Relire Aron : un antidote pour une société démocratique en mal d’elle-même.
Nous venons de célébrer le centenaire de la naissance de Raymond Aron, 1905-2005 (cf. mon article). Après les publications et colloques, plutôt discrets en France, signalons la parution en DVD des entretiens du Spectateur engagé en 1981 avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton.
A voir en DVD :
1° La France dans la tourmente (1930-1947) (52 min)
2° Démocratie et totalitarisme (1947-1967) (52 min)
3° Liberté et raison (1968-1981) (52 min)
A lire en poche :
Raymond Aron, Le Spectateur engagé. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Le Livre de Poche (Sciences politiques), Janvier 2005, 465 p., 8.50 €,
Pierre Robert, professeur en classe préparatoires aux grandes écoles au lycée Franklin, a prononcé une conférence d'introduction à la vie et l'oeuvre de Raymond Aron le 22/11/2005, au cours d'une soirée du Centre Culturel Franklin.
Il m'a aimablement autorisé à la publier in extenso ici (j'ai conservé le style oral) :
I - Le parcours
II - Ce que R. Aron peut nous transmettre
Introduction
Le thème qui nous réunit ce soir est la passion de lire. A priori Aron ne rime pas avec passion. Il est d’usage de le présenter comme un intellectuel glacé ; c’est du moins le qualificatif qu’avait employé Mauriac pour qualifier un de ses éditoriaux.
Analyste réputé froid il n’adopte en effet jamais d’attitude compassionnelle, ne cherche jamais à convaincre par l’émotion ni par des arguments directement moraux. Il part toujours de l’observation des faits tels que la raison peut les ordonner.
Il ne cherche pas à être une belle âme et laisse ce soin à d’autres.
« Une fois pour toutes il est entendu que je ne suis pas une belle âme », comme il le dit lui-même avec un petit sourire dans un ouvrage d’entretiens tiré d’une série télévisée diffusée en 1980, au soir de sa vie. Cet ouvrage comme l’émission ont pour titre le spectateur engagé. Cet exposé leur doit beaucoup.
Né en 1905 , disparu en 1983 il a mené de front deux carrières :
- celle de journaliste au figaro puis à l’Express
- celle d’universitaire, professeur de sociologie d’abord à la Sorbonne puis au Collège de France
Ce double regard l’a conduit à analyser méthodiquement à travers plus de 30 livres les mutations des sociétés modernes et à participer quotidiennement aux grands combats qui dans le bruit et la fureur de l’histoire ont divisé le monde au temps de la guerre froide.
Editorialiste commentant l’actualité à chaud, il a toujours intégrer ses jugements ponctuels dans une vision d’ensemble du monde. Cette vision d’ensemble l’inscrit dans le courant de la pensée libérale, courant tout à fait minoritaire en France à l’époque où il a vécu et pensé. Rappelons que de la fin de la deuxième guerre mondiale jqu’aux années 1980 le marxisme a été pour l’intelligentsia française, selon la formule de son « petit camarade Sartre », « l’horizon indépassable de notre temps », c’est à dire l’idéologie dominante
Aron a donc occupé une place singulière parmi les intellectuels français en s’opposant à la majorité d’entre eux
Sa pensée et ses analyses ont été celles d’un intellectuel anticonformiste qui a eu raison avant tous les autres sur la nature du stalinisme et sur bien d’autres questions. Il a eu le courage de tenir sa position, de ne céder à aucune mode intellectuelle, tout en accomplissant une œuvre scientifique d’une qualité indiscutée
Autant de raisons de s’intéresser à RA en cherchant ce que peut nous transmettre, plus de 20 ans après sa mort, cet observateur lucide qui a mis ses capacités de réflexion au service de la vérité, de la liberté et de la lutte contre les systèmes de pensée qui les menacent, cad contre toutes les formes de totalitarisme
Je vais essayer dans le cadre très restreint de cet exposé de montrer l’exemplarité du parcours de RA dans le tourbillon de l’histoire du 20ème siècle, puis de mettre en évidence quelques uns des enseignements que sa manière de concevoir le rôle de l’intellectuel inspire dès lors qu’on s’intéresse aux choses de l’esprit
I- Le parcours
Les années de formation
Revenir sur la vie de cette très gde figure intellectuelle que fut R Aron est l’occasion d’une plongée dans l’histoire de ce siècle tragique que fut le 20ème siècle
A 23 ans, en 1928, brillant sujet de l’école normale supérieure il se destine à la philosophie et passe
l’agrégation de philosophie à laquelle il est reçu premier. La même année, comme le dit Aron, Sartre « éprouve le besoin » de se faire recaler. Immédiatemment, il traverse une crise intérieure, presque de désespoir. Il est écrasé par le certitude d’avoir perdu des années à n’apprendre selon ses propres dires presque rien. Il vit une sorte de révolte contre l’enseignement qu’il a reçu et qui ne l’a pas préparé à comprendre le monde et la réalité sociale. Il se demande sur quoi faire de la philosophie et se répond « sur rien ou bien faire une thèse de plus sur Kant », ce qu’il ne l’enthousiasme pas du tout.
Au printemps 1930 il décide de quitter la France et son milieu pour partir à la rencontre des philosophes et des sociologues allemands . Assistant pendant 18 mois à l’université de Cologne, il est ensuite en poste à Berlin
Pendant ce séjour de 3 ans il découvre une Allemagne déchirée par la marche au pouvoir d’A Hitler. Frappé par la violence nationaliste des allemands, il prend tout de suite conscience des risques d’une nouvelle guerre, le pb n°1 devenant de savoir comment l’éviter. A Berlin il va aux réunions publiques, il écoute Goebbels, il écoute Hitler. Hitler d’emblée lui inspire la peur et l’horreur ; il dit en avoir perçu presque tout de suite le satanisme, ce qui, ajoute-t-il n’était pas évident pour tout le monde au début.
Or face à Hitler, ses maîtres que ce fussent Alain ou Brunschvicg ne faisaient pas le poids. Alain est un chantre du pacifisme ; Brunschvicg est à la Sorbonne le gardien du temple néo-kantien.
En Allemagne, il lit la phénoménologie de l’esprit de Husserl ainsi que le premier Heidegger. Il approfondit sa connaissance de l’œuvre de Marx et est influencé par Mannheim. Il découvre les philosophes de l’histoire et en particulier Max Weber.
Chez Max Weber, il trouve ce qu’il cherchait cad un homme qui, dit-il, «avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité et, en point d’arrivée, la décision et l’action ». Il trouve chez Weber les deux impératifs liés qui guideront toute sa vie : rechercher la vérité de la réalité d’une part, agir de l’autre.
Ce voyage en Allemagne l’enrichit donc au plan intellectuel. Il change aussi sa compréhension de la politique
L’arrivée au pouvoir de Hitler, soutenu par les masses, lui fait voir l’irrationalité fondamentale des mouvements de foule, l’irrationalité de la politique et la nécessité pour faire de la politique de jouer des passions irrationnelles des hommes
Il en déduit que pour penser la politique il faut être aussi rationnel que possible, mais que pour en faire il faut inévitablement utiliser les passions des autres hommes
L’activité politique est donc impure. Il préfère la penser.
Dès cette époque il trace l’ itinéraire intellectuel qu’il suivra toute sa vie. Il décide d’être celui qui prend parti sur les événements tout en les analysant objectivement. Il décide d’être un SE.
Spectateur de l’histoire se faisant, il s’agit d’être aussi objectif que possible envers. En même temps il s’agit de s’engager, de prendre parti par la parole et par les mots. Sa thèse a pour sous-titre « les limites de l’objectivité historique » ; il l’écrit précisément pour montrer les limites dans lesquelles on peut être à la fois un spectateur et un acteur
Dans le combat des démocraties contre le totalitarisme nazi, il reste toutefois, dans un premier temps surtout un spectateur. L’engagement viendra plus tard avec la défaite en 1940
En effet de retour à Paris en 1933, il ne cherche pas à témoigner politiquement et ne participe que de loin au mouvement antifasciste
En tant que juif il pense qu’on peut le suspecter de ne pas être objectif.
Il considère aussi que les quelques textes qu’il a écrits pendant son séjour en Allemagne sont détestables.
Voici ce qu’il dit à ce sujet
« Ils sont détestables pque d’abord je ne savais pas observer la réalité politique ; en plus je ne savais pas distinguer de manière radicale le souhaitable et le possible. Je n’étais pas capable d’analyser la situation sans laisser paraître mes passions ou mes émotions, et mes émotions étaient partagées entre ma formation, ce que j’appelle « l’idéalisme universitaire », et la prise de conscience de la politique dans sa brutalité impitoyable »
Si le commentateur à chaud n’est pas encore prêt, il apparaît aussi que l’intellectuel n’a rien produit. La priorité du moment est d’écrire et de publier
En 1935 parait un livre intitulé « la Sociologie Allde contemporaine », rapporté de son séjour en Allemagne. En 1938 il publie son premier grand livre qui a pour titre Introduction à la Philosophie de l’Histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique
RA dit avoir vécu les années 30 avec le désespoir de la décadence française, avec le sentiment que la France s’enfonçait dans le néant. Pour lui, je le cite « La France des années 30 c’était la France décadente par excellence. Au fond elle n’existait plus ; elle n’existait que par ses haines des français les uns contre les autres »
Il ne peut répondre à la question de savoir pourquoi les choses sont ainsi mais il vit intensément cette décadence, avec une tristesse profonde, tout en étant heureux avec sa famille, avec ses amis et dans son travail.
