De l'échange
De l'échange
Où l'on s'avise que le moteur du commerce
est dans l'inégalité des valeurs échangées, comme l'avait bien vu Condillac.
CANDIDE: Je vous avoue que votre leçon sur
l'utilité m'a un peu surpris, je ne voyais guère en quoi elle pourrait
m'être... utile. Cela n'a en tout cas que très peu de chose à voir avec ce que
j'avais appris dans les livres et les manuels. De quoi allons-nous parler
aujourd'hui?
ARCHIBALD: De l'échange.
C.: Cela tombe bien. Le président de
F*"', qui a des usines dans la région, a demandé à me voir. Je devine
pourquoi. Il veut que j'appuie sa campagne pour le maintien des quotas d'importation
de voitures japonaises. Vous allez sans doute .me dire ce que je dois lui
répondre.
A.: Je ne suis pas votre conseiller, mais
votre professeur. Ne confondons pas les rôles!
C.: J'en reviens à ma remarque de départ.
A quoi peut m'être utile votre enseignement si je ne peux m'en servir pour
prendre des décisions ?
A.: Avant de dire quoi que cc soit, vous
demande-
taigne. Montaigne est certainement un
génie de notre langue, mais en économie il ne fait que continuer iun.e certaine
tradition à laquelle s'oppose une autre conception du commerce où le jeu
non seulement est â somme lositive, mais encore est arrangé de telle
façon que toutes les parties y gagnent. Les auteurs qui ont réfléchi au
commerce pourraient être répartis en deux camps. Du côté du jeu à somme nulle
on trouverait en compagnie de votre cher Montaigne un saint Jérôme' pour qui
«toutes les richesses viennent de l'iniquité, et à moins que l'un n'ait perdu,
un autre ne peut gagner2 ».
C.: Cette proposition ne pourrait-elle pas
être renversée ? C'est parce qu'on peut gagner seule-nient aux dépens d'autrui
que toutes les richesses ont l'iniquité pour l'origine.
A.: Nous y reviendrons dans de prochaines
leçons. Avec saint Jérôme et Montaigne, on trouverait encore Giovanni Botero,
le grand juriste italien du xvi» siècle : «Le moyen très commun de s'enrichir
aux frais d'autrui, c'est le commerce 3. » Ne manquerait pas â l'appel notre
Colbert national, tant célébré en France aujourd'hui encore : « Le commerce est
une guerre perpétuelle et paisible d'esprit entre toutes les nations », disait
ce grand ministre de Louis XIV 4. A partir de là on pourrait citer ceux que
l'on appellera les mercantilistes, les protectionnistes, et de nos jours, les
théoriciens de l'«échange inégal» selon qui, pour le dire en peu de mots, les
pays sous-développés perdent forcément à commercer avec les pays développés, ou
encore les opposants au G.A.T.T. de tous bords, au premier rang desquels on
trouverait Maurice Allais, l'unique prix Nobel français d'économie5. Du côté du
jeu à somme positive, on placerait une tradition de pensée tout aussi
vénérable.
rez au président de F*** s'il sait ce
qu'est un jeu à somme nulle.
C.: Volontiers, car je ne le sais pas non
plus.
A.: Un jeu à somme nulle est un jeu où la
somme des gains et des pertes est égale à zéro. La formule fameuse de
Montaigne, «Nul ne gagne qu'un autre ne perde 1 », exprime parfaitement ce type
de jeu. On lui oppose le jeu à somme positive, c'est-à-dire le jeu où la somme
des gains et des pertes est positive. On peut aussi imaginer un jeu à somme
négative, où la somme des gains et des pertes serait négative. Dans les
casinos, si l'on met à part la «banque », les jeux sont disposés de telle façon
qu'ils sont à somme négative pour les joueurs, sinon les propriétaires des
machines à sous de casino ne gagneraient pas d'argent.
C.: Quel rapport avec le commerce
international?
A.: Cela a un rapport très direct non
seulement avec le commerce international, mais avec le commerce tout court.
