Chrétiens, que faites-vous de vos libertés civiles ?
Jean-Miguel Garrigues est dominicain, membre de l'Académie Pontificale de Théologie à Rome. En 1995 il a écrit La politique du meilleur possible - L'Eglise, le libéralisme et la démocratie (introuvable aujourd'hui). Le livre est très inégal en qualité, certains chapitres portant sur Hayek, par exemple, témoignent d'une ignorance manifeste et d'un réflexe de crispation à l'égard du monde anglo-saxon. Mais à la suite de mon article sur le christianisme et l'antiétatisme, je voudrais toutefois citer quelques extraits qui vont dans le même sens.
Contre l'augustinisme politique
"J'ai essayé d'expliquer aux catholiques comment l'État libéral s'était
progressivement imposé partout en Europe à la suite non pas d'abord de quelque
noir complot antichrétien mais comme l'inévitable contre-coup des guerres de
religion entre chrétiens. La rupture de la quasi-unanimité religieuse de la
chrétienté médiévale avait en effet rendu de plus en plus difficile de
concilier un État théocratique fondé sur des principes confessionnels et la
paix civile. En optant pour l'État libéral au nom de la paix civile, disais-je,
les Européens n'ont pas posé un acte moralement injuste ni chrétiennement
répréhensible, car la finalité primordiale qui s'impose en priorité au pouvoir
politique c'est de sauvegarder l'existence même de la vie en société. En effet,
non seulement les finalités transcendantes découlant de la Révélation, mais
même, d'après saint Thomas d'Aquin, la répression du mal discernable par la
morale commune, lui sont subordonnées. De tels propos ont scandalisé les
tenants de l'augustinisme politique qui rêvent de la réalisation millénariste -
de droite ou de gauche selon les deux fıliations de La Mennais - du Royaume de
Dieu dans la « société chrétienne » d'un « nouveau Moyen-Âge » anti-libéral.
Ceux-ci je n'essaierai même pas de les convaincre tant ils tournent résolument
le dos à l'évidence historique qui montre qu'il n'y a pas eu de société
intégralement chrétienne, même sous les rois très-chrétiens."
Faire exister dans une société civile pluraliste des corps
intermédiaires
"En renonçant à conquérir l'État pour
lui imposer de christianiser d'en haut la société, les chrétiens ne renoncent
pas pour autant à donner une certaine manifestation sociale au Royaume
messianique dont l'Église est pour tous les hommes l'anticipation
sacramentelle. Dans un régime libéral qui reconnaît et garantit l'initiative
spontanée des corps intermédiaires, les chrétiens peuvent assumer jusqu'au bout
leur mission de rendre socialement visible l'Église. Cela, non seulement en
revalorisant les institutions ecclésiales du peuple de Dieu (paroisses,
diocèses, communautés religieuses, communion universelle avec Rome), mais aussi
en exigeant le respect des valeurs morales et des symboles religieux de la
communauté catholique par les autres communautés ou familles de pensée qui
composent notre société pluraliste. (...) Dans une société pluraliste, il
n'est pas indécent d'avoir des intérêts de corps intermédiaire à défendre."
L'esprit associatif chrétien
"Positivement, la visibilité du
Royaume passe surtout par l'existence de familles chrétiennes, en tant que la
famille est la cellule de base de la société, ainsi que par des institutions et
des associations non seulement nominalement confessionnelles mais effectivement
confessantes. Ces institutions ont été par le passé l'apanage quasi exclusif
des congrégations religieuses. Après Vatican II et avec l'encouragement que le
nouveau Code de Droit canonique apporte à l'esprit associatif, elles sont en
train de devenir un domaine privilégié du laïcat chrétien. Institutions
d'enseignement qui soutiennent et relaient la mission éducatrice et
évangélisatrice de la famille. Institutions et associations chrétiennes qui
manifestent la reconnaissance de la personne humaine là où sa dignité risque de
ne pas être reconnue à la seule lumière de la raison naturelle par l'ensemble
de la société civile : l'enfant concu à naître, les handicapés de tout ordre,
les vieillards et les mourants, les marginaux (pauvres, étrangers, paumés,
drogués, prostituées, etc.). Aucune fausse pudeur ne devrait occulter que c'est
au nom du Christ Sauveur de tous les hommes, que des groupements chrétiens se
portent au secours de ceux qui se trouvent aux marges de la vie sociale, non
pour les durcir dans leur différence et dans leur ressentiment en les érigeant
en prophètes accusateurs, mais pour les sociabiliser et les acculturer avec
amour et patience. Aucune arrogance revancharde ne devrait retourner ce service
comme une insulte contre le reste de notre société en donnant aux autres mauvaise
conscience de leur bonheur."
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