Leçons philosophiques des élections américaines


L'Amérique est en train de vivre une nouvelle révolution politique, comme elle en a le secret. Après la révolte antifiscale des années 70, la "Reagan Revolution" des années 80, la victoire des Républicains au Congrès en 1994 sous Clinton, la vague des néo-cons avec Bush Jr, aujourd'hui c'est Sarah Palin et le "Tea Party Movement" qui dominent la scène politique, imprimant durablement un style et un discours novateurs. Les démocrates ainsi que les républicains classiques (centristes) sont complètement dépassés par le phénomène et perdent un à un tous leurs soutiens populaires. Pas moins de huit candidats républicains classiques ont été battus par des candidats du Tea Party, inconnus du grand public. (voir ici sur Christine O'Donnell)

Sur ce sujet, il faut lire l'article de mon collègue philosophe Henri Hude, ancien directeur du collège Stanislas et actuel professeur à l'école des officiers Saint-Cyr-Coëtquidan. En séjour au centre de formation des officiers de la Navy, près de Washington, il a pu assister en direct aux événements de ces dernières semaines. Il en tire quelques leçons philosophiques intéressantes sur les médias, le doute méthodique et la démocratie.

Je reproduis ici quelques extraits à partir de son blog :


Pour aider les parents à parler philosophie en famille, je continue mon commentaire philosophique des élections américaines (sans prétendre le moins du monde à la qualité d'analyste politique).  
Ce qui se passe en ce moment (septembre 2010) aux Etats-Unis est important. On sent que ce ne sont pas des élections comme les autres. Une seconde révolution conservatrice s’est probablement mise en marche, qui va plus loin que la précédente (1994). Ce vaste mouvement risque de dominer les dix prochaines années. En quoi consiste-t-il, que peut-il nous apprendre, c’est ce qu’il faut comprendre. Et pour cela, il faut sortir de la "Matrice", je veux dire, voir plus loin que l'image médiatique.
Importance de l’esprit critique 
Tout le monde en France a entendu les médias parler de Sarah Palin et du mouvement « Tea Party ». Ce qu’ils en disent nous informe correctement sur leurs propres préjugés ou sur la direction qu'ils veulent imprimer à l'opinion, mais assez peu sur la réalité qu’ils sont censés décrire. (...)
Samedi dernier, j’ai pu directement entendre parler sur c-span, pour la première fois de ma vie, et sans coupures, Sarah Palin, durant environ une heure, à Des Moines, Iowa, où elle était l’invitée du « Dîner annuel Ronald Reagan ». N’étant pas citoyen américain, je n’ai pas à me passionner pour elle ou contre elle (et d’ailleurs, si je l’étais, ce serait pareil). Ce dont je peux témoigner, c’est que ce que j’ai vu et entendu n’avait presque rien à voir avec ce que j’avais entendu dire par les médias français. Mais c'est dans une autre lettre que je parlerai à fond du contenu politique du discours conservateur américain, et de ce qui me semble en être les forces et les faiblesses.
Le doute cartésien appliqué aux médias  
La première chose à bien faire comprendre aux jeunes, selon moi, c’est que  le pouvoir et tout ce qui y touche ne sont pas, sauf rarement, ce qu’ils paraissent être, quand ils sont aperçus à travers le prisme des médias d’aujourd’hui, qu’on imagine naïvement n’être qu’une fenêtre ouverte sur le monde. 
Le « doute », selon Descartes, consiste à s’habituer à penser, méthodiquement, que ce qu’on voit n’existe pas comme on le voit. Ce que nous voyons ne serait jamais la même chose que ce qui existe. C’est là souvent une exagération sans nuances, car la raison sensée est au contraire réaliste. Il faut savoir douter du "doute cartésien", si l’on veut être un esprit critique. (...) Ceux qui s’imaginent douter de tout sans douter aussi du « doute », sont en réalité des gens qui ne doutent de rien. Leur « doute » n’est qu’une matrice à préjugés.   