A l’époque ses amis les plus proches se nomment Eric Weill, Koyré, Kojève, Malraux, Sartre, Marjolin
« Jamais je n’ai vécu dans un milieu aussi éclatant d’intelligence et aussi chaud d’amitié que dans les années 30 et jamais je n’ai connu le désespoir historique au même degré car après 1945 la France était transformée »
Il lit le livre de Boris Souvarine qui déjà dénonce les crimes de Staline, mais il ne met pas Hitler et Staline sur le même plan. Il n’est libéré dans son regard et son jugement sur l’URSS que par la signature du pacte germano-soviétique
« La vérité c’est qu’il est difficile de penser qu’on a deux menaces sataniques simultanément avec la nécessité d’être allié avec l’une des deux. Ce n’était pas plaisant mais c’était la situation historique »
Survient la drôle de guerre, la bataille de France et le désastre. Comme les autres il est emporté avec sa famille sur les routes par l’exode civil en éprouvant un sentiment de honte et d’indignité.
Le 22 juin il se trouve du côté de Bordeaux ; l’armistice est signé. Il lui est presque impossible de ne pas partager le lâche soulagement général.
En analyste rationnel il mesure à quel point dans ttes les guerres il y a une donnée démographique ; la 1ère guerre a été presque mortelle pour la France, elle n’aurait pas supporté une deuxième saignée.
Et toujours il a le goût du paradoxe et un sens aigu des ironies de l’histoire.
Voilà ce qu’il dit sur la défaite :
« La rapidité même de la défaite a rendu possible le relèvement démo éco et pol de la France ; je le pense très profondément bien que ce ne soit pas très agréable de dire qu’on a été sauvé par un désastre »
Il considère que l’armistice est une réplique au pacte germano-soviétique. Encore une ironie de l’histoire. « Au bout du compte le pacte était une invitation de Staline au français de se battre jqu’au dernier pour l’Union Soviétique, et les français ont répondu galamment pourquoi ne feriez vous pas la même chose pour nous. Bien entendu ils ne l’ont pas pensé mais ils l’ont fait »
Il part à Londres sans avoir entendu l’appel du 18 juin et s’engage dans une compagnie de chars. Contacté par l’état major du Général de Gaulle, il participe à la création d’une revue qui a pour titre « La France Libre ».
C’est un tournant de sa vie. Sa destinée en est transformée.
Dans le premier numéro, il publie un article analysant la défaite dont le manuscrit a été lu et approuvé par de G qui en marge annote plusieurs passages de très professoraux B au crayon rouge.
A Londres il est gaulliste à sa manière et se défie de l’entourage du chef. Il pense que la propagande gaulliste culpabilise à tort les cadres de l’armée et de la fonction publique restés sur le territoire national. Il lui semble qu’en profondeur Petain et de Gaulle avaient les mêmes objectifs, que leurs querelles n’étaient pas inexpiables et que la majorité des français pensent de même et rêvent de la réconciliation des deux hommes.
Il est exaspéré par l’héroïsme facile des français dans la tranquillité de Londres. « C’était trop facile d’être héroïque à Londres »
Comme toujours ses attitudes et ses prises de position reflètent son sens de la mesure et son goût de l’équilibre.
Vient le temps de la libération et de la reconstruction de la France. Le pays sort de la phase de décadence pour entrer dans celle du redressement.
Revenu à Paris Aron est attiré par l’action politique. Il refuse un poste universitaire à Bordeaux, effectue un bref passage au cabinet d’André Malraux, ministre de l’information puis entre au journal Combat en 1946. En mai 1947 les ministres communistes quittent le gouvernement. On entre dans la guerre froide.
Au même moment Aron quitte Combat et à 42 ans entre au Figaro.
Il dit n’avoir pas choisi la droite mais avoir choisi entre le Monde et le Figaro Au Figaro pendant 30 ans il traite régulièrement des relations internationales et des questions économiques. Chaque jour il s’engage dans le combat pour la liberté et la vérité avec pour sources d’information : « Les mêmes que tout le monde : les journaux » ainsi qu’il le précise en ajoutant : « Je ne prétendais pas réaliser des scoops journalistiques, j’essayais d’analyser une situation. Mes analyses étaient une réflexion, une réflexion sur les évènements » page 206
Faute de temps je vais me limiter à évoquer 3 facettes de son engagement dans la mêlée des évènements : la guerre froide, l’Algérie et mai 68.
RA et la guerre froide
Sur le conflit est-ouest, outre ses chroniques, RA publie en 48 et 51 deux livres où il analyse la nouvelle situation du monde créée par la guerre froide, qu’il préfère d’ailleurs qualifier de paix belliqueuse. A travers ses écrits il s’engage résolument dans le combat des démocraties contre le totalitarisme soviétique. Il approuve et soutient sans faille la politique américaine qu’il s’agisse du blocus de Berlin ou de la guerre de Corée, ce qui le classe dans le camp des anticommunistes à une époque « où tous les anticommunistes sont des chiens » selon Sartre. Le clivage politique sur l’URSS conduit à la rupture de leur amitié et en 1948 ils se brouillent définitivement,. A un moment où Sartre s’affiche en compagnons de route du PC, RA est ouvertement anti-stalinien avant la plupart des autres intellectuels français. Au soir de sa vie il en fait son plus grand motif de fierté
La guerre froide a en effet divisé les intellectuels français et opposé Aron qui a choisi son camp à Sartre mais aussi à Camus ou à Merleau Ponty qui refusent de choisir.
En 1955 il publie à leur intention L’Opium des Intellectuels.
L’attitude envers l’Urss est à ses yeux la question majeure. Il y pense l’union soviétique avec ses camps de concentration, avec son régime despotique, avec sa volonté expansionniste. Il explique qu’elle n’est pas devenue ce qu’elle est par accident ou par la faute de Staline seul, mais pqu’à l’origine il y a une conception du mouvement révolutionnaire qui devait nécessairement aboutir à ce qu’elle est devenue. Ce qui est en question c’est le mouvement socialiste lui-même. On touche à l’essentiel. Pour Aron il est naturel d’être anti-communiste quand on est pas communiste, puisque les communistes eux mêmes disent que ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux. En revanche Sartre, sans être communiste, considérait qu’il était moralement coupable d’être contre le parti de la classe ouvrière. Il n’ignore pourtant pas la réalité des camps et de leurs millions de prisonniers comme en témoigne un de ses éditoriaux des temps modernes. RA constate que fascinés par les grands mythes que sont le prolétariat, le socialisme, la révolution, la société sans classe, la gauche, toute une fraction des intellectuels français a refusé d’accepter les conséquences de la rupture entre l’est et l’ouest. Aron quant à lui les a tirées en choisissant le camp de la démocratie parlementaire, tout en reconnaissant que ce régime ne suscite pas l’enthousiasme. Le seul argument est celui de Churchill. Mais il n’est guère en accord avec l’esprit du temps.
Winock sur RA et la guerre froide :
« Aron aurait pu comme tant d’autres jouer les Salomon, voir les choses de Sirius, évaluer les vertus et les vices des deux antagonistes, conclure en moraliste sur un choix balancé. Il est au contraire l’un des tout premiers en France à formuler sans équivoque les données de la Guerre Froide et l’obligation politique de choisir son camp."
Le Grand Schisme, essai de synthèse sur la situation politique mondiale et sur les problèmes français, imprimé en juillet 1948, atteste la vigueur de l’engagement. La clarté de l’exposé, soutenue par des formules appelées à la postérité, mais surtout la détermination de l’auteur frappent encore le lecteur d’aujourd’hui. Alors que la lutte idéologique favorise de part et d’autre une littérature souvent délirante, l’auteur surprend aussi par un certain ton, qui n’est pas tellement d’époque – celui de la modération. Aron, cependant, démontre qu’un esprit modéré ne signifie pas un caractère faible, qu’il relève moins d’un tempérament que d’une expérience, d’une culture acquises, d’une passion dominée. Le Grand Schisme révèle la combinaison de la mesure dans les mots et de la fermeté dans la conduite.
On peut lire dans le Grand Schisme l’ébauche de ce que sera, neuf ans plus tard, l’Opium des Intellectuels, pamphlet célèbre contre les intellectuels de gauche.
