Emmanuel Levinas et l'euthanasie
La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel : tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière en terminale.
Depuis février 2006, deux fois par mois, Le Devoir (journal québécois) propose à des professeurs de philosophie ou d'histoire de relever un défi : décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Alors que le débat sur l'euthanasie est toujours prêt à resurgir, le professeur de philosophie Thomas De Koninck évoque la pensée d'Emmanuel Levinas.
- À partir d'un sondage effectué auprès des médecins spécialistes, on affirmait cette semaine que 75 % d'entre eux seraient favorables à la légalisation de l'euthanasie. Pour vous, ce mot a une consonance avec un adjectif terrifiant, «nazi». Et ce, même si les deux mots n'ont aucune racine commune.
Thomas De Koninck. Aucune parenté lexicale, en effet. Mais la consonance, comme vous dites, nous rappelle que le nazisme a réintroduit en Occident la pratique euthanasique: le procès de Nuremberg a révélé que, de 1939 à 1941, les nazis ont supprimé plus de 70 000 personnes en alléguant que leur vie était «sans valeur».
Il ne faut pas manquer de lire à ce sujet le désormais classique ouvrage de Vivien Spitz sur les médecins nazis, Doctors from Hell. Par la même occasion, il faudrait se demander pourquoi, en revanche, le serment d'Hippocrate est si clairement opposé à l'euthanasie: «Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d'y recourir.»
- Les nazis, au fait, ont emprisonné Emmanuel Levinas (1905-1995), dont la conception de la mort, selon vous, pourrait en faire un opposant à l'euthanasie.
Oui. On ne parle pas seulement d'euthanasie aujourd'hui, mais de «suicide assisté». Or que dit Levinas du suicide? Il soutient que c'est «un concept contradictoire». Pourquoi? C'est toute sa conception de la mort qui est en cause ici. Il y a, selon lui, une «impossibilité d'assumer la mort». Plusieurs auteurs estiment que la mort est «néant». Justement, pour Levinas, «le néant est impossible».
L'angoisse n'est donc pas de mourir, mais bien plutôt de ne pas mourir. «Le maintenant, c'est le fait que je suis maître, maître du possible, maître de saisir le possible. La mort n'est jamais maintenant», écrit-il. À ses yeux, Hamlet, de Shakespeare, est un «long témoignage» de l'impossibilité d'assumer la mort. «"To be or not to be" est une prise de conscience de cette impossibilité de s'anéantir.» Levinas alla jusqu'à prononcer cette phrase magnifique: «Il me semble parfois que toute la philosophie n'est qu'une méditation de Shakespeare.»
Philosophie du visage
- Si je comprends bien, je ne connaîtrai ma mort que lorsque, vivant toujours, je mourrai -- dans l'instant même de ma mort -- mais la conscience de la mort ne peut autrement être que celle d'autrui.
C'est une bonne façon de le résumer. D'ailleurs, Levinas a su mettre admirablement en relief la dimension éthique des rapports proprement humains; à l'instar de la beauté, la vulnérabilité de l'humain en tant que tel, oblige. Cela apparaît avant tout dans la saisie du visage humain. Son premier grand ouvrage, Totalité et infini, parle longuement du visage, qui est donné à la vision d'autrui, jamais à soi. Je ne verrai jamais mon propre visage, sinon en des reflets. Notre propre corps est tourné d'emblée vers l'autre.
Ce «face-à-face» démontre aussi bien qu'autrui est celui ou celle que je ne peux pas inventer. Il résiste de toute son altérité à sa réduction «au même que moi». À proprement parler, envisager n'est pas fixer du regard le front, le nez, la bouche, le menton, etc., mais c'est fixer avant tout les yeux; et plus exactement leur centre, la pupille, et ainsi le regard de l'autre, qui est au-delà de la perception. L'accès au visage ne se réduit justement pas à la perception sensible. Le regard y voit un regard invisible qui le voit.
- C'est donc cette philosophie du visage qui le rendrait rétif à l'euthanasie et au suicide assisté.
