De l'antilibéralisme primaire chez les intellectuels et certains catholiques (normaliens)
Mon cher ami Kaplan, avec qui j'ai eu d'excellents échanges par blogs interposés, vient de publier un article auquel je suis particulièrement sensible. Il rappelle utilement à tous les ayatollahs qui se réclament de l'abbé Lacordaire (XIXe siècle), sans l'avoir lu et en s'appuyant sur wikipedia, que celui-ci ne fut pas l'antilibéral qu'ils se plaisent à décrire. Je cite Kaplan :
" Le Révérend-Père Lacordaire se méfiait des gouvernements humains... il considérait que la propriété privée des moyens de production était un droit consacré par l’Évangile et qu’en priver un homme revenait à le réduire à l’état d’esclave... il s’opposait vigoureusement aux idées collectivistes dont il pressentait déjà le potentiel de dérive autocratique... il se prononçait contre toutes formes de redistribution autoritaire des richesses, plaidait pour une société fondée sur le libre-consentement et fut un ardent défenseur de la liberté religieuse, de la liberté de l’enseignement et de la liberté de la presse."
Il faut aussi revenir sur un mot célèbre du philosophe Donoso Cortès au Parlement espagnol (30 janvier 1850) : « Le socialisme est fils de l'économie politique, comme le vipereau de la vipère, lequel, à peine né, dévore celle qui vient de lui donner la vie » (Œuvres, Paris, 1862, t. I, p.386).
Cette thèse, selon laquelle l’économie politique serait inconciliable avec la morale chrétienne et aurait engendré le socialisme revient constamment sous la plume des antilibéraux de droite, souvent catholiques. Ces derniers ignorent tout des réalités économiques et se complaisent dans un moralisme purement incantatoire, exactement comme Sartre, Bourdieu et les intellectuels marxistes des années 60.
C'est le cas par exemple récemment d'un catholique, normalien, agrégé de philosophie et adjoint au maire de Versailles. Il écrit : "Cet ultralibéralisme nous a entraînés dans la crise écologique et économique que nous traversons. Il a écrasé les plus faibles et produit des injustices inouïes. Il nous a conduits à détruire notre propre environnement, dans l’aveuglement consumériste qui nous saisissait." Bref, à l'entendre le libéralisme serait la cause de tous nos maux.
Mais de quel libéralisme parle-t-il ? Je le cite : "Son credo était la consommation, son obsession, la dérégulation, sa référence, l’individualisme".
Une petite leçon d'économie s'impose :
1° La consommation est un thème typiquement keynésien (étatisme pur jus). C'est l'influence de Keynes qui a poussé les gouvernements à augmenter toujours plus la masse monétaire et les dépenses publiques, dans l'espoir de relancer la consommation. Résultat : l'inflation, les bulles économiques à répétition, le copinage des banques avec le pouvoir, l'épargnant spolié et finalement les Etats ruinés par leur dette abyssale.2° La dérégulation est un mythe. L'augmentation des réglementations est au contraire le fait massif des ces 40 dernière années dans nos démocraties. Cette inflation législative a une cause : la volonté des politiques d'assurer leur réélection, de satisfaire les intérêts de groupes de pression bien organisés. Les économistes de l'Ecole du Public Choice l'ont bien montré.3° Enfin l'individualisme irresponsable est une pure production de l'égalitarisme démocratique, comme l'a bien montré Tocqueville. Plus les hommes sont égaux, plus ils se replient sur eux-mêmes, demandant à l'Etat toujours plus d'assistance et de protection sociale. Relisez vos classiques mon cher collègue, avant de nous ressortir vos poncifs à la Bourdieu.
Le malheur des intellectuels français, disait Aron dans cette vidéo (voir à partir de 0.48 mn), c'est qu'ils n'ont jamais lu une ligne d'économie digne de ce nom, ils sont déconnectés des réalités concrètes et ils rêvent d'une solution totale des problèmes sociaux... c'est un normalien qui le dit et un ancien ami de Sartre ! (Cf. aussi ce magnifique extrait de J.F. Revel, sur les "piètres truismes" et les "âneries" de ses collègues).