Deux conceptions s'affrontent. Dans la première, qu'on dirait inspirée du
général prussien Clausewitz, le commerce estila continuation de la guerre
par d'autres moyens2. C'est une sorte de combat avec un perdant et un gagnant.
On entend ça tous les jours à la radio ou à la télé, tant le vocabulaire
économique a empruunté au langage militaire. Il n'est question que de conquête
de marchés, de position défensive, et même de guerres, guerre du poulet, de la
betterave, du hareng...
C.: Ne s'agit-il pas d'un combat de tous
les jours, dans le monde tel qu'il est, dans cette économie que l'on dit
mondialisée?
A.: Dans cette conception de l'échange, le
gain de l'un équivaut à la perte de I'autre. Je suis sûr que «votre ami» le
président de F*** connaît Mon-
D'abord saint Thomas d'Aquin. Malgré ses
positions ambivalentes sur le «juste prix» dont nous aurons l'occasion de
reparler, l'immense auteur de la Somme théologique marque clairement que «
l'achat et la vente semblent avoir été institués pour l'avantage mutuel des
deux parties, puisque l'une a besoin de quelque chose qui appartient à l'autre,
et réciproquement». À partir de là, l'idée d'un «bénéfice mutuel » va traverser
toute la littérature économique du Moyen Âge jusqu'à nos jours. On pourrait
évidemment multiplier les citations. Même le physiocrate Quesnay, beaucoup plus
libéral qu'on le croie généralement, demande que l'on cesse «d'envisager le
commerce entre les nations comme un état de guerre et comme un pillage sur
l'ennemi », car, explique-t-il, « chacun tend à profiter par le commerce autant
qu'il le peut dans ses ventes et dans ses achats ' ».
C.: Quel jeu correspond à la réalité ? Le
jeu à somme nulle ou celui à somme positive ?
A.: Je ne peux répondre à cette question
sans prendre parti. Vous-même, qu'en pensez-vous?
C.: Le bon sens va du côté de Montaigne.
Comme toujours ! Si le jeu du commerce est à somme positive, si les deux
partenaires gagnent à l'échange, si les gains de l'un et de l'autre sont
augmentés, c'est qu'il se dégage de l'opération une sorte de surplus dont on ne
sait d'où il pourrait provenir. Ce surplus, cette valeur en plus, cette
plus-value — diriez-vous sans doute — ou encore ce profit ont quelque chose
d'inconcevable puisque rien n'est produit. Ne s'agit-il pas seulement d'un
échange d'une marchandise contre une autre? ou d'une marchandise contre de la
monnaie ? Comment une opération de simple changement de main pourrait-elle
engendrer la moindre valeur supplémentaire ? Par intuition, je vote pour le
L'échange 31.•
jeu à somme nulle. « Rien ne peut sortir
de rien», comme dit ce vieux compère de Lear 1. A.: Autrement dit, le commerce
est «stérile», pour reprendre la formule des «physiocrates» au xvitte siècle2.
C.: Je' n'irai pas jusque-là. A.: Sans
doute faut-il réfléchir davantage au sujet. L'économie est souvent une affaire
de simple bon sens. Mais parfois le bon sens est trompeur. En fait, derrière la
différence entre deux lignes de pensée que nous avons distinguées se profile
une question plus fondamentale : y a-t-il ou non équivalence des biens échangés
? En économie de troc la question devient : si j'échange une vache contre trois
moutons, est-ce que cela veut dire qu'une vache égale trois moutons ? En
économie monétaire : si j'échange une leçon particulière contre de l'argent,
est-ce que cela veut dire: une leçon est égale h, disons, mille francs? Cela
n'a l'air de rien, mais c'est un problème très important. C.: C'est le problème
de la valeur, n'est-ce pas? A. Si vous voulez. Sa solution est difficile, ouvre
beaucoup de portes et en ferme tout
autant. Ainsi • la solution qu'a trouvée Aristote dans son Éthique à Nicomaque
a-t-elle tourmenté des générations .d'« économistes » ou de proto-économistes
pendant des siècles. Le grand philosophe grec nous dit en effet que pour qu'un
échange ait lieu, il faut que les ,.biens ou les services échangés soient
rendus égaux. Et il insiste plusieurs fois sur le terme. Textuellenent: «Ces
échanges réciproques auront lieu quand on aura rendu les objets égaux 3. » C.:
Mon maître de philosophie m'a assuré qu'Aristote ne se contentait pas de cette
« égalité », qu'il y ::ajoutait des considérations morales.
