Fukuyama et la fin de l'histoire


Aujourd'hui, tout le monde a entendu parler de Francis Fukuyama et La Fin de l'Histoire est devenu un best-seller traduit dans le monde entier.
Pour découvrir ce penseur, voici une interview réalisée juste après les attentats du 11 septembre, le 13 décembre 2001.
Le Nouvel Observateur. – Guerre de religion, fracas des cultures, choc des civilisations : la vision pessimiste de Samuel Huntington, votre grand rival, semble se confirmer...
Francis Fukuyama. – Huntington a été mon professeur à Harvard. J’ai du respect pour lui. Est-il fondé à dire que les lignes de fracture passent plus par les cultures ou les religions que par les idéologies ? Je ne sais pas. Mais il a raison de douter de l’attraction des valeurs occidentales et sur le fait que le reste du monde hésite à les adopter automatiquement. Les Etats-Unis font ce constat avec le rejet de certaines de leurs valeurs par le monde musulman, à travers leur difficulté à assimiler de nouvelles vagues d’immigrants qui, refusant un creuset commun, veulent conserver leur culture et leurs valeurs, un peu comme vos immigrés qui ont sifflé « la Marseillaise » lors d’un match de football.
N. O. – Est-ce à dire que vous vous êtes trompé quand vous avez prédit dans « la Fin de l’histoire » que la démocratie libérale et le capitalisme étaient l’avenir incontournable du reste du monde ?
F. Fukuyama. – Pas du tout. Je n’ai jamais eu la naïveté de penser que l’histoire était linéaire, que la marche vers le progrès excluait les retours en arrière, ou les phases d’immobilisme. Mais je persiste et signe : il n’existe pas d’alternative viable à la démocratie libérale et au libre-échange. A terme, c’est à eux que nous conduisent le progrès de l’humanité et la marche de l’« histoire » au sens où le philosophe Hegel employait ce mot. Regardez autour de vous. Quels sont les pays qui s’opposent à ces valeurs et proposent une alternative ? La Chine ? Elle a choisi finalement le marché pour sortir de son sous-développement, et son entrée dans l’Organisation mondiale du Commerce va la conforter dans cette voie. Malgré un gouvernement communiste et des atteintes répétées aux droits de l’homme, elle se rapproche progressivement de l’Occident. Le prétendu « modèle asiatique » prôné par Lee Kuan Yew, l’ex-président de Singapour ? Il a montré sa fragilité pendant la dernière dépression. Le communisme est mort. Le socialisme ne fonctionne qu’à travers une troisième voie à laquelle se sont ralliées l’Angleterre et l’Allemagne. Dans un pays théocratique comme l’Iran, les deux tiers de la population, qui ont moins de
35 ans, souhaitent la sécularistion du pouvoir. Quand ils ne peuvent pas choisir démocratiquement, les gens votent avec leurs pieds, en émigrant. Ne s’opposent vraiment à la démocratie libérale et au marché que quelques régimes fondamentalistes que nous avons d’ailleurs parfois encouragés en leur refusant le jeu des élections libres. Mais à long terme, la sécularisation l’emportera sur le fanatisme religieux.
N. O. – La démocratie et le capitalisme triomphent, mais souvent sous une forme diluée...
F. Fukuyama. – Je ne crois pas à un modèle uniforme de démocratie. J’ai toujours plaidé pour la diversité. La Suède par exemple, où l’Etat-providence pèse d’un poids considérable, fait évidemment partie des formes de démocratie dans lesquelles les candidats à la modernité peuvent s’épanouir.
N. O. – La marche inéluctable vers le progrès que vous assimilez à l’Occident démocratique libéral est alimentée, selon vous, par deux moteurs : les avancées technologiques et le combat pour la reconnaissance. Mais l’Amérique ne « reconnaît » pas l’islam, ses valeurs, ses aspirations, ses frustrations. D’ailleurs elle rêve de bombarder l’Irak au risque de déclencher une guerre totale.
F. Fukuyama. – Beaucoup de pays musulmans ont des aspirations parfaitement compatibles avec un processus de modernisation. Quant à l’Irak, nous avons la certitude qu’il dispose d’armes chimiques et bactériologiques de destruction massive. Il faut l’arrêter. Je ne crois pas à une escalade : la légitimité suit le pouvoir. Si nous neutralisons Ben Laden, son attraction disparaîtra.
N. O. – Vos thèses sont un peu la célébration de la supériorité du modèle américain…
F. Fukuyama. – Absolument pas. Ce serait un grave contresens que de penser que mes livres sont une défense et une illustration de l’Amérique. Je n’ai guère de sympathie d’ailleurs pour ces années 90 où elle a pratiqué une politique étrangère à courte vue, sous-traitant au Pakistan l’administration de l’Afghanistan qu’elle avait laissé totalement tomber après la victoire des talibans sur l’URSS. Je n’ai jamais prétendu que le marché résolvait tout, comme le montre l’impossibilité d’éradiquer de grandes épidémies en utilisant la pharmacopée fournie par les labos privés. Dans les années 90, les Etats-Unis ont été arrogants, égoïstes, rapaces, myopes. Quand je parle de la fin de l’histoire, je me place dans une perspective longue. Je ne crois pas à un mécanisme simpliste, et mes récents livres (« The Great Disruption », 1998) sont plutôt une ode à la diversité et, au-delà des macro-institutions, à la complexité des cultures qui constituent le seul terreau sur lequel on peut fonder des régimes démocratiques et des économies ouvertes. Comme je crois aussi beaucoup au progrès technique, mon prochain livre montrera que les biotechnologies peuvent réussir là où l’ingénierie sociale a échoué.
Propos recueillis par JEAN-GABRIEL FREDET
Nouvel Observateur



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