Je le crois, car pour lui, il y a dans le visage une «pauvreté essentielle». Il est nu et dénué, exposé et menacé -- dépendance qu'on essaie parfois de masquer en prenant des poses ou en tentant de se donner une contenance. Il n'empêche que le visage a un sens à lui seul. Dans les yeux sans défense de l'autre se lit le commandement «Tu ne tueras point», interdiction qui ne rend pas le meurtre impossible, certes, car il s'agit d'une exigence éthique, mais qui explique pourquoi le meurtrier est incapable de regarder sa victime dans les yeux.
Responsabilité pour autrui
- On invoque aujourd'hui des raisons humanitaires pour justifier l'euthanasie. Au fond, c'est par altruisme qu'on donnerait la mort. J'ai l'impression, en vous écoutant, que Levinas verrait les choses autrement.
Ça me semble clair. Soulignons que la responsabilité pour autrui est un des thèmes principaux du dernier grand ouvrage de Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (titre qui renvoie expressément au VIe livre de La République, où Platon déclare que le bien est «au-delà de l'essence»). Ce thème va de pair avec celui du visage et revêt lui aussi, aujourd'hui, une pertinence accrue du fait des débats actuels et à venir autour de l'euthanasie et du suicide assisté.
- Je ne suis pas certain de comprendre. Pouvez-vous expliquer davantage le lien que vous faites?
Dans l'optique de Levinas, la prise de conscience de ma responsabilité première découle de l'analyse du visage. Dès lors qu'autrui me regarde, au sens que je viens de décrire, j'en suis responsable; bien plus, «la responsabilité est initialement un pour autrui», écrit-il dans Éthique et infini.
La relation entre nous est même asymétrique: «Au départ peu m'importe ce qu'autrui est à mon égard, c'est son affaire à lui; pour moi, il est avant tout celui dont je suis responsable» (Entre nous, p. 123). C'est à partir du visage, de ma responsabilité pour autrui, qu'apparaît la justice, ou, mieux, l'équité -- chaque autrui étant unique -- et que se révèle, plus profondément encore, «la sagesse de l'amour».
Être responsable, le mot l'indique, c'est répondre «de», mais c'est d'abord répondre «à». Autrement dit, je suis obligé de répondre à l'appel du visage de l'autre, à son autorité, à sa commande, tout particulièrement à travers la souffrance.
n Justement, si la souffrance de l'autre devant moi est intolérable, si sa vie n'est plus que souffrances et que son visage dit qu'il veut en finir, que faire?
Oh, chez Levinas, le regard interdit le meurtre. Même chez celui ou celle qui demanderait qu'on soulage sa souffrance en le ou la faisant mourir, son regard dirait le contraire.
Il ne faut pas conclure que c'est une optique qui ignore la souffrance, bien au contraire. Levinas marque avec force le fait que «la souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de l'instant de l'existence», et qu'il y a dans la douleur et la souffrance une «absence de tout refuge», une «impossibilité de fuir et de reculer».
Je crois qu'on peut voir ici toute la portée de la remarque suivante de Levinas, en parfaite cohésion avec les précédentes: «L'épreuve suprême de la liberté n'est pas la mort, mais la souffrance» (Totalité et infini, p. 216). C'est à cette épreuve de la souffrance que médecins, infirmières ou infirmiers et toute personne humaine concernée ont à répondre, en réalité.
- En somme, selon vous, dans une perspective lévinassienne: d'accord pour soulager les souffrances, mais certainement pas en donnant la mort.
Tout à fait. La douleur peut avoir des effets aliénants, on le sait. En atténuant les souffrances sans toutefois rendre inconscient, les soins appropriés peuvent procurer une détente psychique et organique propice à une meilleure présence à soi (et aux autres) en cet instant crucial.
Comme dit Tolstoï dans La Mort d'Ivan Illich, «l'importance de cet instant est définitive». Car il s'agit de l'instant où l'on peut encore tout accepter et se réconcilier, ou tout rejeter, selon le cas; l'instant de la toute dernière chance de reconnaître, voire de donner, en son for intérieur, un sens définitif à sa vie, quoi qu'il paraisse à l'extérieur.
