, et pas davantage à l’influence de facteurs sociaux, politiques ou psychologiques qui exerceraient sur eux un véritable déterminisme (du fait, par exemple, des «mécanismes » propres au conformisme de groupe, à l’obéissance aux autorités investies d’une légitimité incontestée, ou au prétendu « lavage de cerveau » opéré par les idéologies totalitaires). En dernier ressort, la capacité humaine à faire le mal, ou à y résister, doit être comprise à partir des structures fondamentales de la personnalité individuelle, soit qu’elle se montre inapte à se poser face aux autres comme un soi autonome, doté d’une identité propre assez forte pour résister aux ordres destructeurs, aux diverses manipulations qui s’exercent sur elle ou à la passivité du plus grand nombre, soit, au contraire, que, pourvue de caractères psychiques, moraux ou spirituels qui, unifiés, la forment, la concentrent et la condensent dans une intériorité puissamment structurée, elle s’éprouve comme ne pouvant échapper à la responsabilité irrévocable vis-à-vis de soi et d’autrui qui s’impose à elle, et que, accordant ses actes à ses convictions, elle trouve ainsi le chemin de la plus haute réalisation de soi que seul « l’homme de bien » accomplit. »

Pour approfondir le thème, voir l'extrait des Bienveillantes, publié sur Catallaxia.net

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