Pourtant, il y a un domaine dans lequel il y a vraiment lieu d’appliquer le doute cartésien dans toute sa rigueur : c’est celui de nos relations avec les médias, surtout avec les grands canaux de télévision.
"Qui dirige les opinions des hommes, disait Hobbes, dirige leurs actions". Il conditionne leur confiance ainsi que leur obéissance. Cette obéissance et cette confiance maintiennent les pouvoirs en place. Ces pouvoirs détiennent la clé de la bourse commune de la société. Ils contrôlent l'attribution d'une infinité de places et de contrats. C'est par l'intermédiaire des médias (jusqu'à ce jour) qu'ils gardent ou perdent le pouvoir. Et les médias sont aussi un immense pouvoir. Les uns et les autres, rivaux et solidaires, ont donc tant d'intérêt à mentir, et ils sont si souvent vagues et inexacts, qu'on aura toujours du mal à les croire, par suspicion légitime, par simple prudence, tant qu'ils ne donneront pas plus de signes non équivoques de leur sérieux intellectuel et moral, de leur désintéressement et de leur sens du bien commun.   
C’est un pouvoir réel, et très réel, que celui de produire de l’illusion, de l’émotion et de la réaction, par la projection d’une image qui active surtout la part infra-rationnelle de l’homme. Au lieu de réagir à l’image médiatique d’un pouvoir (comme un taureau au chiffon rouge), la bonne méthode est de douter presque systématiquement de cette image, de comprendre comment et pourquoi elle a été fabriquée, par quel pouvoir, en vue de quels effets.  
La liberté responsable de la presse en démocratie durable
La seconde chose importante, c’est de faire comprendre aux jeunes qu’une société libre a besoin de citoyens raisonnables, possédant une image du réel suffisamment vraie. Sans une image vraie, il ne peut y avoir d’action adaptée, donc de réussite, non plus que d’action juste.  
Une société libre ne peut donc pas durer sans la liberté responsable d’une presse, y compris télévisée, digne de ce nom et inspirant aux citoyens une confiance justifiée. Digne de ce nom et digne de confiance, c'est-à-dire :
- qui se sente des responsabilités par rapport à la vérité, la justice et la sécurité nationale,
- qui ne soit pas polluée par la continuelle confusion avec le divertissement ;
- qui ne soit pas structurée par le souci de rentabilité financière, ni dominée par la volonté de puissance, ni aveuglée par des platitudes idéologiques. – Mais revenons à l’Amérique.  
Un formidable coup de balai  
Commençons par des faits. Les élections primaires (août-sept 2010) ont été marquées par la défaite retentissante d’un grand nombre de politiciens chevronnés. Le phénomène s’est produit (on ne le note pas assez), du côté des Démocrates comme du côté des Républicains, mais avec une intensité différente. Des caciques apparemment indéboulonnables ont été pulvérisés par des inconnus.
La victoire la plus étonnante, du côté des Républicains, fut celle de Christine O’ Donnell, dans l’Etat du Delaware. Il s’agissait de désigner le candidat du parti républicain (du « Grand Old Party », GOP) au Sénat. Christine O’ Donnell a éliminé contre toute attente un vieux routier de la politique, Michael N. Castle, à l’implantation incomparable, expérimenté, appuyé sur tout l’appareil national et local du parti républicain (GOP). Marco Rubio, en Floride, avait réussi la même performance, en surclassant si bien Charlie Crist, que ce dernier a jeté l'éponge avant le vote. Il se présente aujourd'hui comme candidat indépendant.
Si l’on réfléchit bien, ce n’est pas si nouveau. Déjà, il y a deux ans, Barak Obama s’était imposé contre l’appareil démocrate, qui soutenait Hillary Clinton. Et si le peuple a préféré Barack Obama à John Mac Cain, c’est sans doute aussi pour la même raison.  
Un cas d’école de combat politique féroce  