A.: Tout à fait. Et cela complique encore
les choses. Pour être «juste » l'échange doit impliquer, selon Aristote, une «
égalité proportionnelle ». La justice consiste donc à traiter inégalement des
individus inégaux. L'exemple qu'il prend pour illustrer ce concept a plongé
dans la perplexité des cohortes d'exégètes. Il s'agit d'un architecte qui
échange ses services avec un cordonnier. Or ce qui constitue une égalité
proportionnelle, nous dit Aristote, c'est que quatre termes A, B, C et D sont
tels que A/B = C/D. Et voici maintenant le passage si difficile : «Prenons par
exemple un architecte A, un cordonnier B, une maison C, et une chaussure D. Il
faut que l'architecte reçoive du cordonnier le travail de celui-ci et qu'il lui
donne en échange le sien. Si donc, premièrement, est réalisée cette égalité
proportionnelle, si deuxièmement la réciprocité existe, les choses se passeront
comme nous venons de le dire. Faute de quoi l'égalité sera détruite et ces
rapports n'existent plus'.» Admettons. Mais quel peut bien être le rapport de
l'architecte au cordonnier? Imaginons un instant que vous soyez un prince de ce
monde et que nos rela-tions soient gouvernées par la règle d'Aristote. Vous
êtes A. Je suis B, un modeste professeur d'économie, C, l'argent que vous me
donnez, et D, les leçons que vous voulez bien accepter de moi. Il faudrait que
le rapport entre l'argent et les leçons soit égal au rap-port entre le puissant
personnage que vous êtes et le petit prof' que je suis. Ces leçons seraient
ruineuses.
C.: Avouez tout de même que vous ne
factureriez pas vos leçons particulières au même prix s'il s'agissait de l'un
de vos élèves ordinaires.
A.: Vous m'embarrassez.
C.: Et puis, à vous entendre, il ne me
semble pas que votre raisonnement suive exactement celui d'Aristote.
L'architecte en question vend au cordonnier des services d'architecte. Il
faudrait donc tenir compte des services qu'un prince pourrait rendre à son
professeur d'économie. Peut-être retrouverions-nous alors l'égalité
proportionnelle chère au philosophe grec ?
A.: L'exemple des leçons particulières est
peut-être mal choisi. Prenons le prix du pain. Imaginez que le tarif de la
baguette soit proportionnel au revenu de ses acheteurs r
C.: Le pain dit intégral vaut 12 francs
dans le VIII". arrondissement â Paris, et le même, seulement 9 francs dans
mon petit village en Normandie.
A.: Est-ce vraiment le même?
C.: C'est exactement le même !
A.: D'accord ! Mais cette différence de
prix est-elle vraiment proportionnelle à la différence des niveaux de vie entre
le VIII° arrondissement et votre petit village normand? Permettez-moi d'en
douter?
C.: Et le psychanalyste ?
A.: Que voulez-vous dire?
C.: Il paraît que le prix d'une séance est
fonction du revenu du patient,
A.: Quelle en serait la raison ?
C.: D'après ce qu'on m'en a dit, le
patient doit faire un sacrifice, Il faut que ça lui coûte. Et pour que ça lui
coûte vraiment, il faut une certaine proportionnalité entre son revenu et les
honoraires qu'il verse à son psy.
A.: Je crois comprendre la logique de
l'affaire. Pour un patron qui gagne un million de francs par mois, même si la
séance d'analyse lui coûte 500 francs et qu'il en prend deux par semaine, cela
lui fait une dépense de 4 000 francs par mois. Soit 0,004 % de son revenu.