Ces intellectuels de gauche, dont Aron est si proche, à tout le moins par sa formation normalienne et philosophique, il les accuse de trahir leurs propres valeurs en se laissant subjuguer, à la fois par une doctrine du 19ème siècle que l’histoire a démentie, par un Etat dont la nature totalitaire devrait leur être odieuse et par un parti qui en est le représentant et l’exécutant dans nos frontières. Contrairement à eux, Aron assume sans fausse honte l’anticommunisme – ce qui le classera à jamais aux yeux d’un grand nombre de ses pairs comme un « chien de garde » de la bourgeoisie, mais qui lui assurera une légitimité d’analyste politique ne cédant ni aux émotions qui aveuglent ni aux affections qui étouffent l’esprit critique. Non qu’il juge le bloc occidental comme le camp du souverain Bien, mais parce qu’il ne nourrit aucun doute sur la nature mensongère et tyrannique du communisme stalinien.
Cette lutte idéologique – non contre Marx, mais contre le marxisme, le marxisme-léninisme, et plus encore contre l’aveuglement des intellectuels de gauche sur les réalités de l’Union Soviétique – se double d’un choix proprement politique : l’abstention est interdite ; il faut assumer ses refus.
Extrait de l’Opium des intellectuels
A ce propos un passage de l’opium des intellectuels, p 302, me semble éclairant sur la manière de voir d’Aron :
« Nous n’avons pas de doctrine ou de credo à opposer à la doctrine ou au credo communiste, mais nous n’en sommes pas humiliés, pque les religions séculières sont toujours des mystifications. Elles proposent aux foules des interprétations du drame historique, elles ramènent à une cause unique les malheurs de l’humanité. Or la vérité est autre, il n’y a pas de cause unique, il n’y a pas d’évolution unilatérale. Il n’y a pas de Révolution qui, d’un coup, inaugurerait une phase nouvelle de l’humanité. La religion communiste n’a pas de rivale, elle est la dernière de ces religions séculières qui ont accumulé les ruines et répandu des flots de sang.[…]Mais, réclamer des anticommunistes une foi comparable, exiger d’eux un édifice, aussi compact, de mensonges, aussi séduisants, c’est les inviter au fascisme. Car ils ont la conviction profonde qu’on améliore pas le sort des hommes à coups de catastrophes, qu’on ne promeut pas l’égalité par la planification étatique, qu’on ne garantit pas la dignité et la liberté en abandonnant le pouvoir à une secte à la fois religieuse et militaire. Nous n’avons pas de chanson pour endormir les enfants. »
Guerre d’Algérie
Pour ce qui est des événements d’Algérie, l’analyse qu’il en fait et les conclusions qu’il en tire sont typiques de sa manière d'être
Convaincu du fait que « La politique de la France ne peut pas être déterminée par un million de français d’Algérie », il publie en 1957 La tragédie Algérienne. Dans ce pamphlet il s’efforce de prendre le problème tel qu’il est, c’est à dire porteur de contraintes objectives auxquelles la France ne peut échapper qu’on le veuille ou non . Avant tout le monde il affirme que l’indépendance de l’Algérie est inéluctable et qu’il faudra bien s’y résoudre. Il appuie sa démonstration sur des arguments d’ordre strictement économiques et démographiques
A droite on le taxe bien sûr de défaitisme et d’abandon. A gauche on s’indigne qu’il ne fonde pas son analyse sur des positions morales, on lui reproche de ne pas condamner le colonialisme en tant que tel, de ne pas employer le langage de l’idéologie
Il refuse de signer le manifeste des 121 pétition d’intellectuels hostiles à l’AF appelant à la désertion les appelés du contingent ; elle lui semble être le comble de l’irresponsabilité, les signataires incitant les jeunes recrues à prendre tous les risques mais n’en prenant eux-mêmes aucun
Il refuse aussi d’écrire comme il le dit des choses littéraires sur l’horreur et la torture et laisse le soin des protestations morales aux belles âmes
Sa prise de position mécontente donc tout le monde et pendant plusieurs mois la direction du Figaro lui demande de ne plus rien écrire sur l’Algérie
En 1980 son commentaire reste très sobre :
« A partir du moment où j’avais écrit ce que je pensais de l’Algérie à une époque où personne ne le disait, j’avais fait ce que je pouvais faire » page 215
Mai 68
En Mai 68 aussi Aron détonne dans le paysage intellectuel français par ses prises de position.
Sartre est accueilli en héros dans le grand amphi de la Sorbonne ; il y proclame que le mouvement de mai va réaliser le vieux rêve d’une liaison du socialisme et de la liberté, qu’une nouvelle société est en train de naître et qu’elle réalisera la pleine démocratie.
A la même époque Maurice Clavel, enthousiaste, soutient avec lyrisme les gauchistes dans le nouvel observateur et dans Combat. Comme le remarque Winock, il ne fait pas dans la dentelle, mais dans l’Absolu, dans l’âme, dans le cosmique. Il récuse Descartes, crie sa foi en Dieu avec des traits de flamme, et bénit ces étudiants qui refusent de devenir des cadres. Avec un ton de prêcheur de parousie, il s’en remet aux contestataires et au Saint Esprit, se réclame de Jeanne d’Arc et de Cohn Bendit.
Dans ce tumulte Aron garde la tête froide et en appelle à la raison. Pour lui mai 68 est un « psychodrame », ou comme le dit son ami Kojève « un ruissellement de connerie ». Il s’efforce de faire voir les choses pour ce qu’elles sont, à savoir une crise de l’université qui appelle une réforme et des solutions rationnelles.
Il ne craint pas de s’exposer ; dans le figaro du 11 juin il invite tous ceux qui le liront et trouveront dans ses propos l’écho de leurs inquiétudes à lui écrire. Il lance un appel à la défense de l’université en crise.
« Peut-être le moment est-il venu,, contre la conjuration de la lâcheté et du terrorisme, de se regrouper, en dehors de tous les syndicats, en un vaste comité de défense et de rénovation de l’université française ».
Le comité est constitué dès le 21 juin
Contre Aron Sartre défend un enseignement pour la masse et non pour l’élite. Dans le nouvel obs il déclare que « cela suppose qu’on ne considère plus, comme Aron, que penser seul derrière son bureau – et penser la même chose depuis 30 ans – représente l’exercice de l’intelligence. Cela suppose surtout que chaque enseignant accepte d’être jugé et contesté par ceux auxquels il enseigne, qu’il se dise : « Ils me voient tout nu ». […] Il faut, maintenant que la France entière a vu de Gaulle tout nu, que les étudiants puissent regarder Aron tout nu. On ne lui rendra ses vêtements que s’il accepte la contestation »
Aron n’a pas cru bon de répondre à une attaque aussi peu digne d’un philosophe, mais a contribué à la réforme de l’université.
II – Ce que RA peut nous transmettre
On peut d’abord, et c’est mon cas être sensible au scepticisme de RA
Ce scepticisme apparaît dans sa manière très lucide de concevoir la nature humaine, le devenir historique et l’action politique.
Sur l’homme il ne nourrit pas de grandes illusions lyriques. On peut résumer sa position par une formule de son ami le philosophe Eric Weil, « l’homme est un être raisonnable mais il n’est pas démontré que les hommes soient raisonnables ».
De l’histoire il a une vision shakespearienne : l’histoire est un tumulte insensé plein de bruit et de fureur. Elle a toujours entremêlé l’héroïsme et l’absurdité, des saints et des monstres, des progrès incomparables et des passions aveugles. RA sait que l’histoire est tragique.
De la politique il a une conception très réaliste : tous les combats politiques sont douteux. Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal. C’est le préférable contre le détestable
Il en déduit qu’avoir des opinions politiques ce n’est pas avoir une fois pour toute une idéologie. C’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent.
De ces positions fondamentales découlent un ensemble de principes directeurs de la réflexion
RA ne croit pas que l’histoire ait un sens prédéterminé ; il ne croit donc pas que l’intellectuel puisse être ce qu’il appelle un confident de la providence. Pas plus que les autres il ne sait à qui la providence réserve la victoire.
Il refuse le messianisme et toute lecture messianique de l’histoire.
Le seul projet raisonnable est d’analyser les situations en fonction des événements, sans avoir l’illusion de connaître l’issue du drame ou de la tragédie qui s’ appelle l’histoire humaine.
L’histoire est une sorte de magma en fusion. Et pourtant elle donne prise, à l’exercice de la liberté humaine et de la raison : dans le cadre très contraignant de l’action quels sont les choix pertinents et quelles sont les décisions qui en découlent.
Au rêve RA préfère l’explication. Ce type d’approche conduit à la clarté, ce que lui ont reproché ceux qui dénoncent sa froideur et le tranchant de ses conclusions.
Toujours il met à distance ce qu’il analyse : son projet est d’écrire sur les pb politiques comme un homme qui observe, réfléchit et cherche la meilleure solution pour le bien des hommes. Il ajoute : « Je trouve un peu prétentieux de rappeler à chaque instant mon amour de l’humanité" p 319.
De là découle le refus des attitudes compassionnelles, du sentimentalisme facile, de la dégoulinade des émotions qui empêchent de penser.
