Bac de philo : l'épreuve


A quelques jours du bac, je voudrais citer (en bas) l'article d'un prof de philo dans Le Monde du 9 juin, car il exprime assez bien la difficulté que nous rencontrons dans la pratique de notre enseignement aujourd'hui : comment initier les élèves à l'exercice austère de la raison dans un monde qui tourne le dos à la culture générale, réputée inutile et élitiste au profit de la formation technicienne spécialisée et de la production de masse ?

L'article de mon collègue met en cause avec raison l'industrie du divertissement et du spectacle, les nouvelles techniques de communication, bref toutes ces machines à produire du vent, du néant. Apprendre à taper sur un clavier et à manier un logiciel ne vous fera jamais penser.

Mais l'idéologie égalitariste qui règne dans les esprits est certainement aussi et surtout à l'origine de ce mépris pour la culture et ses exigences. Cette dernière repose en effet sur un principe hiérarchique et anti-relativiste: certaines oeuvre valent plus que d'autres. Platon vaut plus que Paulo Coelo et Saint Thomas plus que Dan Brown... Or nos élèves sont nourris d'égalitarisme et pour eux, tout jugement de valeur porté sur une oeuvre sonne à leurs oreilles comme un acte infâme de discrimination. Par ailleurs, l'institution elle-même, nourrie de pédagogisme, nous demande d'installer l'élève au centre du système et de renoncer à faire un cours magistral (de magister, le maître...). La relation maître à élève est dissymétrique, elle rappelle trop l'esclavage, elle est considérée comme une forme d'irrespect...

Enfin le culte de la mémoire qui prévaut dans nos sociétés, tend à produire chez nos élèves un regard ultra-moralisateur qui renforce le mépris pour la culture. Le passé est jugé d'avance dépassé, obscur, criminel, barbare. L'émotion et l'indignation prévalent sur toute forme de compréhension rationnelle du passé.

"Prof de philo, quelle est ta quête?" par Michael Smadja (Le Monde, 09/06/06)

"Les enseignants de philosophie sont réputés, à juste titre, les plus sévères dans leur notation, et les plus rétrogrades dans leurs exigences.

Allons plus loin : je dirais qu'ils sont désormais dans une position parfaitement réactionnaire face à l'institution scolaire et face à la société tout entière. Ils raidissent parfois leurs exigences avec d'autant plus de force qu'ils ont le sentiment d'affronter un univers entier d'ignorance, d'approximation et de non-sens, soutenu par une idéologie générale de la subjectivité. C'est pourquoi, alors qu'autrefois les philosophes entraient dans l'école comme le loup dans la bergerie, avec l'intention de dynamiter les savoirs statufiés et de développer un esprit critique, sinon révolutionnaire, dans l'esprit de leurs élèves, les mêmes philosophes s'accrochent aujourd'hui à un savoir, à des formes et à un langage qui n'ont, paraît-il, plus cours.

Eh bien, nous avons raison. Je veux dire par là que l'exercice de la raison est à ce prix, celui d'une expression écrite et orale précise, appuyée sur une culture étendue. Il n'y a pas de raison en acte dans l'obscurité d'un langage sommaire, ni dans la clarté blême d'un monde sans passé. Les enseignants de lettres et d'histoire sont d'ailleurs sans doute solidaires de ce constat.

Il n'est pas réellement possible d'enseigner la philosophie dans l'immense majorité des classes en France. Ce que nous faisons, chacun à notre manière, est un exercice épuisant qui consiste à maintenir un niveau d'exigence élevé dont nos élèves ne comprennent pas à quel continent de culture il renvoie. Nous devons non seulement professer la philosophie, mais aussi défendre la culture en général, les livres, l'histoire, le sens lui-même. Les défendre contre le monde comme il va, l'idéologie individualiste et matérialiste, la séduction incontestable des produits de divertissement, tous les moyens de communiquer du néant à la vitesse de la lumière.

Il faut écarter l'idée qu'il en a toujours été ainsi. Les difficultés en question ne sont plus seulement celles d'une opinion irréfléchie qu'il faut combattre par l'exercice de la pensée. S'il faut comparer notre époque à une autre, que ce soit au Moyen Age. Car, tout comme alors, il reste des lieux réservés à une élite composée le plus souvent de rejetons d'enseignants des facultés, et dans lesquels aucune réforme n'a jamais entamé l'exigence scolaire, ni même réformé l'antique façon d'apprendre.

Comme au Moyen Age également, il paraît naturel de réserver à une élite non réellement productive l'exercice de la pensée. Il y a bien longtemps que l'école ne veut plus former des citoyens éclairés par l'apprentissage de l'inutile. Elle fabrique des ingénieurs efficaces et des cadres soumis, et pour le reste, des serfs plus ou moins enthousiastes à l'idée de remplir des tâches vides de sens.

Derrière le bureau du professeur de philosophie, on observe avec angoisse une catastrophe lente. Le sens est en fuite de notre monde, et nous, professeurs de philosophie, ramons de toutes nos forces en sens contraire. Nous improvisons un spectacle permanent pour séduire nos élèves et les amener vers ce qui n'est pas séduisant. Nous provoquons de force un étonnement qui n'a plus rien de naturel, nous nous efforçons de démontrer les contradictions de ce monde devant des esprits élevés au nihilisme qu'aucune contradiction ne déstabilise plus.

La raison, qui consiste en une sorte de sortie de soi-même pour observer le monde, se décline au moins sur trois registres : elle est scientifique et métaphysique lorsqu'elle se tourne vers l'étant ; elle est politique lorsqu'elle se tourne vers la question du bien commun ; elle est morale lorsqu'elle se tourne vers la question de l'universalité. Autrement dit, elle est un effort de l'esprit pour emprunter un chemin qui n'est pas la pente naturelle de l'individu, et qui le contraint à s'élever plus haut que lui-même.

Devenir un citoyen, c'est cesser de n'être qu'un individu en lutte pour lui-même. Devenir un être moral, c'est cesser de n'agir que pour son intérêt. Devenir un être humain, c'est s'élever au-dessus de l'immédiateté et de la satisfaction facile de toute pulsion. Voilà (...) l'essence de l'enseignement de la philosophie. Eh bien c'est cette possibilité de devenir autre chose que ce que l'on est, d'être autre chose qu'un produit, qui est en péril aujourd'hui.

Et nous autres, jeunes enseignants de philosophie, sommes chaque jour plus épuisés de maintenir ce cap que personne ne nous demande de maintenir. "

Alain Finkielkraut :
"Je relisais un texte magnifique de Paul Ricoeur publié dans Esprit en 1955. «Qu'est-ce que je fais quand j'enseigne? Je parle. Je n'ai pas d'autre gagne-pain et je n'ai pas d'autre dignité; je n'ai pas d'autre manière de transformer le monde et je n'ai pas d'autre influence sur les hommes. La parole est mon travail, la parole est mon royaume.» Aujourd'hui, que dit-on au prof ? Tais-toi. Fais parler les élèves ou fais-les pianoter devant un écran. Accueille les intervenants extérieurs bien plus marrants que toi et, surtout, travaille en équipe. Sois un bon gars coopératif. Bref, mets fin, pour l'amour des gamins, au règne de la parole professorale dans l'enseignement."

Commentaires

Anonyme a dit…
Sur le pédagogisme : http://www.sauv.net/meuro.php

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