La philo par le cinéma (2) Milgram et Verneuil


« I comme Icare » d’Henri Verneuil (1979) est un film policier qui comporte une séquence inspirée des expériences de Stanley Milgram en 1964, (docteur en psychologie sociale de l'université de Harvard, professeur à l'université de New York) sur la soumission à l’autorité. (Stanley Milgram, « Soumission à l’autorité », 1974, trad. Fr. 1974, réédition Calmann-Lévy, 2002.)


Le cinéaste d’origine arménienne, Henri Verneuil, a connu un triomphe précoce avec la Vache et le Prisonnier (1959). Cinéaste attitré de Fernandel, Verneuil va l'être aussi de Jean Gabin avec quatre films de légende : le Président (1956), Un singe en hiver (1962), (avecBelmondo), Mélodie en sous-sol (1963) et le Clan des Siciliens (1969) (avec Alain Delon). Il en est ainsi, également, pour Jean-Paul Belmondo que Verneuil dirige dans quelques-uns de ses plus grands succès : Cent Mille Dollars au soleil (1964), Week-end à Zuydcoote (1964), le Casse (1971), Peur sur la ville (1974) et le Corps de mon ennemi (1976).


L’histoire du film : A la suite de la mort d'un Président d'un Etat fictif, le procureur Henri Volney (Yves Montand) qui s'est penché sur ce décès refuse les conclusions du rapport établi par la commission et reprend l'enquête. Lors de son enquête, son suspect aurait passé des tests dans une université. Il décide de rencontrer le professeur qui dirige les tests et assiste alors à une séance d’expérimentation.


Sous le prétexte d’une enquête sur l’apprentissage et la mémoire, le professeur amène des hommes à infliger des chocs électriques d'une intensité croissante à des sujets dont on prétend tester les capacités de mémorisation au moyen de punitions. Concrètement, l’expérimentateur amène le sujet à infliger des chocs électriques à un autre participant, l’apprenant, qui est en fait un acteur et qui simule la douleur.


(Cette séquence de plus de 10 mn est visible sur Youtube.)


L’objectif de l’expérience est en fait de mesurer le niveau d’obéissance à un ordre immoral (torturer). Les participants sont ainsi amenés à participer de leur plein gré, mais sous l’influence d’une autorité (celle du savant), à des actes cruels envers des personnes innocentes. L'expérience consiste donc à mesurer le taux d'asservité de la population face à une hiérarchie.


Dans le film, le professeur révèle que : "63% des sujets sont obéissants, c'est à dire qu'ils acceptent totalement le principe de l'expérience et vont jusqu'à 450 volts ..."

Le procureur (Y. Montand) ajoute : "...ce qui signifie que dans un pays civilisé, démocratique et libéral, les 2/3 de la population sont capables d'exécuter n'importe quel ordre provenant d'une autorité supérieure ..."


L’expérience réelle de Milgram : Dans son livre, Milgram constate que 62,5% (25 sur 40) des sujets menèrent l’expérience à terme en infligeant à trois reprises les électrochocs de 450 volts (le maximum prévu) en dépit des plaintes de l’apprenant (l’acteur).


Quel enseignement tirer de ces expériences ? « Que des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction » (Milgram). Les véritables sujets de l’expérience de Milgram n’ont pas réellement torturé, mais ils ont cru le faire. Cette violence leur répugnait, et ils le disaient, mais ils ont accepté dans leur majorité d’en être les agents, et de déléguer leur responsabilité personnelle à l’université. Dans le conflit de valeurs où ils étaient placés, ils ont fait passer la légitimité conférée par l’autorité scientifique avant les principes moraux qu’ils avaient conscience de trahir.


" J'observai un homme d'affaires équilibré et sûr de lui entrer dans le laboratoire le sourire aux lèvre. En l'espace de 20 minutes, il était réduit à l'état de loque parcourue de tics, au bord de la crise de nerfs. Il tirait sans cesse sur le lobe de ses oreilles et se tordait les mains. A un moment il posa sa tête sur son poing et murmura "Oh mon dieu, qu'on arrête !" Et pourtant il continua à exécuter toutes les instructions de l'expérience et obéit jusqu'à la fin."


