Abélard, l'Aristote chrétien du XIIe siècle
Tout le monde connaît l'histoire d'amour entre Abélard et Héloïse.
On peut lire l’"Historia calamitum", triste et douloureuse confession, où Abélard nous ouvre les secrets de sa vie et de son âme. Mais il faut surtout lire la correspondance entre les deux époux, retirés dans leurs monastères respectifs après leur séparation. (Cette correspondance a été établie et présentée par Régine Pernoud). Héloïse s'adresse à celui qui est toujours son époux, son bien-aimé, son « unique ». Une correspondance magnifique, l'un des cris d'amour les plus bouleversants qui m'ait été donné de lire.
Héloïse fut une jeune fille magnifiquement belle, douée, cultivée, passionnée, une épouse fidèle jusqu'à la mort, une mère aimante (elle éduqua elle-même son fils Astrolabe), la supérieure avisée d'un monastère gouverné avec intelligence, soucieuse de la formation et du développement intellectuels et spirituels de sa communauté, bref une femme accomplie et un modèle.
François Villon, dans sa fameuse « Ballade des dames du temps jadis » rend hommage à la « très sage Éloïse »
Et la "Chronique de Tours" rapporte que « sur le point de mourir, Héloïse ordonna que son corps fût déposé, après sa mort, dans le tombeau de son mari. Sa volonté fut exécutée. Lorsqu'elle fut portée dans le tombeau que l'on venait d'ouvrir, Abélard, qui était mort bien des jours avant elle, étendit les bras vers elle pour la recevoir et les ferma, en la tenant embrassée. » Les restes présumés des deux époux reposent dans un mausolée néo-gothique au cimetière du Père-Lachaise, depuis 1817.
A lire : le beau roman historique de Jeanne Bourin : Très sage Héloïse (Livre de poche)
On connaît moins par contre le génie philosophique et théologique d'Abélard.
1° La querelle des universaux
La question de la nomination des choses (c'est-à-dire la question du langage, en termes modernes) est une question philosophique centrale pour Abélard. Elle d'ailleurs été au coeur d'une grande controverse durant tout le Moyen Age, jusqu'à Guillaume d'Occam : la querelle des universaux, un problème directement hérité de Platon. L'universel est-il un mot ou bien une réalité concrète ? Ni l'un, ni l'autre, selon Abélard, fidèle en cela à son maître Aristote. L'universel n'est qu'un concept de l'esprit humain formé par abstraction à partir d'une réalité concrète.
Abélard illustre cette question avec un exemple devenu célèbre à notre époque depuis le roman d'Umberto Eco "Le nom de la rose".
Voici le résumé qu'en fait Jean Schumacher, du département de philosophie de l'UCL (Université catholique de Louvain) :
"S'il n'y avait plus la moindre rose dans le monde, le nom « rose » aurait toujours une signification pour l'entendement, quand bien même il n'y aurait rien à nommer, parce que la réalité singulière de la rose physique a existé avant son concept ; sans quoi, la proposition « il n'est point de rose » ne saurait avoir de sens. Cette question conduit au cœur du débat sur les universaux, qui oppose les philosophes nominalistes et réalistes : les concepts sont-ils antérieurs aux choses qui procéderaient d'eux ou bien n'ont-ils d'existence que purement verbale ? Les concepts existent-ils en dehors de notre esprit, de notre intelligence, ou ne sont-ils que des noms ? Pour le nominaliste, seuls existent des hommes concrets, des roses concrètes ; l'Humanité, la Rose ne sont que des noms, des moyens commodes d'organiser le réel ; pour le réaliste, l'objet concret, individuel, matériel n'est que l'expression d'une idée universelle qui existe en dehors de nous. Abélard sera l'initiateur d'une troisième voie, celle du « réalisme modéré » qui réconcilie la réalité ontologique de l'idée universelle abstraite (nomen) et la réalité psychologique de la chose individuelle concrète (res), en faisant valoir le travail intellectuel de l'abstraction, théorisé plus tard dans l'expression : « Ab individuis, universale abstrahitur »."Et selon Victor Cousin :
« Mais entre ces deux écoles qui se réfutent et se détruisent réciproquement, quel système élèvera donc Abélard ? Un seul est possible encore. Si les universaux ne sont ni des choses ni des mots, il reste qu’ils soient des conceptions de l’esprit. C’est là toute leur réalité ; mais cette réalité est suffisante. Il n’existe que des individus, et nul de ces individus n’est en soit ni genre ni espèce ; mais ces individus ont en soi des ressemblances que l’esprit peut apercevoir, et ces ressemblances, considérées seules, et abstraction faite des différences, forment des choses plus ou moins compréhensives qu’on appelle des espèces ou des genres. Les espèces et les genres sont donc des produits réels de l’esprit, ce ne sont ni des mots, quoique des mots les expriment, ni des choses en dehors ou en dedans des individus ; ce sont des conceptions. De là ce système intermédiaire qu’on a nommé le conceptualisme. »
Le Sic et Non, (le Oui et le Non), est un ouvrage d'Abélard retrouvé par Victor Cousin dans la bibliothèque d’Avranches (in Oeuvres inédites d'Abélard, 1836). Cet écrit n’est, comme l’indique son titre, qu’un recueil d’autorités contradictoires concernant les points principaux du dogme. Un tel dit ceci mais un autre dit le contraire. Que penser ? La réponse d'Abélard est surprenante d'audace et de sagesse.
Voici ce qu'il dit dans son prologue :
"J’entends bien, comme je l’ai décidé rassembler les divers écrits des saints Pères au fur et à mesure qu’ils me viendront à la mémoire. Certains textes qui apparaissent de prime abord dissonants susciteront des questions. Ils obligeront les lecteurs novices à un exercice de recherche de la vérité et les conduiront à plus d’acuité dans leur enquête. En vérité, la clé primordiale de la sagesse c’est de se poser des questions assidûment et fréquemment. S’emparer de cette clé doit être le souhait ardent des étudiants. Aristote, le plus perspicace des philosophes, les exhorte à le faire et, à propos du « prédicament de relation », il dit ceci :Abélard en appelle à la raison et au questionnement pour expliquer ces divergences. Ce n'est pas à un doute sceptique qu'il en appelle (comme Saint Bernard le lui reprochera injustement) mais bien à un doute méthodique, qui préfigure aussi bien Saint Thomas d'Aquin que Descartes et Pascal. Car Abélard n'a jamais varié sur un point : la foi précède la raison mais ne l'exclut pas, tout au contraire, elle l'appelle.
Il est sans doute difficile de trouver une solution à ces problèmes si on ne les a pas, à plusieurs reprises, examinés.
Douter de chaque point particulier n’est pas inutile.
En effet, en doutant nous venons à chercher et en cherchant nous percevons la vérité.
C’est aussi ce que dit la Vérité elle-même : Cherchez, dit-elle, et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira mat. 7,7 .Jésus lui-même ne nous donne-t-il pas son propre exemple pour nous instruire ? A l’age d’environ douze ans il a voulu qu’on le trouva assis au milieu des docteurs et les interrogeant. Il a voulu se montrer comme un disciple qui interroge plutôt qu’un maître qui enseigne, bien qu’il fût lui-même dans la pleine et parfaite sagesse de Dieu."
Commentaires
Au passage, c'est "Historia calamiTAtum" me semble-t-il.
Bonne continuation,
DF