Pourquoi la démocratie libérale est un concept occidental

La désacralisation du pouvoir en Europe a été le fruit du judéo-christianisme, le concept même de laïcité vient de la Bible. Et c'est la raison pour laquelle la démocratie n'est apparue, et ne peut probablement s'épanouir, qu'en Occident. 

Ce point est souvent très controversé mais a été remarquablement mis en lumière par un penseur australien, Graham Maddox, dont Philippe Nemo expose les idées dans Qu'est-ce que l'Occident ? 
Ce sont les prophètes hébreux--probablement, dit Maddox, parce que l'érection de la confédération des douze tribus en État monarchique ne fut pas un phénomène endogène, mais un emprunt artificiel aux institutions des peuples proche-orientaux voisins-- qui inaugurèrent la division et la lutte féconde du "pouvoir spirituel" et du "pouvoir temporel". Le prophète ne se soumet pas au pouvoir du roi. Il n'hésite pas à aller interpeller celui-ci jusqu'en son palais ; le roi ne peut s'en débarrasser, car il sait qu'il se heurterait alors au peuple. Tous les livres historiques de la Bible montrent que les deux pouvoirs ne peuvent décidément se fondre dans quelque figure de monarchie sacrée ou de "césaropapisme".
Nous avons dit plus haut pourquoi il en est ainsi : c'est que le pouvoir temporel, en tant que tel, ne participe pas à l'économie du salut. Celui-ci dépend de la seule conversion intérieure des hommes à laquelle travaillent les prophètes et les saints.L'État a pour mission de faire régner l'ordre, d'empêcher que la société ne devienne un enfer ; mais il n'a pas en mains les clefs du paradis. L'oeuvre de salut se situe sur un registre définitivement décalé de toute politique. [...]
L'État gère l'existant, les prophètes et les saints préparent l'avenir. Toutes les sociétés chrétiennes comporteront cette irréductible césure. 
Or Maddox a montré que c'est là le ressort profond de la naissance des démocraties aux Temps modernes. Si le thomisme et le néothomisme de la Seconde scolastique, qui ressuscitent le jusnaturalisme antique, furent le point de départ des doctrines libérales en Europe, il n'y a pas de doute que la démocratie, elle, est venue surtout du terreau calviniste. Dans les écrits des Huguenots français, des révoltés néerlandais, des Puritains anglais, de tous les prédicateurs de la Révolution américaine, tous calvinistes formés à un vétérotestamentisme exacerbé, il n'est question que des "saints" qui doivent combattre les idoles monarchiques et la "Babylone de péché" qu'est l'État. Seul est sacré ce "reste saint d'Israël" que sont les élites morales et intellectuelles de la société civile, qui, tout à la fois prennent à témoin l'opinion publique.
Les hommes de l'État n'ont et n'auront jamais aucun monopole ni privilège dans le discernement du Vrai, du Beau et du Bien. Les gouvernants, en effet, sont non seulement des hommes comme les autres, mais des hommes potentiellement pires, parce qu'ils sont exposés, du fait qu'ils possèdent un plus grand pouvoir, à pécher plus gravement. Ainsi serait-il fou de leur postuler quelque science infuse, une inspiration ou une vocation qui justifieraient qu'ils soient placés au-dessus du droit commun. Il faut, tout au contraire, les contrôler pour les empêcher de nuire et, pour cela, instaurer des institutions telles qu'aucun d'eux ne puisse acquérir à lui seul trop de pouvoir. Le suffrage universel, la régularité périodiques des élections, la responsabilité collégiale du gouvernement devant l'assemblée des représentants du peuple sont l'incarnation institutionnelle la plus simple et la plus sûre de ce contrôle permanent de l'État par la société civile. Comme cela risque de ne pas suffire, il faut réserver explicitement la possibilité, en outre, d'un recours insurrectionnel, ce que fait Locke par sa théorie du "droit de résistance à l'oppression" (droit que la Déclaration française de 1789 inclura dans les droits naturels fondamentaux de l'homme). Ainsi, l'État n'est légitime que s'il ne prétend plus être un absolu et s'il se contente d'un statut instrumental. Telle est la matrice de la démocratie.
On peut donc vraiment dire que c'est l'esprit biblique qui, successivement par la Révolution papale et par les révolutions calvinistes, a accompli la désacralisation de l'État. [...] 
En résumé, la démocratie est née sur un sol culturel où figuraient la conviction et la doctrine de la faillibilité humaine, du droit de l'humanité à aspirer à un avenir meilleur, de l'illégitimité du pouvoir politique à assumer par lui-même cet avenir et à constituer l'horizon dernier de la vie humaine. Là où n'existe pas ce terreau intellectuel et moral, c'est-à-dire dans la plupart des civilisations non occidentales, on peut réellement douter que la démocratie s'enracine, du moins dans la forme que nous lui connaissons."
NEMO, Philippe, Qu'est-ce que l'occident ? pp. 78-82

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