Question typiquement aronienne : « Faut-il déraisonner pour montrer qu’on a bon cœur ? »
Morale et politique ne se confondent pas. Se cantonner au terrain de la morale c’est refuser de penser la politique ou s’empêcher de la penser, cad d’essayer, à partir de ce que l’on sait, de prendre des décisions raisonnables.
RA sait que l’action politique est impure et que l’histoire peut être une marâtre. Toutefois, le pire n’est pas toujours sûr.
A sa manière Aron est un progressiste qui pense que l’humanité n’a d’autre espoir pour survivre que la Raison et la science. Il faut une fois pour toutes accepter qu’il n’y a pas de progrès qui ne comporte un négatif. Tout ce que l'homme conquiert est tjs payé.
Ces principes directeurs de la réflexion se fondent sur des valeurs
Ces valeurs sont la vérité et la liberté, les deux étant pour lui indissociables
Pour pouvoir exprimer la vérité, il faut être libre. Il ne faut pas qu’un pouvoir extérieur contraigne les individus
Dès lors il faut faire confiance à la manière de penser qui donne se chance à la vérité page 325
La grande question est en effet « est-ce qu’on accepte le dialogue ? A cette question seule la démocratie répond positivement . Elle est la condition de la liberté et de la vérité
Il n’y a pas d’autre modèle. Ce qui prétend en être un autre a toujours en fin de compte le masque hideux du totalitarisme. Ce qui est important c’est notre capacité à préserver un modèle de civilisation, celui de l’occident, et un système de valeurs qui est contingent et fragile. Pour faire vivre ce modèle, il faut se souvenir que, dans une démocratie, les individus sont à la fois des personnes privées et des citoyens. Notre civilisation libérale est aussi une civilisation du citoyen, et pas seulement du consommateur ou du producteur. Comme le rappelle Aron dans son Plaidoyer pour l’Europe Décadente (Paris, Laffont, 1977), une morale du citoyen est nécessaire pour que l’Europe garde sa résolution collective.
Au total les options politiques et les valeurs qu’il défend font de lui un libéral, mais un libéral d’une espèce un peu curieuse puisqu’on a pu dire de lui qu’il a passé sa vie à aller à gauche en tenant des propos de droite et à droite en tenant des propos de gauche. Quand en 1980, on lui demande si il est le dernier libéral, il répond :
« Non. Aujourd’hui il y en a beaucoup qui me rejoignent. A la limite, je pourrais être à la mode »
A titre personnel j’apprécie enfin son goût de la confrontation avec les auteurs du passé.
RA a passé sa vie à se frotter aux grands esprits comme Tocqueville, Comte, Weber ou encore Marx (il a condamné non Marx mais le marxisme-léninisme, et dans ses écrits éco il utilise des concepts marxistes comme de simples outils d’analyse parmi d’autres et non de manière dogmatique)
A ce sujet il dit :
« J’aime le dialogue avec les grands esprits et c’est un goût que j’aime répandre parmi les étudiants. Je trouve que les étudiants ont besoin d’admirer et comme ils ne peuvent pas normalement admirer les professeurs pque les professeurs sont des examinateurs ou pqu’ils ne sont pas admirables, il faut qu’ils admirent les grands esprits et il faut que les professeurs soient précisément les interprètes des grands esprits pour les étudiants »
Aron est un modèle pour les professeurs et les étudiants, un modèle pour tous ceux qui ont le goût de la réflexion.
Une dernière remarque sur ce qui fait l’unité de son œuvre
Quand on lui pose la question RA répond qu’elle est une réflexion sur le 20ème siècle, à la lumière du marxisme, en essayant d’éclairer tous les secteurs de la société moderne, cad l’économie, les relations sociales, les régimes politiques, les relations entre les nations et les dimensions idéologiques. Il ajoute que tout ce qu’il a fait est imparfait, que tout est esquissé mais que peut-être il y a une place pour les amateurs dans son genre. A une époque d’hyper spécialisation du savoir il est dommage que les amateurs dans son genre soient aussi rares.
Il me semble qu’Aron est une antidote face à une pensée politique moralisante qui stérilise l’action qui n’analyse pas mais voit des victimes partout et dénonce sans trêve des responsables sans voir que c’est un jeu sans fin tout le monde étant à sa manière victime de tout le monde, que cette approche empêche de voir les choses telles qu’elles sont et de proposer des solutions certes imparfaites mais permettant de faire progresser les choses autrement qu’en posant des rustines.
Son éthique est une éthique de la responsabilité que l’on peut opposer efficacement à une éthique de la bonne conscience cucul ou de la stigmatisation
Aron est à sa manière « L’homme » (ce que les alinistes disaient d’Alain)
Cela n’empêche pas d’avoir conscience des ambiguïtés et des zones d’ombre de cette grande figure intellectuelle
Il a été un homme d’influence conseillant et suggérant mais laissant aux responsables politiques le soin de se salir les mains
Dans La République Impériale, il écrit : « Jamais je n’aurais pu être le conseiller d’un président des EU, ordonner les bombardements au Vietnam et aller ensuite dormir pacifiquement »
Dans le Spectateur Engagé il ajoute : « Je suis capable intellectuellement d’accepter, de comprendre ces nécessités, mais mon tempérament n’est pas exactement en accord avec mes idées, si j’ai le droit d’en parler. Voyez je ne suis pas assez glacé »
Ce n’est pas la forme d’ironie aronienne que je préfère. Cette ambiguïté révèle une sorte de dédoublement, de faille, en tout cas de limite d’une personnalité par ailleurs si remarquable.
A ce propos un texte d’hommage signé d’un de ses élèves les plus singuliers est tout à fait intéressant. Le voici:
« Personne n’a eu sur moi une plus grande influence intellectuelle que Raymond Aron. Il fut mon professeur lors de la dernière période de mes études universitaires. Il fut un critique bienveillant lorsque j’occupais des fonctions officielles. Son approbation m’encourageait, les critiques qu’il m’adressait parfois me freinaient. Et j’étais ému par la nature chaleureuse, affectueuse de ses sentiments, ainsi que par son inépuisable bonté »
Il s’intitule « My Teacher ». Son auteur est Henry Kissinger, celui qui avec Nixon a ordonné les bombardements massifs de civils nord-vietnamiens. Aron dans le contexte de la guerre froide a soutenu les positions américaines. Il les a expliquées à l’opinion sans les condamner. Là encore il a refusé les condamnations morales avec en arrière-plan la conviction que les américains après tout étaient moins coupables que les français.
Cela n’est à mon sens pas à porter au crédit d’un homme dont la stature n’en reste pas moins tout à fait exceptionnelle. C’est aussi à resituer par rapport à sa conception de la politique dont tous les combats sont douteux, en particulier ceux de la politique étrangère qui est un exercice, dit-il, de « truand ou de gangster ».
Conclusion
En conclusion je voudrais évoquer la réaction d’un proche de Sartre, Michel Contat, après la publication du Spectateur Engagé. Dans un article du Monde Contat estime que le dialogue entre Sartre et Aron n’a jamais cessé et on peut y lire ce qui suit :
« ces deux pensées antagonistes malgré leur communauté de culture (la phénoménologie, le marxisme) sont les deux pôles entre lesquels se tend jqu’au déchirement le débat intellectuel du siècle […] C’est dans nos têtes que […] s’affrontent les deux voix fraternellement ennemies, nos deux voix : celle qui énonçant le souhaitable, le désirable pose un projet indéfini et celle qui, lui opposant raisonnablement le possible, la réalité têtue, met en garde […] la gauche reste sa famille et, d’une certaine manière, elle l’est toujours restée, même quand il campa chez l’adversaire puisque c’est contre elle qu’il argumente comme pour lui dessiller les yeux […]Il est un analyste froid qui prend position, un partisan dépassionné »
Fondamentalement je suis convaincu du fait qu’il vaut mieux avoir raison à la manière d’Aron que tort à la manière de Sartre
Réfléchir avec RA c’est en effet réfléchir sur l’essentiel, sur ce qui est au fondement des attitudes politiques et des systèmes de pensée qui influencent les actions des hommes, sachant que parmi ces systèmes certains sont mortifères et ont fait la preuve des terribles dangers dont ils sont porteurs, alors que d’autres sont stériles et paralysent l’action.
Il me semble que nous avons besoin de nous inspirer de la posture d’Aron aujourd’hui, à un moment où la société française a besoin de réformes (alors qu’il faut faire évoluer le contrat social et le pacte républicain hérités de l’après-guerre mais qui manifestement ne sont plus adapté aux exigences de notre temps).
Sa méthode de pensée est une antidote indispensable face au retour des idéologies qu’elles soient ultra nationalistes ou alter mondialistes ou fondamentalistes. (Tout ce qu’il a dit sur le soviétisme est transposable aux régimes et aux mouvements inspirés par le fanatisme religieux)
Aron pour ne pas déraisonner, pour garder son bon sens et rester intelligent.