Ma responsabilité pour autrui atteint son point culminant devant sa mort, ce dernier acte de la vie humaine qui appartient à l'ensemble de celle-ci et détermine tout ce qui a précédé, en bien ou en mal. De sorte qu'on ne devrait jamais empêcher qui que ce soit de le vivre aussi librement que possible, et qu'on doit au contraire favoriser du mieux qu'on peut l'exercice de cette liberté.
- Malgré tout, vous ne diriez sûrement pas que les partisans contemporains de l'euthanasie sont des nazis? En tout cas, dans le monde actuel, avec les technologies dont nous disposons, avec les procédures strictes pour s'assurer du consentement du souffrant, l'euthanasie est-elle encore un meurtre?
Il ne faut pas craindre de reconnaître aux mots leur sens exact. Euthanasier, c'est donner la mort. Le suicide assisté, comme le suicide tout court, est un homicide. En se tuant, seul ou se faisant aider, on tue un être humain.
Il est vrai que la demande d'euthanasie sous l'empire de la douleur et de la souffrance est un appel à la responsabilité pour autrui. Mais justement, cela impose d'interpréter correctement cette demande. Et ce n'est pas facile. Je crois que, la plupart du temps, cela appelle autre chose que la fin de la vie.
Pensons à la fable de La Fontaine, La Mort et le bûcheron, reprise d'Ésope, où il décrit un malheureux qui appelle «la mort à son secours», mais qui n'en veut plus du tout aussitôt qu'elle se montre. «Plutôt souffrir que mourir» sera son dernier mot. Or un mémoire sur l'euthanasie et le suicide assisté, présenté par un groupe de médecins le 27 août dernier, va dans le même sens. On y lit que «la pratique de la médecine nous enseigne que les patients qui expriment le désir de mourir le font le plus souvent parce qu'ils ont besoin de réconfort, qu'ils sont déprimés ou que leurs symptômes ou leurs douleurs ne sont pas bien contrôlés. [...] Les patients qui demandent à mourir changent aussi souvent d'idée avec le temps.»
La dignité est inaliénable, du commencement à la fin de la vie
- Malgré ce risque, plusieurs estiment que l'euthanasie permet de mourir dans la dignité.
Comme si quelqu'un de souffrant avait perdu sa dignité. Non, celle-ci est inaliénable. Le visage humain et la responsabilité qu'il engage obligent au contraire au respect absolu de cette dignité de tout être humain, quel qu'il soit, à tout instant de sa vie.
Sans compter qu'il faudrait être bien naïf pour ne point entrevoir les abus auxquels la légalisation de l'euthanasie donnerait lieu. Quelle belle façon de se débarrasser de quelqu'un afin d'accélérer un héritage, par exemple, que de prétendre qu'il ou elle nous a supplié de faire le beau geste humanitaire de soulager sa souffrance en l'euthanasiant -- d'autant plus désintéressé que ce fut à sa demande expresse! Comment ne pas anticiper la pente glissante vers la barbarie où conduit, une fois légalisée, la possibilité d'éliminer en douce, le regard clair, celles et ceux que la faiblesse, la pauvreté, les handicaps vouent à une vie jugée désormais «sans valeur» par les puissants qui en décideront.
Vous invoquiez plus tôt la technologie. Notre monde actuel, si riche en techniques, est taraudé par une grave incapacité de donner un sens à la souffrance et à la mort, de donner, à vrai dire, un sens à la vie humaine elle-même, pour soi-même et pour les générations qui suivent.
Au contraire, grâce à des pensées comme celle de Levinas, on retrouve une définition de la philosophie très ancienne: meletê thanatou (Platon, Phédon, 81 a 1), ce qui signifie «méditer sur» ou «s'exercer à la mort».
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Thomas De Koninck est professeur à l'Université Laval et est titulaire de la Chaire «La philosophie dans le monde actuel». Dernier ouvrage paru: Aristote, l'intelligence et Dieu, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
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