Heureusement, tous les catholiques ne sont pas ignares en économie ! En réponse à Cortès, l'économiste catholique Daniel Villey (frère de Michel Villey, grand historien du droit), écrivait dans les années 50 :
"Nous estimons, quant à nous, que la question est mal posée. Démontrez, si vous pouvez, que l'économie politique est une prétendue science qui n'a découvert que des erreurs, et alors nous vous l'abandonnerons : mais si elle est une science véritable, s’il faut tenir pour exactes des relations qu’elle découvre ou des propositions qu’elle formule, nous ne pouvons pas admettre l’antagonisme prétendu de la vérité scientifique et de la vérité religieuse, parce que la contradiction de deux vérités serait un monstre logique dont la simple hypothèse révolte le bon sens." (D. Villey, L’économie de marché devant la pensée catholique, 1954)
Comme l'affirmait constamment Bastiat, si l’économie politique est une science, c’est-a-dire si elle découvre et possède des vérités, ces vérités doivent avoir leur place dans l’ordre divin et les lois naturelles qui les coordonnent entre elles doivent être quelqu’une des innombrables manifestations de l’éternelle Sagesse qui a disposé le monde.
Un économiste libéral catholique du XIXe siècle, Alexandre de Metz-Noblat, ajoutait : « En y regardant de plus près, les publicistes catholiques eussent reconnu que, loin d’être en contradiction avec l’esprit de l’Evangile, l’économie politique en prouve à sa manière l’origine divine. Elle montre, en effet, que (...) par la pratique des vertus chrétiennes, toutes les questions économiques intéressant l’humanité reçoivent, de fait, la solution la plus favorable aux faibles et aux malheureux » (A. de Metz-Noblat, Lois économiques, préface, p. XXXIX).
A voir pour se former aux réalités économiques : http://www.youtube.com/user/Icoppet
Commentaires
Votre défense du libéralisme, qui serait d'après vous compatible avec le catholicisme, ne repose, semble-t-il, que sur quelques citations d'auteurs libéraux et catholiques. Cela me paraît nettement insuffisant, car vous trouveriez aussi des catholiques communistes, mais cela ne prouverait pas que communisme et catholicisme sont compatibles, n'est-ce pas ?
Toute la question est de savoir ce qu'il en est quant aux principes, quant à l'anthropologie. Le catholicisme a-t-il une vision de l'homme compatible avec le libéralisme ? Or il me semble que ce n'est clairement pas le cas, le libéralisme étant un individualisme fondé sur la réussite maximale ici-bas, alors que le catholicisme est une doctrine de Salut (vous le savez) et moins individualiste que le protestantisme, par exemple. Je ne dis pas qu'il y a incompatibilité totale ou intrinsèque entre les deux (alors que c'est la cas avec le communisme, nous dit une encyclique), mais enfin, cette union ne va pas de soi, et il y a de nombreux points d'incompatibilité, à commencer par l'idéal de consommation qui accompagne forcément la doctrine libérale.
Je cite Pierre Manent : "Partons d’abord d’un fait massif : le régime libéral est devenu le mode de gouvernement et de régulation de la vie commune de plus en plus dominant dans l’aire marquée par le christianisme. Ce développement séculaire répond à des causes profondes. Il ne saurait être simplement « accidentel ». Après d’autres, j’ai essayé d’expliquer comment il répond à un « problème structurel » du monde chrétien : il est la « solution » à notre « problème théologico-politique ». Est-ce la solution la meilleure ? C’est en tout cas celle qui l’a emporté. Ce ne fut pas une victoire de la force car le libéralisme l’a emporté à la suite d’une longue bataille intellectuelle et politique qui a mobilisé les esprits les plus aigus dans tous les partis. Les raisons et la raison furent mobilisées. Le libéralisme représente-t-il une victoire de la raison ? C’est ce qu’il pense de lui-même. En tout cas, il persuada les peuples par ses raisons, et aussi par le fait que nos pays apparurent d’autant mieux gouvernés, et la vie sociale d’autant mieux organisée, que le régime était plus libéral. Beaucoup de critiques légitimes peuvent être adressées au régime libéral, y compris ou spécialement dans une perspective chrétienne, mais elles sont vaines, à vrai dire frivoles, si elles ne savent pas reconnaître les faits que je viens de rappeler. Vaine et même frivole la critique du libéralisme si elle ne commence pas par le prendre au sérieux." Et il ajoute : "L’ordre libéral ne nous empêche pas de « devenir chrétiens ». Il n’empêche pas l’Église de poursuivre sa mission. Sa cupidité ne nous empêche pas d’être tempérants. Sa débauche ne nous empêche pas de « garder notre cœur ». Sa cupidité et sa débauche d’ailleurs n’appartiennent pas au libéralisme en tant que tel, mais sont le fait de l’homme pécheur. Nous appartenons à de vieilles nations chrétiennes dont il est légitime et honorable de vouloir préserver, voire renforcer, la marque chrétienne, non par affection pour nos « racines », mais parce que c’est ainsi que nous remplirons la responsabilité politique que chacun de nous a à l’égard de son peuple."
