De Paris à Auburn (2ème partie du voyage)








Départ de Birmingham pour Auburn, plus au Sud, ou se trouve le Ludwig von Mises Institute. Rendez-vous est pris avec Jeffrey Tucker, le vice-président éditorial de l’Institut.


Nous arrivons, Daniel et moi en début de matinée au Mises Institute, après 2 bonnes heures de route. La chaleur est écrasante. La façade de l’Institut donne une impression charmante de cottage à la périphérie de la ville, non loin du campus de l’université. En face de l’Institut domine le grand stade de football, le Jordan-Hare Stadium qui abrite les matchs de l’équipe locale : les Auburn Tigers (couleur orange).

Nous sommes à deux jours de l’ouverture de l’Université d’été du Mises Institute, c’est l’effervescence dans la maison mais Jeffrey nous reçoit avec beaucoup de gentillesse et d’attention. Jeffrey est un homme distingué, barbe très bien taillée, costume et nœud papillon, boutons de manchette. Mais c’est aussi un homme très simple, riant à toute occasion et d’un rire sonore. Bref un américain typique, démonstratif et jovial mais avec un esthétisme très européen (1). Tout de suite nous parlons d’EWTN. Jeffrey, qui est catholique et passionné de musique sacrée, connaît bien la chaîne et évoque un projet d’émission, à l’invitation d’un religieux, sur le grégorien.


Nous abordons avec lui l’actualité du Mises Institute et son rayonnement. L’Université d’été reçoit une centaine d’étudiants du monde entier, dont 50 % d’américains. Leur séjour sur place est entièrement pris en charge financièrement par l’Institut. Les thèmes abordés couvrent le comportement du marché, la concurrence, la valeur et l'utilité monétaires et bancaires, les cycles économiques, l'organisation industrielle, la méthodologie économique, la philosophie des sciences, l'économie financière, et des sessions spéciales sur l'histoire économique, l'éthique et la philosophie politique. Les cours sont entrecoupés de groupes de lecture, de séminaires de discussion avec le corps professoral, et de conférences plénières. Le programme se termine par un examen oral facultatif pour l’obtention d’un certificat d'honneur. L'étudiant qui sort de l'oral avec la meilleure note, se voit décerner le prix Douglas E. French (du nom du président de l’Institut), soit une bourse d'études de 3.000 $.


Nous parlons aussi avec Jeffrey Tucker de la situation économique et politique aux Etats-Unis. Après cela il nous emmène visiter l’Institut. Pour commencer, il nous montre les armoiries de la famille von Mises. Toute la maison est magnifiquement décorée, avec de nombreux tableaux, des photos encadrées, des articles de journaux, des souvenirs.


On ne présente pas Ludwig von Mises, il fut le maître de Friedrich von Hayek et l’un des plus grands économistes du XXe siècle. Réfugié à New York en 1940, il s’y éteint en 1972. Sa veuve Margit von Mises fonde en 1982 le Mises Institute avec Murray N. Rothbard et Lew Rockwell qui en devint le premier président (2). A l’époque, le choix de s’implanter à Auburn tenait à la présence de quelques spécialistes d’économie autrichienne enseignant dans l’université de cette ville.

Mais l’Institut cultive son provincialisme avec une certaine conviction. Ici on ne fait pas de politique ni de lobbying, on ne courtise pas les bureaucrates comme à Washington DC (bien que cela soit tout à fait utile). Pas de building géant comme le Cato Institute ou Heritage Foundation. La maison ressemble plus à un monastère médiéval entièrement dédié à la recherche et à l’enseignement. Le jardin fait penser à un cloitre. Les salles d’étude, remplies de livres, se succèdent. Le salon est lui-même dédié à la lecture. Tout est feutré, silencieux. La décoration, élégante, est consacrée à la mémoire de Mises et de ses disciples : photos de famille, portraits de Hayek, Rothbard, Hazlitt, coupures de journaux.

Au détour d’un couloir j’aperçois une photo en noir et blanc de Ron Paul en compagnie de Rothbard dans les années 80. On dirait son fils Rand. Là, je m’arrête devant une photo en noir et blanc de JoAnn Beatrice Schumacher, la femme et collaboratrice de Rothbard. Ce dernier est en quelque sorte l’héritier spirituel de Mises aux Etats-Unis. Dans une œuvre monumentale, il a apporté au moins trois éléments fondamentaux à la pensée économique et sociale. Il a approfondi la théorie subjective de la valeur de Mises (3), il a contribué à mieux faire comprendre la Grande Crise de 1929 (4) et, dans son histoire de la pensée économique, il a souligné les contributions fondamentales des théologiens scolastiques espagnols au développement de la pensée économique au XVIe siècle à Salamanque (5). Selon lui, la tradition catholique du libre marché est plus authentiquement libertarienne que celle des économistes protestants Smith, Malthus et Mill.