Alors que si l'on applique le
même tarif à un smicard, on approche les
80 %. La cure n'aura aucun effet sur le milliardaire puisqu'elle ne lui coûte
pratiquement rien, et elle n'en aura aucun non plus sur le smicard, car il sera
mort de faim au bout de trois séances. Le Rmiste, quant à lui, qui touche un
peu plus de 2 000 francs par mois, s'abstiendra purement et simplement de toute
psychanalyse.
C.: Comment faire alors?
A.: Je conçois que ce soit un problème
difficile à résoudre. Car si d'un autre côté vous appliquez le même taux à tout
le monde, le psychanalyste va gagner deux cents fois avec le milliardaire ce
qu'il gagne avec le smicard. Ce qui signifie qu'une analyse du milliardaire lui
rapporte autant que deux cents analyses de smicard! Et c'est bien évidemment toute
la vie, professionnelle, et même la vie tout court de l'analyste qui en sera
bouleversée. Pourquoi voulez-vous qu'il continue à travailler toute la journée
s'il gagne 50 000 francs avec un seul de ses clients? Et s'il ne garde que ce
client, il se trouvera dans une situation de dépendance ; il n'y a pas besoin
d'avoir lu tout Freud pour comprendre qu'à ce moment-là sa relation avec le
client sera très particulière.
C.: Il paraît que les psychanalystes
exigent d'être payés en liquide. Un ami m'a raconté qu'à chaque fois qu'il veut
payer par chèque, son analyste lui dit: non cher Monsieur, sur le chèque vous
serez obligé d'inscrire le Nom-du-Père, et cela va fausser notre relation.
Quelle est la bonne solution, Archibald? L'économiste peut-il répondre ?
A.: Aucune n'est pleinement satisfaisante.
Qui a dit qu'il est plus difficile à un riche d'entrer dans le Royaume des
cieux qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille ?
C.: La Sécurité sociale marche sur le même
principe, puisque les cotisations sont proportionnelles au revenu. La Sécu
serait donc aristotélicienne ! Quelle bonne nouvelle !
A.: Pas tout à fait. Les cotisations sont
plafonnées. Nous parlerons de la Sécurité sociale une autre fois. Revenons à
l'égalité dans l'échange. C'est là, à mon humble avis, que le bât blesse. Car
si égalité il y a, pourquoi y aurait-il échange? Reprenons l'exemple du troc
des trois moutons contre une vache. Propriétaire de la vache, pourquoi
l'échangerais-je contre trois moutons, si leur valeur à eux trois est égale —je
dis bien égale, strictement égale — à celle de ma vache. Et il est évident que
je pourrais me poser la même question si j'étais propriétaire des trois mou-
• tons. Pourquoi procéder à
l'échange dans ces condi-
• tions ? Si la valeur des produits
échangés est égale, aucune des deux parties ne gagne à l'échange, et il n'y a
donc aucune raison pour que l'échange se pro. duise, sauf à prendre en compte
d'autres consi-
• dérations, mais alors nous
sortons de la limite du problème que nous nous sommes posé, à savoir la stricte
égalité de valeur du produit « vache » avec le produit « trois moutons». Et
pourtant des millions
• d'échanges se font de par le
monde à chaque instant. Il faut donc leur trouver une autre explication, plus
satisfaisante.
:C. : Je n'en vois pas.
. A.: On a mis des siècles à la trouver,
et encore
• .celle-ci est-elle fort peu
connue. Même dans les
• meilleurs manuels, parfois, elle
-ne figure pas. Reve-
• nons encore une fois à notre cher
Condillac, dont nous avons vu à quel point il avait été clairvoyant à
• ?Topos de l'utilité 1.
C.: Rien entre Aristote et Condillac.