http://www.lanef.net/t_article/liberal-et-catholique-pierre-manent-24900.asp?page=0
Il n'empêche qu'il y a dans le libéralisme quelque chose de malsain en soi, qui réclamerait d'être compensé par des directives étatistes. Il n'est pas certain que le délire consumériste nous laisse vraiment libre de ne pas consommer, au sens où cela dépendrait de nous, et que le libéralisme n'impose pas la consommation. C'est vrai en théorie, mais peut-être pas en pratique. je prendrais l'exemple des jeunes : ont-ils vraiment la possibilité de ne pas céder à ces tentations ? Oui, peut-être, à condition en fait qu'on les isole des autres ! Je connais de ces familles catholiques qui ne mettent pas leurs enfants à l'école (même pas privée), n'ont pas la télé, etc. C'est bien, mais c'est aussi (surtout) anti-social. Et que faire pour tous ces jeunes qui n'ont pas de parents responsables, et qui sont livrés à la démesure de la consomation, de l'esprit de compétition et à l'injonction sexuelle, notamment, qui sont quelques conséquences du libéralisme avancé (cf. Houellebecque, entre autres) ?
Il semble que ce libéralisme en effet préférable à bien des égards doivent être régulé par une instance quelconque, l'Etat sans doute, lequel doit édicter des règles, interdire la pornographie, etc., c'est-à-dire limiter les libertés et donc aller au-delà de ce que le libéralisme lui assigne comme tâche.
Un monde entièrement libéral me paraît assez peu souhaitable, tant qu'on n'aura pas transformé tous les individus en philosophes (ce qui paraît difficilement réalisable).
En conséquence, le tout libéral me semble incompatible avec le catholicisme, dont le fonctionnement d'ailleurs, au niveau de l'Eglise, est assez peu libéral, et qui a condamné le libéralisme maintes fois.
Sur la crise de civilisation, je serais d'accord aussi, s'il n'y avait à mon sens un problème bien plus grave, bien plus urgent que la limitation de l'Etat, celui de la survie même de cette civilisation, menacée par une immigration délirante et un antipatriotisme officiel. Si le libéralisme permettait de régler ce problème, je serais libéral, mais ne l'aggrave-t-il pas, au contraire ? (je sais qu'il y a des libéraux farouchement opposés à l'immigration, mais sont-ils majoritaires ? sont-ils logiques avec leur libéralisme ?). Pas question pour moi, en tout cas, de m'abstenir aux élections. La doctrine économique ne m'apparaît pas comme la meilleure ligne de partage droite-gauche. Désormais tout se joue sur la question de la nation. Il y a ceux qui la soutiennent et ceux qui veulent la voir disparaître. Mais c'est là une autre question, je le reconnais.
Deux erreurs majeures nées d'assertions a priori.
1/ il n'y a pas d'obligation extérieure à l'individu ce dernier fait des choix et il est encore moins "obligé" de les réiterer... idem pour l'alimentation la santé etc...
2/ Compensé par des directives étatiques? On ne compense pas un comportement et votre exemple est convaincant la consommation n'a été "compensée" par aucune des directives. il y a cependant une solution supprimer la liberté en URSS la consommation a été retsreinte aux apparatchiks dans els magasins d'état important des biens occidentaux...
Bon malsain en soi c'est aussi une expression qui témoigne de votre appropriation affective..