Dernière citation :
« Entre la tentation totalitaire et les aspirations libérales, la bataille continue, elle se poursuivra aussi loin devant nous que porte notre regard. Les libertés dont nous jouissons gardent la fragilité des acquis les plus précieux de l’humanité »
Citation figurant sur la 4ème de couverture du n° de Commentaire qui lui est consacré.
Analyste réputé froid il n’adopte en effet jamais d’attitude compassionnelle, ne cherche jamais à convaincre par l’émotion ni par des arguments directement moraux. Il part toujours de l’observation des faits tels que la raison peut les ordonner.
Il ne cherche pas à être une belle âme et laisse ce soin à d’autres.
« Une fois pour toutes il est entendu que je ne suis pas une belle âme », comme il le dit lui-même avec un petit sourire dans un ouvrage d’entretiens tiré d’une série télévisée diffusée en 1980, au soir de sa vie. Cet ouvrage comme l’émission ont pour titre le spectateur engagé. Cet exposé leur doit beaucoup.
Né en 1905 , disparu en 1983 il a mené de front deux carrières :
- celle de journaliste au figaro puis à l’Express
- celle d’universitaire, professeur de sociologie d’abord à la Sorbonne puis au Collège de France
Ce double regard l’a conduit à analyser méthodiquement à travers plus de 30 livres les mutations des sociétés modernes et à participer quotidiennement aux grands combats qui dans le bruit et la fureur de l’histoire ont divisé le monde au temps de la guerre froide.
Editorialiste commentant l’actualité à chaud, il a toujours intégrer ses jugements ponctuels dans une vision d’ensemble du monde. Cette vision d’ensemble l’inscrit dans le courant de la pensée libérale, courant tout à fait minoritaire en France à l’époque où il a vécu et pensé. Rappelons que de la fin de la deuxième guerre mondiale jqu’aux années 1980 le marxisme a été pour l’intelligentsia française, selon la formule de son « petit camarade Sartre », « l’horizon indépassable de notre temps », c’est à dire l’idéologie dominante
Aron a donc occupé une place singulière parmi les intellectuels français en s’opposant à la majorité d’entre eux
Sa pensée et ses analyses ont été celles d’un intellectuel anticonformiste qui a eu raison avant tous les autres sur la nature du stalinisme et sur bien d’autres questions. Il a eu le courage de tenir sa position, de ne céder à aucune mode intellectuelle, tout en accomplissant une œuvre scientifique d’une qualité indiscutée
Autant de raisons de s’intéresser à RA en cherchant ce que peut nous transmettre, plus de 20 ans après sa mort, cet observateur lucide qui a mis ses capacités de réflexion au service de la vérité, de la liberté et de la lutte contre les systèmes de pensée qui les menacent, cad contre toutes les formes de totalitarisme
Je vais essayer dans le cadre très restreint de cet exposé de montrer l’exemplarité du parcours de RA dans le tourbillon de l’histoire du 20ème siècle, puis de mettre en évidence quelques uns des enseignements que sa manière de concevoir le rôle de l’intellectuel inspire dès lors qu’on s’intéresse aux choses de l’esprit
I- Le parcours
Les années de formation
Revenir sur la vie de cette très gde figure intellectuelle que fut R Aron est l’occasion d’une plongée dans l’histoire de ce siècle tragique que fut le 20ème siècle
A 23 ans, en 1928, brillant sujet de l’école normale supérieure il se destine à la philosophie et passe
l’agrégation de philosophie à laquelle il est reçu premier. La même année, comme le dit Aron, Sartre « éprouve le besoin » de se faire recaler. Immédiatemment, il traverse une crise intérieure, presque de désespoir. Il est écrasé par le certitude d’avoir perdu des années à n’apprendre selon ses propres dires presque rien. Il vit une sorte de révolte contre l’enseignement qu’il a reçu et qui ne l’a pas préparé à comprendre le monde et la réalité sociale. Il se demande sur quoi faire de la philosophie et se répond « sur rien ou bien faire une thèse de plus sur Kant », ce qu’il ne l’enthousiasme pas du tout.
Au printemps 1930 il décide de quitter la France et son milieu pour partir à la rencontre des philosophes et des sociologues allemands . Assistant pendant 18 mois à l’université de Cologne, il est ensuite en poste à Berlin
Pendant ce séjour de 3 ans il découvre une Allemagne déchirée par la marche au pouvoir d’A Hitler. Frappé par la violence nationaliste des allemands, il prend tout de suite conscience des risques d’une nouvelle guerre, le pb n°1 devenant de savoir comment l’éviter. A Berlin il va aux réunions publiques, il écoute Goebbels, il écoute Hitler. Hitler d’emblée lui inspire la peur et l’horreur ; il dit en avoir perçu presque tout de suite le satanisme, ce qui, ajoute-t-il n’était pas évident pour tout le monde au début.
Or face à Hitler, ses maîtres que ce fussent Alain ou Brunschvicg ne faisaient pas le poids. Alain est un chantre du pacifisme ; Brunschvicg est à la Sorbonne le gardien du temple néo-kantien.
En Allemagne, il lit la phénoménologie de l’esprit de Husserl ainsi que le premier Heidegger. Il approfondit sa connaissance de l’œuvre de Marx et est influencé par Mannheim. Il découvre les philosophes de l’histoire et en particulier Max Weber.
Chez Max Weber, il trouve ce qu’il cherchait cad un homme qui, dit-il, «avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité et, en point d’arrivée, la décision et l’action ». Il trouve chez Weber les deux impératifs liés qui guideront toute sa vie : rechercher la vérité de la réalité d’une part, agir de l’autre.
Ce voyage en Allemagne l’enrichit donc au plan intellectuel. Il change aussi sa compréhension de la politique
L’arrivée au pouvoir de Hitler, soutenu par les masses, lui fait voir l’irrationalité fondamentale des mouvements de foule, l’irrationalité de la politique et la nécessité pour faire de la politique de jouer des passions irrationnelles des hommes
Il en déduit que pour penser la politique il faut être aussi rationnel que possible, mais que pour en faire il faut inévitablement utiliser les passions des autres hommes
L’activité politique est donc impure. Il préfère la penser.
Dès cette époque il trace l’ itinéraire intellectuel qu’il suivra toute sa vie. Il décide d’être celui qui prend parti sur les événements tout en les analysant objectivement. Il décide d’être un SE.
Spectateur de l’histoire se faisant, il s’agit d’être aussi objectif que possible envers. En même temps il s’agit de s’engager, de prendre parti par la parole et par les mots. Sa thèse a pour sous-titre « les limites de l’objectivité historique » ; il l’écrit précisément pour montrer les limites dans lesquelles on peut être à la fois un spectateur et un acteur
Dans le combat des démocraties contre le totalitarisme nazi, il reste toutefois, dans un premier temps surtout un spectateur. L’engagement viendra plus tard avec la défaite en 1940
En effet de retour à Paris en 1933, il ne cherche pas à témoigner politiquement et ne participe que de loin au mouvement antifasciste
En tant que juif il pense qu’on peut le suspecter de ne pas être objectif.
Il considère aussi que les quelques textes qu’il a écrits pendant son séjour en Allemagne sont détestables.
Voici ce qu’il dit à ce sujet
« Ils sont détestables pque d’abord je ne savais pas observer la réalité politique ; en plus je ne savais pas distinguer de manière radicale le souhaitable et le possible. Je n’étais pas capable d’analyser la situation sans laisser paraître mes passions ou mes émotions, et mes émotions étaient partagées entre ma formation, ce que j’appelle « l’idéalisme universitaire », et la prise de conscience de la politique dans sa brutalité impitoyable »
Si le commentateur à chaud n’est pas encore prêt, il apparaît aussi que l’intellectuel n’a rien produit. La priorité du moment est d’écrire et de publier
En 1935 parait un livre intitulé « la Sociologie Allde contemporaine », rapporté de son séjour en Allemagne. En 1938 il publie son premier grand livre qui a pour titre Introduction à la Philosophie de l’Histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique
RA dit avoir vécu les années 30 avec le désespoir de la décadence française, avec le sentiment que la France s’enfonçait dans le néant. Pour lui, je le cite « La France des années 30 c’était la France décadente par excellence. Au fond elle n’existait plus ; elle n’existait que par ses haines des français les uns contre les autres »
Il ne peut répondre à la question de savoir pourquoi les choses sont ainsi mais il vit intensément cette décadence, avec une tristesse profonde, tout en étant heureux avec sa famille, avec ses amis et dans son travail.
A l’époque ses amis les plus proches se nomment Eric Weill, Koyré, Kojève, Malraux, Sartre, Marjolin
« Jamais je n’ai vécu dans un milieu aussi éclatant d’intelligence et aussi chaud d’amitié que dans les années 30 et jamais je n’ai connu le désespoir historique au même degré car après 1945 la France était transformée »
Il lit le livre de Boris Souvarine qui déjà dénonce les crimes de Staline, mais il ne met pas Hitler et Staline sur le même plan. Il n’est libéré dans son regard et son jugement sur l’URSS que par la signature du pacte germano-soviétique
« La vérité c’est qu’il est difficile de penser qu’on a deux menaces sataniques simultanément avec la nécessité d’être allié avec l’une des deux. Ce n’était pas plaisant mais c’était la situation historique »
Survient la drôle de guerre, la bataille de France et le désastre. Comme les autres il est emporté avec sa famille sur les routes par l’exode civil en éprouvant un sentiment de honte et d’indignité.