A.: Pas exactement rien. Des lueurs par-ci
par-là. Mais rien d'aussi clairement et d'aussi élégamment formulé que ces deux
phrases fulgurantes: « Il est faux que dans l'échange on donne une valeur égale
pour une valeur égale. Au contraire, chacune des parties toujours abandonne une
moins grande pour une plus grande valeur.» Voilà, tout est dit. Si j'échange ma
vache contre mes trois moutons, c'est qu'au moment de l'échange ma vache a
moins de valeur pour moi que les trois moutons de mon voisin. Ainsi faut-il
encore que mon voisin fasse au même moment le même raisonnement en sens inverse
au sujet de ses moutons pour que nous puissions procéder à l'échange. L'échange
ne peut avoir lieu que s'il y a cette inégalité dans l'esprit de chacune des
parties. L'inégalité de valeur est le moteur de l'échange. Il en est de même
pour n'importe quel échange de marchandise ou de service contre argent. Si j'accepte
de débourser 6 francs pour acheter un journal, c'est qu'au moment de l'achat
les 6 francs que j'ai en poche ont moins de valeur que je n'en attache au
journal. Mais à condition que ce soit le journal du jour. Le lendemain, cette
même liasse de papier imprimé n'aura que la valeur d'un emballage de poisson.
Il en est de même pour le kiosquier: les 6 francs qu'il reçoit ont pour lui
plus de valeur que le journal qu'il me remet et qu'il ne lit même pas. Que l'on
ait mis tant de temps, non pas à comprendre cela, car en fait on le savait
intuitivement depuis l'origine des temps, mais à le formuler est un indice de
la faiblesse ou des limites de notre pensée.
C.: Et la théorie de l'échange inégal?
A.: Ça n'a évidemment rien à voir. Cette
théorie, à laquelle je faisais allusion dans la leçon précédente, implique que
l'une des parties, la plus pauvre, est contrainte d'échanger une valeur
supérieure contre une valeur inférieure. Ce qui est exactement le contraire de
ce que nous disons de l'échange. La formule de Condillac, je suis confus d'y
insister, est d'autant plus remarquable qu'elle a été écrite cent ans avant que
la théorie complète de l'utilité ait été découverte par l'École autrichienne,
dont les chefs de file sont Carl Menger et Eugen Bohm-Bawerk2, et dont les
continuateurs au XXe siècle seront Mises et Hayek. Nous en reparlerons.
C'est en partie à Menger que l'on doit
l'invention d'une doctrine au nom bizarre, le marginalisme. Le piquant, c'est
qu'il y a des éléments de marginalisme chez Aristote, mais qu'il n'a pas su les
appliquer au problème de l'échange. S'il avait pu le faire...
C.: Donc, le marginalisme ?
A.: Le principe en est très simple: le
deuxième verre d'eau étanche moins la soif que le premier, le troisième encore
moins, et ainsi de suite. C'est la loi dite de l'utilité marginale
décroissante. Propriétaire d'un troupeau de cent vaches, la centième vache que
je suis prêt à échanger contre trois moutons a moins d'utilité que la
quatre-vingt-dix-neuvième. Pourquoi? Par exemple, parce que j'ai du lait en
trop grande abondance, ou que le prix du fourrage a augmenté, ou que je manque
de place dans mon étable, ou pour tout autre motif. Même raisonnement pour les
trois moutons à supposer qu'ils appartiennent à un troupeau de trois cents
têtes. Quand je procède à l'échange, ce n'est pas une vache abstraite que je
cherche à 'changer contre trois moutons abstraits.. C'est la nième vache de mon
troupeau, qui, en outre, a intrinsèquement telles qualités ou tels défauts. Si
mon troupeau était décimé par la maladie de la
vache folle », je pourrais ne souhaiter me
débarrasser non pas seulement de ma centième, mais de ma vingtième vache, et
même du troupeau entier contre beaucoup moins de moutons, et encore ! Le
propriétaire de moutons tient le même type de raisonnement. L'ensemble « trois
moutons» qui est présenté à l'échange est une « unité marginale par rapport à
son troupeau. Une erreur commune consiste à considérer l'unité marginale comme
une unité au sens d'une vache, un mouton, une assiette, etc. L'ensemble des
meubles qui se trouvent dans cette pièce peut être considéré comme une unité
marginale par rapport à son patrimoine, si notre hôte décidait de les vendre.
C.: Le même raisonnement vaudrait pour
l'échange de marchandise contre monnaie ?