Milgram aboutit à la conclusion qu’il existe une tendance naturelle, dans certaines circonstances, à la docilité, à la servilité, à l’obéissance aveugle aux ordres : "Il suffit de quelques changements dans les manchettes des journaux, d'une convocation du bureau de recrutement, d'un ordre donné par un gradé, pour que des hommes soient sans grande difficulté amenés à tuer. Les simples forces réunies au cours d'une expérience de psychologie parviennent à neutraliser efficacement l'influence des facteurs moraux. Ceux-ci peuvent d'ailleurs être assez aisément écartés grâce à une restructuration soigneusement calculée de l'information et de l'environnement social." (La soumission à l'autorité)


L’interprétation philosophique


D’après Michel Terestchenko (dans "Un si fragile vernis d'humanité" Editions La Découverte, 2005), c'est cette présence à soi qui explique que certains, pas plus mauvais que d’autres mais dépourvus de cette fidélité à soi, furent commandants de camps d’extermination, tandis que d’autres, qui n’avaient pourtant pas l’air de saints, furent des Justes.


Et si l’altruisme était l’inverse de la déprise, laquelle est surtout réclamée par les systèmes totalitaires ou les institutions aliénantes ? S’il signifiait plutôt bienveillante relation à soi dans laquelle, par souci d’estime de soi, de fidélité à ses convictions les plus intimes, on accordait ses actes à son image de soi ? C'est la thèse du philosophe Michel Terestchenko, rejoignant par là indirectement Ayn Rand (voir mon précédent article) qui condamne l'altruisme sacrificiel mais défend la vertu de fierté et la capacité de rébellion face au conformisme et à la soumission :


« L’altruisme n’exige pas la déprise, l’anéantissement, la dépossession de soi, le désintéressement sacrificiel qui s’abandonne à une altérité radicale (Dieu, la loi morale ou autrui). L’abandon, la déprise de soi, est au contraire l’un des chemins qui mènent le plus sûrement l’individu à la soumission, à l’obéissance aveugle et à la servilité. Seul celui qui s’estime et s’assume pleinement comme un soi autonome peut résister aux ordres et à l’autorité établie, prendre sur lui le poids de la douleur et de la détresse d’autrui et, lorsque les circonstances l’exigent, assumer les périls parfois mortels que ses engagements les plus intimement impérieux lui font courir.


À la définition de l’altruisme comme désintéressement sacrificiel qui exige l’oubli, l’abnégation de soi en faveur d’autrui – définition que la tradition morale et religieuse a presque unanimement consacrée –, les résultats des recherches entreprises sur ce sujet nous invitent à substituer celle-ci : l’altruisme comme relation bienveillante envers autrui qui résulte de la présence à soi, de la fidélité à soi, de l’obligation, éprouvée au plus intime de soi, d’accorder ses actes avec ses convictions (philosophiques, éthiques ou religieuses) en même temps qu’avec ses sentiments (d’empathie ou de compassion), parfois même, plus simplement encore, d’agir en accord avec l’image de soi indépendamment de tout regard ou jugement d’autrui, de tout désir social de reconnaissance. L’altruisme comme relation cohérente entre les formes de sympathie éprouvées et les principes éthiques, parfois religieux, de l’obligation de secours, une cohérence qui se traduit par des actes effectifs (et allant bien au-delà de la simple intention), comme respect de soi reposant sur cette cohérence maintenue par l’image de soi, tels sont les aspects principaux de la nouvelle définition que nous voudrions avancer.


Si l’altruisme n’exige pas de chacun le sacrifice de soi, de ses aspirations, de ses désirs les plus profonds, y compris le désir du bonheur – sacrifice que réclament toujours les institutions aliénantes –, c’est qu’il conduit à l’épanouissement de soi, entendu comme accomplissement de l’une des plus hautes capacités de l’être humain : la capacité de prendre sur soi la souffrance d’autrui. Seul un être pleinement accordé à soi peut assumer pareil risque. Et dans ce risque assumé qui accepte l’éventualité que soit mis en péril la préservation de soi, c’est-à-dire sa propre existence, se fraye la voie d’une plus essentielle réalisation de soi, en sorte que le risque altruiste, quoiqu’il doive parfois affronter jusqu’à la possibilité de la mort, n’a en réalité rien de sacrificiel. »

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