Le 22 juin il se trouve du côté de Bordeaux ; l’armistice est signé. Il lui est presque impossible de ne pas partager le lâche soulagement général.
En analyste rationnel il mesure à quel point dans ttes les guerres il y a une donnée démographique ; la 1ère guerre a été presque mortelle pour la France, elle n’aurait pas supporté une deuxième saignée.
Et toujours il a le goût du paradoxe et un sens aigu des ironies de l’histoire.
Voilà ce qu’il dit sur la défaite :
« La rapidité même de la défaite a rendu possible le relèvement démo éco et pol de la France ; je le pense très profondément bien que ce ne soit pas très agréable de dire qu’on a été sauvé par un désastre »
Il considère que l’armistice est une réplique au pacte germano-soviétique. Encore une ironie de l’histoire. « Au bout du compte le pacte était une invitation de Staline au français de se battre jqu’au dernier pour l’Union Soviétique, et les français ont répondu galamment pourquoi ne feriez vous pas la même chose pour nous. Bien entendu ils ne l’ont pas pensé mais ils l’ont fait »
Il part à Londres sans avoir entendu l’appel du 18 juin et s’engage dans une compagnie de chars. Contacté par l’état major du Général de Gaulle, il participe à la création d’une revue qui a pour titre « La France Libre ».
C’est un tournant de sa vie. Sa destinée en est transformée.
Dans le premier numéro, il publie un article analysant la défaite dont le manuscrit a été lu et approuvé par de G qui en marge annote plusieurs passages de très professoraux B au crayon rouge.
A Londres il est gaulliste à sa manière et se défie de l’entourage du chef. Il pense que la propagande gaulliste culpabilise à tort les cadres de l’armée et de la fonction publique restés sur le territoire national. Il lui semble qu’en profondeur Petain et de Gaulle avaient les mêmes objectifs, que leurs querelles n’étaient pas inexpiables et que la majorité des français pensent de même et rêvent de la réconciliation des deux hommes.
Il est exaspéré par l’héroïsme facile des français dans la tranquillité de Londres. « C’était trop facile d’être héroïque à Londres »
Comme toujours ses attitudes et ses prises de position reflètent son sens de la mesure et son goût de l’équilibre.
Vient le temps de la libération et de la reconstruction de la France. Le pays sort de la phase de décadence pour entrer dans celle du redressement.
Revenu à Paris Aron est attiré par l’action politique. Il refuse un poste universitaire à Bordeaux, effectue un bref passage au cabinet d’André Malraux, ministre de l’information puis entre au journal Combat en 1946. En mai 1947 les ministres communistes quittent le gouvernement. On entre dans la guerre froide.
Au même moment Aron quitte Combat et à 42 ans entre au Figaro.
Il dit n’avoir pas choisi la droite mais avoir choisi entre le Monde et le Figaro Au Figaro pendant 30 ans il traite régulièrement des relations internationales et des questions économiques. Chaque jour il s’engage dans le combat pour la liberté et la vérité avec pour sources d’information : « Les mêmes que tout le monde : les journaux » ainsi qu’il le précise en ajoutant : « Je ne prétendais pas réaliser des scoops journalistiques, j’essayais d’analyser une situation. Mes analyses étaient une réflexion, une réflexion sur les évènements » page 206
Faute de temps je vais me limiter à évoquer 3 facettes de son engagement dans la mêlée des évènements : la guerre froide, l’Algérie et mai 68.
RA et la guerre froide
Sur le conflit est-ouest, outre ses chroniques, RA publie en 48 et 51 deux livres où il analyse la nouvelle situation du monde créée par la guerre froide, qu’il préfère d’ailleurs qualifier de paix belliqueuse. A travers ses écrits il s’engage résolument dans le combat des démocraties contre le totalitarisme soviétique. Il approuve et soutient sans faille la politique américaine qu’il s’agisse du blocus de Berlin ou de la guerre de Corée, ce qui le classe dans le camp des anticommunistes à une époque « où tous les anticommunistes sont des chiens » selon Sartre. Le clivage politique sur l’URSS conduit à la rupture de leur amitié et en 1948 ils se brouillent définitivement,. A un moment où Sartre s’affiche en compagnons de route du PC, RA est ouvertement anti-stalinien avant la plupart des autres intellectuels français. Au soir de sa vie il en fait son plus grand motif de fierté
La guerre froide a en effet divisé les intellectuels français et opposé Aron qui a choisi son camp à Sartre mais aussi à Camus ou à Merleau Ponty qui refusent de choisir.
En 1955 il publie à leur intention L’Opium des Intellectuels.
L’attitude envers l’Urss est à ses yeux la question majeure. Il y pense l’union soviétique avec ses camps de concentration, avec son régime despotique, avec sa volonté expansionniste. Il explique qu’elle n’est pas devenue ce qu’elle est par accident ou par la faute de Staline seul, mais pqu’à l’origine il y a une conception du mouvement révolutionnaire qui devait nécessairement aboutir à ce qu’elle est devenue. Ce qui est en question c’est le mouvement socialiste lui-même. On touche à l’essentiel. Pour Aron il est naturel d’être anti-communiste quand on est pas communiste, puisque les communistes eux mêmes disent que ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux. En revanche Sartre, sans être communiste, considérait qu’il était moralement coupable d’être contre le parti de la classe ouvrière. Il n’ignore pourtant pas la réalité des camps et de leurs millions de prisonniers comme en témoigne un de ses éditoriaux des temps modernes. RA constate que fascinés par les grands mythes que sont le prolétariat, le socialisme, la révolution, la société sans classe, la gauche, toute une fraction des intellectuels français a refusé d’accepter les conséquences de la rupture entre l’est et l’ouest. Aron quant à lui les a tirées en choisissant le camp de la démocratie parlementaire, tout en reconnaissant que ce régime ne suscite pas l’enthousiasme. Le seul argument est celui de Churchill. Mais il n’est guère en accord avec l’esprit du temps.
Winock sur RA et la guerre froide :
« Aron aurait pu comme tant d’autres jouer les Salomon, voir les choses de Sirius, évaluer les vertus et les vices des deux antagonistes, conclure en moraliste sur un choix balancé. Il est au contraire l’un des tout premiers en France à formuler sans équivoque les données de la Guerre Froide et l’obligation politique de choisir son camp."
Le Grand Schisme, essai de synthèse sur la situation politique mondiale et sur les problèmes français, imprimé en juillet 1948, atteste la vigueur de l’engagement. La clarté de l’exposé, soutenue par des formules appelées à la postérité, mais surtout la détermination de l’auteur frappent encore le lecteur d’aujourd’hui. Alors que la lutte idéologique favorise de part et d’autre une littérature souvent délirante, l’auteur surprend aussi par un certain ton, qui n’est pas tellement d’époque – celui de la modération. Aron, cependant, démontre qu’un esprit modéré ne signifie pas un caractère faible, qu’il relève moins d’un tempérament que d’une expérience, d’une culture acquises, d’une passion dominée. Le Grand Schisme révèle la combinaison de la mesure dans les mots et de la fermeté dans la conduite.
On peut lire dans le Grand Schisme l’ébauche de ce que sera, neuf ans plus tard, l’Opium des Intellectuels, pamphlet célèbre contre les intellectuels de gauche.
Ces intellectuels de gauche, dont Aron est si proche, à tout le moins par sa formation normalienne et philosophique, il les accuse de trahir leurs propres valeurs en se laissant subjuguer, à la fois par une doctrine du 19ème siècle que l’histoire a démentie, par un Etat dont la nature totalitaire devrait leur être odieuse et par un parti qui en est le représentant et l’exécutant dans nos frontières. Contrairement à eux, Aron assume sans fausse honte l’anticommunisme – ce qui le classera à jamais aux yeux d’un grand nombre de ses pairs comme un « chien de garde » de la bourgeoisie, mais qui lui assurera une légitimité d’analyste politique ne cédant ni aux émotions qui aveuglent ni aux affections qui étouffent l’esprit critique. Non qu’il juge le bloc occidental comme le camp du souverain Bien, mais parce qu’il ne nourrit aucun doute sur la nature mensongère et tyrannique du communisme stalinien.
Cette lutte idéologique – non contre Marx, mais contre le marxisme, le marxisme-léninisme, et plus encore contre l’aveuglement des intellectuels de gauche sur les réalités de l’Union Soviétique – se double d’un choix proprement politique : l’abstention est interdite ; il faut assumer ses refus.