A.: Oui. Au moment de l'achat j'échange
telle somme de monnaie, marginale par rapport à l'ensemble de mes
disponibilités, pour me procurer tel bien qui s'ajoutera à ceux dont je
dispose. Au moment de la vente, j'échange tel bien, marginal par rapport à mon
patrimoine, contre telle somme d'argent qui viendra s'ajouter à la monnaie que
j'ai déjà.
C.: Est-ce que l'Avare qui aime l'argent
pour l'argent ne met pas en défaut cette loi?
A.: Il se peut en effet, mais votre
question vient trop tôt. Je préfère ne pas y répondre aujourd'hui '.
C.: Laissons là Harpagon, et reconnaissez
avec moi que la notion d'égalité dans l'échange a pour elle l'avantage de la
simplicité.
A.: En apparence seulement. Certes, la
série une vache égale trois moutons égale mille cinq cents francs égale un
dixième de cheval de course, etc., paraît simple et clair. En lui substituant
des inégalités pour chaque partie à chaque échange, nous don nons l'impression
de compliquer singulièrement les choses. Nous ne pouvons même pas mesurer pour
l'une des parties, par exemple le propriétaire de vaches, de combien pour lui
la valeur de la cen-tième vache est inférieure à celle des trois moutons. Et de
combien elle est supérieure pour le propriétaire de moutons.
C. C'est un monde où il y a de l'ordre, et
pas de mesure.
A.: Un monde ordinal.
C.: Ordinal ?
A.: L'ordinal s'oppose au cardinal. Dans
un monde cardinal, tout se mesure par des chiffres. Dans un monde ordinal, nous
faisons des classements et à chaque classement nous donnons un ordre, Mais nous
sommes bien incapables de donner la moindre mesure des écarts qui séparent les
différentes classes à un moment donné. Nous en sommes d'autant moins capables
que ces écarts peuvent changer au gré de nos humeurs quand ce n'est pas l'ordre
lui-même qui est bouleversé par nos caprices. Un jour, nous mettrons en
priorité des priorités de dîner dans un restaurant de luxe, et nous
sacrifierons tous nos besoins à cette envie. Un autre jour nous préférerons
rester à la maison jouer aux échecs avec notre ordinateur, et l'argent que nous
économisons ainsi, nous nous en servons pour compléter notre discothèque ou
bien pour grossir notre compte d'épargne. Nous ne disposons pas d'une unité de
mesure pour étalonner nos besoins et nos désirs. Comment pourrions-nous en
trouver une pour les comparer à ceux d'autrui ? Le monde ordinal est un monde
de la relativité généralisée où nous passons notre temps, consciemment ou
inconsciemment, à comparer ce que nous avons avec ce que nous n'avons pas, ce
que
nous faisons avec ce que nous ne faisons
pas, où nous supputons ce que nous pouvons ou ne pouvons pas obtenir au prix de
tel ou tel sacrifice. Le monde cardinal est un monde où une vache vaut trois
moutons ou mille cinq cents francs. Mais est-ce que cela a un sens de dire une
vache vaut trois moutons ? Si une poire a le même prix qu'une pomme, est-ce que
cela a un sens de dire qu'une pomme égale une poire ?
C.: J'avoue que j'ai la faiblesse de
penser que cela peut en avoir un. Mais vous me faites douter de mes certitudes.
C'est le jeu. Un jeu jusqu'à maintenant à somme... négative. Cela existe?
A.: Évidemment. On l'a déjà dit, il me
semble. C'est un jeu où le gain de l'un n'est pas suffisant pour compenser la
perte de l'autre. Ou encore où tout le monde perd.
C.: Perdrions-nous tous les deux à ce jeu?
A.: Si nous continuons d'y jouer, c'est
que nous pensons y gagner quelque chose.
C.: Je suis sûr de ce que vous gagnez
puisque je vous paye.
A.: On n'est jamais sûr de ce que gagne
l'autre même si on connaît son salaire. On ne peut répondre que pour soi.