Le pouvoir est l’objet d’une lutte, aussi âpre que ses enjeux en sont vastes. Les jeunes doivent le savoir et ne pas s’en scandaliser. S’ils veulent servir un jour dans la vie politique, ils doivent être prêts à recevoir des coups et à en rendre. 
Tous les journaux ont souligné la dureté des affrontements entre les Républicains dans le Delaware ("the race turned nasty").  Pour illustrer ce point, je résume l’histoire de cette campagne, d’après le Washington Post, le New York Times, USA Today et le Washington Times. Voici qui est Christine O' Donnell, si je comprends correctement les journaux.   
Christine n’est pas sûre de descendre du singe en ligne directe. C’est intolérable. Et même au cas où elle descendrait du Bonobo, elle n’aurait aucune envie d’y remonter.  
Quand elle avait entre 10 et 19 ans, elle a fait plusieurs fois campagne en faveur de la chasteté des adolescents. Les médias rapportent les propos scandaleusement moraux qu’elle tenait à 15 ans. Elle en a 41. Mais on ne va pas critiquer les médias, pour une fois qu’ils ne se laissent pas engloutir par l’obsession de l’actualité. Christine est célibataire sans enfant. L’investigation n’arrive pas à en dire plus. La conclusion qui s’impose est qu’elle doit avoir de sérieux problèmes psychologiques. D’ailleurs, la moindre photo d’elle le prouve sans équivoque.  
Ses relations avec le fisc sont  épineuses (il aime beaucoup  la contrôler, la redresser, et elle ne l’aime pas ; elle prétend qu’elle a payé mais suppose qu’il y a eu des problèmes d’ordinateur ; le fait est qu’elle a remboursé). Tout a été passé au peigne fin. On en a parlé pendant des semaines. Ses diplômes universitaires ont été contestés. Vérification faite, il s’avère qu’elle n’a pas reçu ses diplômes, durant dix ans, parce qu’elle a laissé impayée, pendant longtemps, une dette envers l’université où elle avait étudié et elle n’a fini par le faire qu’à travers une saisie sur salaire. Elle n’a pas pu faire face, non plus, aux échéances de son emprunt pour payer sa maison.
Ce portrait, note le New York Times, ou cette caricature, l’ont curieusement rendue sympathique à l’électeur. Comme elle, beaucoup de gens ont perdu leur maison, faute de pouvoir rembourser leur emprunt. Comme elle, beaucoup ont eu du mal à payer leurs études ou celles de leurs enfants. Et puis, de plus en plus de gens pensent que la plupart des politiciens sont caractériels. Si Christine l’était aussi, elle ne présenterait en cela pas de signe trop distinctif.  
Selon les mêmes journaux (Washington Post, New York Times, etc.), l’establishmentrépublicain a tout fait pour faire battre Christine O’ Donnell. Il ne lui a pas donné un sou, sauf le maximum possible, une fois qu’elle a été nominée. Des leaders républicains de premier plan (tel Karl Rove, l’ancien directeur des campagnes de G. Bush II) ou locaux (tel le grand cacique du parti en Delaware) l’ont publiquement déclarée inapte à être élue et traitée de déséquilibrée (« nutty »).  
Le Washington Post observe que Karl Rove n’a jamais montré une telle agressivité envers aucun de ses opposants démocrates. Cela ne prouve pas de Karl Rove n’ait pas raison, au sens où ce choix va peut-être coûter la victoire aux Républicains en novembre, dans le Delaware. Et le basculement de la majorité au Sénat peut tenir à une voix. Mais cette acrimonie est sans doute le signe que quelque chose de plus est ici en jeu. 
En tout cas, voilà (aussi) ce que sont le pouvoir et la politique. Il faut le dire aux jeunes. Il faut leur dire aussi que cette dureté n’est pas en tout négative. Un leader politique doit être assez fort pour pouvoir résister à de fortes pressions. La compétition n’est pas en elle-même une mauvaise chose. Si elle est très dure, les élections seront sélectives de caractères trempés.

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