Extrait de l’Opium des intellectuels
A ce propos un passage de l’opium des intellectuels, p 302, me semble éclairant sur la manière de voir d’Aron :
« Nous n’avons pas de doctrine ou de credo à opposer à la doctrine ou au credo communiste, mais nous n’en sommes pas humiliés, pque les religions séculières sont toujours des mystifications. Elles proposent aux foules des interprétations du drame historique, elles ramènent à une cause unique les malheurs de l’humanité. Or la vérité est autre, il n’y a pas de cause unique, il n’y a pas d’évolution unilatérale. Il n’y a pas de Révolution qui, d’un coup, inaugurerait une phase nouvelle de l’humanité. La religion communiste n’a pas de rivale, elle est la dernière de ces religions séculières qui ont accumulé les ruines et répandu des flots de sang.[…]Mais, réclamer des anticommunistes une foi comparable, exiger d’eux un édifice, aussi compact, de mensonges, aussi séduisants, c’est les inviter au fascisme. Car ils ont la conviction profonde qu’on améliore pas le sort des hommes à coups de catastrophes, qu’on ne promeut pas l’égalité par la planification étatique, qu’on ne garantit pas la dignité et la liberté en abandonnant le pouvoir à une secte à la fois religieuse et militaire. Nous n’avons pas de chanson pour endormir les enfants. »
Guerre d’Algérie
Pour ce qui est des événements d’Algérie, l’analyse qu’il en fait et les conclusions qu’il en tire sont typiques de sa manière d'être
Convaincu du fait que « La politique de la France ne peut pas être déterminée par un million de français d’Algérie », il publie en 1957 La tragédie Algérienne. Dans ce pamphlet il s’efforce de prendre le problème tel qu’il est, c’est à dire porteur de contraintes objectives auxquelles la France ne peut échapper qu’on le veuille ou non . Avant tout le monde il affirme que l’indépendance de l’Algérie est inéluctable et qu’il faudra bien s’y résoudre. Il appuie sa démonstration sur des arguments d’ordre strictement économiques et démographiques
A droite on le taxe bien sûr de défaitisme et d’abandon. A gauche on s’indigne qu’il ne fonde pas son analyse sur des positions morales, on lui reproche de ne pas condamner le colonialisme en tant que tel, de ne pas employer le langage de l’idéologie
Il refuse de signer le manifeste des 121 pétition d’intellectuels hostiles à l’AF appelant à la désertion les appelés du contingent ; elle lui semble être le comble de l’irresponsabilité, les signataires incitant les jeunes recrues à prendre tous les risques mais n’en prenant eux-mêmes aucun
Il refuse aussi d’écrire comme il le dit des choses littéraires sur l’horreur et la torture et laisse le soin des protestations morales aux belles âmes
Sa prise de position mécontente donc tout le monde et pendant plusieurs mois la direction du Figaro lui demande de ne plus rien écrire sur l’Algérie
En 1980 son commentaire reste très sobre :
« A partir du moment où j’avais écrit ce que je pensais de l’Algérie à une époque où personne ne le disait, j’avais fait ce que je pouvais faire » page 215
Mai 68
En Mai 68 aussi Aron détonne dans le paysage intellectuel français par ses prises de position.
Sartre est accueilli en héros dans le grand amphi de la Sorbonne ; il y proclame que le mouvement de mai va réaliser le vieux rêve d’une liaison du socialisme et de la liberté, qu’une nouvelle société est en train de naître et qu’elle réalisera la pleine démocratie.
A la même époque Maurice Clavel, enthousiaste, soutient avec lyrisme les gauchistes dans le nouvel observateur et dans Combat. Comme le remarque Winock, il ne fait pas dans la dentelle, mais dans l’Absolu, dans l’âme, dans le cosmique. Il récuse Descartes, crie sa foi en Dieu avec des traits de flamme, et bénit ces étudiants qui refusent de devenir des cadres. Avec un ton de prêcheur de parousie, il s’en remet aux contestataires et au Saint Esprit, se réclame de Jeanne d’Arc et de Cohn Bendit.
Dans ce tumulte Aron garde la tête froide et en appelle à la raison. Pour lui mai 68 est un « psychodrame », ou comme le dit son ami Kojève « un ruissellement de connerie ». Il s’efforce de faire voir les choses pour ce qu’elles sont, à savoir une crise de l’université qui appelle une réforme et des solutions rationnelles.
Il ne craint pas de s’exposer ; dans le figaro du 11 juin il invite tous ceux qui le liront et trouveront dans ses propos l’écho de leurs inquiétudes à lui écrire. Il lance un appel à la défense de l’université en crise.
« Peut-être le moment est-il venu,, contre la conjuration de la lâcheté et du terrorisme, de se regrouper, en dehors de tous les syndicats, en un vaste comité de défense et de rénovation de l’université française ».
Le comité est constitué dès le 21 juin
Contre Aron Sartre défend un enseignement pour la masse et non pour l’élite. Dans le nouvel obs il déclare que « cela suppose qu’on ne considère plus, comme Aron, que penser seul derrière son bureau – et penser la même chose depuis 30 ans – représente l’exercice de l’intelligence. Cela suppose surtout que chaque enseignant accepte d’être jugé et contesté par ceux auxquels il enseigne, qu’il se dise : « Ils me voient tout nu ». […] Il faut, maintenant que la France entière a vu de Gaulle tout nu, que les étudiants puissent regarder Aron tout nu. On ne lui rendra ses vêtements que s’il accepte la contestation »
Aron n’a pas cru bon de répondre à une attaque aussi peu digne d’un philosophe, mais a contribué à la réforme de l’université.
II – Ce que RA peut nous transmettre
On peut d’abord, et c’est mon cas être sensible au scepticisme de RA
Ce scepticisme apparaît dans sa manière très lucide de concevoir la nature humaine, le devenir historique et l’action politique.
Sur l’homme il ne nourrit pas de grandes illusions lyriques. On peut résumer sa position par une formule de son ami le philosophe Eric Weil, « l’homme est un être raisonnable mais il n’est pas démontré que les hommes soient raisonnables ».
De l’histoire il a une vision shakespearienne : l’histoire est un tumulte insensé plein de bruit et de fureur. Elle a toujours entremêlé l’héroïsme et l’absurdité, des saints et des monstres, des progrès incomparables et des passions aveugles. RA sait que l’histoire est tragique.
De la politique il a une conception très réaliste : tous les combats politiques sont douteux. Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal. C’est le préférable contre le détestable
Il en déduit qu’avoir des opinions politiques ce n’est pas avoir une fois pour toute une idéologie. C’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent.
De ces positions fondamentales découlent un ensemble de principes directeurs de la réflexion
RA ne croit pas que l’histoire ait un sens prédéterminé ; il ne croit donc pas que l’intellectuel puisse être ce qu’il appelle un confident de la providence. Pas plus que les autres il ne sait à qui la providence réserve la victoire.
Il refuse le messianisme et toute lecture messianique de l’histoire.
Le seul projet raisonnable est d’analyser les situations en fonction des événements, sans avoir l’illusion de connaître l’issue du drame ou de la tragédie qui s’ appelle l’histoire humaine.
L’histoire est une sorte de magma en fusion. Et pourtant elle donne prise, à l’exercice de la liberté humaine et de la raison : dans le cadre très contraignant de l’action quels sont les choix pertinents et quelles sont les décisions qui en découlent.
Au rêve RA préfère l’explication. Ce type d’approche conduit à la clarté, ce que lui ont reproché ceux qui dénoncent sa froideur et le tranchant de ses conclusions.
Toujours il met à distance ce qu’il analyse : son projet est d’écrire sur les pb politiques comme un homme qui observe, réfléchit et cherche la meilleure solution pour le bien des hommes. Il ajoute : « Je trouve un peu prétentieux de rappeler à chaque instant mon amour de l’humanité" p 319.
De là découle le refus des attitudes compassionnelles, du sentimentalisme facile, de la dégoulinade des émotions qui empêchent de penser.
Question typiquement aronienne : « Faut-il déraisonner pour montrer qu’on a bon cœur ? »
Morale et politique ne se confondent pas. Se cantonner au terrain de la morale c’est refuser de penser la politique ou s’empêcher de la penser, cad d’essayer, à partir de ce que l’on sait, de prendre des décisions raisonnables.
RA sait que l’action politique est impure et que l’histoire peut être une marâtre. Toutefois, le pire n’est pas toujours sûr.
A sa manière Aron est un progressiste qui pense que l’humanité n’a d’autre espoir pour survivre que la Raison et la science. Il faut une fois pour toutes accepter qu’il n’y a pas de progrès qui ne comporte un négatif. Tout ce que l'homme conquiert est tjs payé.