C.: Bien répondu! Mais il y a encore autre
chose qui me chiffonne dans ce que vous venez de nous dire. Supposons que la
science économique soit une science... ordinale comme vous dites, avec toutes
les implications que vous venez de développer. Comment pourrait-elle prévoir
quoi que ce soit ? Et si elle ne peut prévoir, mérite-t-elle le nom de science
?
A. : Vous venez de mettre le doigt sur
l'une des raisons pour lesquelles tant d'économistes tiennent à ce que leur
science soit cardinale. Pour eux la science économique ne peut être que
cardinale, car sinon elle perdrait tout pouvoir prédictif, et par conséquent
elle ne serait plus une science. Mais tout ordinale qu'elle soit, la science
économique est capable de prévoir l'avenir si elle raisonne justement.
C.: Tout cela est bel et bon, et même
captivant. Mais cela ne me dit pas ce que je vais dire au président de F***.
A.: Vous m'obligez à sortir de mon rôle.
C.: Faites un effort. Ça restera entre
nous.
A.: La première chose que je lui dirais,
c'est qu'il faut prendre en considération tous les citoyens, et non pas
seulement les salariés de l'entreprise F***. Même si tous les Français n'ont
pas d'automobiles, ils sont à peu près tous des acheteurs potentiels d'automobile.
En tout cas, les acheteurs potentiels sont beaucoup plus nombreux que les
ouvriers de F***, et même de toute l'industrie automobile de ce pays, même
s'ils n'ont pas les mêmes moyens pour se faire entendre (ils ne sont
représentés par aucun syndicat). Quelles que soient les raisons pour lesquelles
ces quotas d'importation de voitures japonaises ont été institués, il n'en
reste pas moins qu'ils réduisent la liberté de choix des acheteurs. Tout ce que
nous venons dire de l'échange implique la liberté des échangistes. Le fait même
que cette liberté soit entravée est une atteinte au bien-être. Je vous accorde
volontiers que la liberté dans l'échange n'est jamais absolue. Ce n'est pas une
raison pour la réduire artificiellement par des quotas.
C.: Mais à vous entendre, il n'y aurait
bientôt plus d'industrie automobile dans ce pays.
A.: D'abord, ce n'est pas prouvé. F***
n'est pas toute l'industrie automobile. Elle peut très bien être absorbée par
G*** sans que disparaisse pour autant
toute industrie automobile en France.
Ensuite, a place,
je ne soutiendrai pas la campagne du prési-
supposer que ce fût le cas, je ne vois pas
où serait le dent
de P***.
drame. C.: Mais vous n'êtes pas à ma
place.
C.: Mais c'est une industrie stratégique f A.: Je ne
vous le fais pas dire.
A.: C'est ce qu'on dit toujours des
activités menacées. On l'a dit pour les mines. On l'a redit pour la sidérurgie.
On va nous le servir pour les banques. Des centaines de milliards sont partis
en fumée pour ce simple mot : « stratégique». Et vous le savez bien. Et vous
savez très bien aussi tout ce que l'on aurait pu faire avec ces milliards.
Écoutez-moi: j'ai un argument plus
sophistiqué pour votre président de F***. Dites-lui que toute entrave à
l'importation est aussi une entrave à l'exportation. Il comprendra.
C.: Mais moi je ne comprends pas.
A.: Encore une autre leçon à prévoir sur
la balance des paiements. Nous n'avons pas fini de nous revoir.
C.: Et que faites-vous des milliers
d'emplois menacés, homme sans coeur?
A.: À quoi cela servirait que je vous dise
que c'est un . drame épouvantable ? À quelqu'un qui vient d'être victime d'un
accident, la seule chose que l'on peut souhaiter, c'est qu'il soit bien assuré.
Ces milliers de gens sont-ils bien assurés contre le chômage ? C'est la
première question qu'il faut poser. La deuxième est : qui les a mis dans cette
situation? Est-ce que votre cher ami, le président de F***, ne serait pas
quelque peu responsable de la panade, si vous me passez cette expression, dans
laquelle se trouvent ses salariés? La troisième: quelles seraient les
conséquences du maintien des quotas pour l'ensemble de l'économie ?
Philippe Simonnot (RIP)
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