Ces principes directeurs de la réflexion se fondent sur des valeurs
Ces valeurs sont la vérité et la liberté, les deux étant pour lui indissociables
Pour pouvoir exprimer la vérité, il faut être libre. Il ne faut pas qu’un pouvoir extérieur contraigne les individus
Dès lors il faut faire confiance à la manière de penser qui donne se chance à la vérité page 325
La grande question est en effet « est-ce qu’on accepte le dialogue ? A cette question seule la démocratie répond positivement . Elle est la condition de la liberté et de la vérité
Il n’y a pas d’autre modèle. Ce qui prétend en être un autre a toujours en fin de compte le masque hideux du totalitarisme. Ce qui est important c’est notre capacité à préserver un modèle de civilisation, celui de l’occident, et un système de valeurs qui est contingent et fragile. Pour faire vivre ce modèle, il faut se souvenir que, dans une démocratie, les individus sont à la fois des personnes privées et des citoyens. Notre civilisation libérale est aussi une civilisation du citoyen, et pas seulement du consommateur ou du producteur. Comme le rappelle Aron dans son Plaidoyer pour l’Europe Décadente (Paris, Laffont, 1977), une morale du citoyen est nécessaire pour que l’Europe garde sa résolution collective.
Au total les options politiques et les valeurs qu’il défend font de lui un libéral, mais un libéral d’une espèce un peu curieuse puisqu’on a pu dire de lui qu’il a passé sa vie à aller à gauche en tenant des propos de droite et à droite en tenant des propos de gauche. Quand en 1980, on lui demande si il est le dernier libéral, il répond :
« Non. Aujourd’hui il y en a beaucoup qui me rejoignent. A la limite, je pourrais être à la mode »
A titre personnel j’apprécie enfin son goût de la confrontation avec les auteurs du passé.
RA a passé sa vie à se frotter aux grands esprits comme Tocqueville, Comte, Weber ou encore Marx (il a condamné non Marx mais le marxisme-léninisme, et dans ses écrits éco il utilise des concepts marxistes comme de simples outils d’analyse parmi d’autres et non de manière dogmatique)
A ce sujet il dit :
« J’aime le dialogue avec les grands esprits et c’est un goût que j’aime répandre parmi les étudiants. Je trouve que les étudiants ont besoin d’admirer et comme ils ne peuvent pas normalement admirer les professeurs pque les professeurs sont des examinateurs ou pqu’ils ne sont pas admirables, il faut qu’ils admirent les grands esprits et il faut que les professeurs soient précisément les interprètes des grands esprits pour les étudiants »
Aron est un modèle pour les professeurs et les étudiants, un modèle pour tous ceux qui ont le goût de la réflexion.
Une dernière remarque sur ce qui fait l’unité de son œuvre
Quand on lui pose la question RA répond qu’elle est une réflexion sur le 20ème siècle, à la lumière du marxisme, en essayant d’éclairer tous les secteurs de la société moderne, cad l’économie, les relations sociales, les régimes politiques, les relations entre les nations et les dimensions idéologiques. Il ajoute que tout ce qu’il a fait est imparfait, que tout est esquissé mais que peut-être il y a une place pour les amateurs dans son genre. A une époque d’hyper spécialisation du savoir il est dommage que les amateurs dans son genre soient aussi rares.
Il me semble qu’Aron est une antidote face à une pensée politique moralisante qui stérilise l’action qui n’analyse pas mais voit des victimes partout et dénonce sans trêve des responsables sans voir que c’est un jeu sans fin tout le monde étant à sa manière victime de tout le monde, que cette approche empêche de voir les choses telles qu’elles sont et de proposer des solutions certes imparfaites mais permettant de faire progresser les choses autrement qu’en posant des rustines.
Son éthique est une éthique de la responsabilité que l’on peut opposer efficacement à une éthique de la bonne conscience cucul ou de la stigmatisation
Aron est à sa manière « L’homme » (ce que les alinistes disaient d’Alain)
Cela n’empêche pas d’avoir conscience des ambiguïtés et des zones d’ombre de cette grande figure intellectuelle
Il a été un homme d’influence conseillant et suggérant mais laissant aux responsables politiques le soin de se salir les mains
Dans La République Impériale, il écrit : « Jamais je n’aurais pu être le conseiller d’un président des EU, ordonner les bombardements au Vietnam et aller ensuite dormir pacifiquement »
Dans le Spectateur Engagé il ajoute : « Je suis capable intellectuellement d’accepter, de comprendre ces nécessités, mais mon tempérament n’est pas exactement en accord avec mes idées, si j’ai le droit d’en parler. Voyez je ne suis pas assez glacé »
Ce n’est pas la forme d’ironie aronienne que je préfère. Cette ambiguïté révèle une sorte de dédoublement, de faille, en tout cas de limite d’une personnalité par ailleurs si remarquable.
A ce propos un texte d’hommage signé d’un de ses élèves les plus singuliers est tout à fait intéressant. Le voici:
« Personne n’a eu sur moi une plus grande influence intellectuelle que Raymond Aron. Il fut mon professeur lors de la dernière période de mes études universitaires. Il fut un critique bienveillant lorsque j’occupais des fonctions officielles. Son approbation m’encourageait, les critiques qu’il m’adressait parfois me freinaient. Et j’étais ému par la nature chaleureuse, affectueuse de ses sentiments, ainsi que par son inépuisable bonté »
Il s’intitule « My Teacher ». Son auteur est Henry Kissinger, celui qui avec Nixon a ordonné les bombardements massifs de civils nord-vietnamiens. Aron dans le contexte de la guerre froide a soutenu les positions américaines. Il les a expliquées à l’opinion sans les condamner. Là encore il a refusé les condamnations morales avec en arrière-plan la conviction que les américains après tout étaient moins coupables que les français.
Cela n’est à mon sens pas à porter au crédit d’un homme dont la stature n’en reste pas moins tout à fait exceptionnelle. C’est aussi à resituer par rapport à sa conception de la politique dont tous les combats sont douteux, en particulier ceux de la politique étrangère qui est un exercice, dit-il, de « truand ou de gangster ».
Conclusion
En conclusion je voudrais évoquer la réaction d’un proche de Sartre, Michel Contat, après la publication du Spectateur Engagé. Dans un article du Monde Contat estime que le dialogue entre Sartre et Aron n’a jamais cessé et on peut y lire ce qui suit :
« ces deux pensées antagonistes malgré leur communauté de culture (la phénoménologie, le marxisme) sont les deux pôles entre lesquels se tend jqu’au déchirement le débat intellectuel du siècle […] C’est dans nos têtes que […] s’affrontent les deux voix fraternellement ennemies, nos deux voix : celle qui énonçant le souhaitable, le désirable pose un projet indéfini et celle qui, lui opposant raisonnablement le possible, la réalité têtue, met en garde […] la gauche reste sa famille et, d’une certaine manière, elle l’est toujours restée, même quand il campa chez l’adversaire puisque c’est contre elle qu’il argumente comme pour lui dessiller les yeux […]Il est un analyste froid qui prend position, un partisan dépassionné »
Fondamentalement je suis convaincu du fait qu’il vaut mieux avoir raison à la manière d’Aron que tort à la manière de Sartre
Réfléchir avec RA c’est en effet réfléchir sur l’essentiel, sur ce qui est au fondement des attitudes politiques et des systèmes de pensée qui influencent les actions des hommes, sachant que parmi ces systèmes certains sont mortifères et ont fait la preuve des terribles dangers dont ils sont porteurs, alors que d’autres sont stériles et paralysent l’action.
Il me semble que nous avons besoin de nous inspirer de la posture d’Aron aujourd’hui, à un moment où la société française a besoin de réformes (alors qu’il faut faire évoluer le contrat social et le pacte républicain hérités de l’après-guerre mais qui manifestement ne sont plus adapté aux exigences de notre temps).
Sa méthode de pensée est une antidote indispensable face au retour des idéologies qu’elles soient ultra nationalistes ou alter mondialistes ou fondamentalistes. (Tout ce qu’il a dit sur le soviétisme est transposable aux régimes et aux mouvements inspirés par le fanatisme religieux)
Aron pour ne pas déraisonner, pour garder son bon sens et rester intelligent.
Dernière citation :
« Entre la tentation totalitaire et les aspirations libérales, la bataille continue, elle se poursuivra aussi loin devant nous que porte notre regard. Les libertés dont nous jouissons gardent la fragilité des acquis les plus précieux de l’humanité »
Citation figurant sur la 4ème de couverture du n° de Commentaire qui lui est consacré.
Sources
Le Spectateur engagé
Les mémoires d’Aron
Le n° 28/29 de la revue Commentaire qui lui a été consacré - Julliard
Le siècle des intellectuels Michel Winock Seuil
Ce qu’on peut lire
Les étapes de la pensée sociologique et en priorité les chapitres sur Tocqueville et Weber
Les 18 leçons sur la société industrielle
L’essai sur les libertés qu’il considère comme un de ses livres les plus philosophiques
Le spectateur engagé
La biographie publiée par Nicolas Baverez en 1993
Pierre Robert – Professeur d’Analyse Economique et Historique des Sociétés Contemporaines en classe préparatoire au haut enseignement commercial au lycée Franklin/Saint Louis de Gonzague
Aron sur le web :
Aron, Les idées politiques de Tocqueville, conférence à l'IEP de Paris, 1960
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