Cette tradition commence avec saint Thomas d'Aquin, au XIIe siècle, elle se poursuit au XVIe siècle avec la scolastique tardive à Salamanque : Francisco de Vitoria, Juan de Mariana, Luis de Molina (6), puis au XIXe siècle avec Turgot, Condillac, Destutt de Tracy, Say et Bastiat (7). Murray Rothbard était agnostique, mais il avait peu d'admiration pour Martin Luther et défendait fermement la norme de la loi naturelle.

Au fond, l’existence de l’école autrichienne d’économie est une sorte de démenti à la thèse de Max Weber selon laquelle le capitalisme serait consubstantiel au protestantisme (8). Comme pour Rothbard, pour Thomas Woods, la tradition autrichienne est un développement authentique de la réflexion catholique sur l'économie. Thomas Woods est chercheur résident au Mises Institute et auteur de The Church and the Market. A Catholic Defense of the Free Economy (2005). Il a aussi réalisé une série d'émissions sur EWTN consacrée à l'apport de l'Eglise catholique à la civilisation. (Il en a fait par la suite un livre : How the Catholic Church Built Western Civilization. C’est aussi le cas d’Alejandro Chafuen, président de Atlas Foundation et auteur de Christian for Freedom : Late Scholastic Economics (1986) (9). Voir aussi à ce sujet, cet article tout récent de Jeffrey Tucker

Il faut dire que l’école autrichienne s’est développée et a prospéré à partir de la fin du dix-neuvième siècle en Autriche-Hongrie, dans une atmosphère intellectuelle qui était à la fois catholique et scolastique. La philosophie thomiste y était enseignée dans les écoles et les universités. Carl Menger, fondateur de l’école autrichienne d’économie est un catholique, même si Hitler a essayé de prouver qu’il était juif pour le discréditer. Il fut proche notamment du philosophe Franz Brentano (1838-1917), ordonné prêtre en 1864, et auteur d’une psychologie de l’intentionnalité qui a influencé aussi bien Edmund Husserl que de nombreux philosophes polonais, dont Karol Wojtyla. (10) La théorie autrichienne de la valeur, comme dans la philosophie de Wojtyla, rejette toute approche mécaniste et positiviste de la personne qui agit. Elle se démarque ainsi de l’école allemande qui privilégie l’approche expérimentale et mathématique (11).

Puis nous arrivons dans le book-shop. Jeffrey nous montre les auteurs français favoris de l’Institut : Say, Molinari, Bastiat. Je lui parle de Destutt de Tracy, auquel je tiens beaucoup, il est enthousiaste ! C’est justement l’un de ses auteurs préférés, un catholique comme Bastiat et un ami de Jefferson. Il trouve un livre de Destutt de Tracy dans la librairie et me l’offre : il s’agit de son traité d’économie politique, traduit en anglais par Jefferson. Ce livre est introuvable en français…

Cette année l’invité surprise de l’Université était le juge Andrew Napolitano, écrivain à succès et animateur d’un talk-show télévisé sur la chaîne Fox News. Encore un catholique, paléoconservateur et libertarien…

Dans les couloirs, nous croisons Jörg Guido Hülsmann, un économiste d'origine allemande qui vit en France et enseigne à l’université d’Angers. Il est membre du corps professoral senior de l'Institut Mises et l’auteur d’une monumentale biographie intellectuelle de Ludwig von Mises (plus de 1000 pages !) intitulée « The Last Knight of liberalism » (12). Son dernier livre sur la monnaie vient d’être traduit en français. Il sort chez l’Harmattan à la rentrée. Il y est question d’éthique, de théologie catholique, de Saint Thomas d'Aquin et de crises financières... Avec lui nous évoquons la France et l’avenir. Même si les idées autrichiennes font leur chemin, la tradition étatique française ne favorise pas la liberté intellectuelle et le pluralisme nécessaires au développement d’écoles de pensée telles que le Mises Institute (13). Cette année, seul un étudiant français était présent à l’Université d’été à Auburn. Souhaitons que l’an prochain la France soit davantage représentée. (Voir ici la vidéo de mon entretien avec Guido Hülsmann.)

Nous terminons notre visite par la devise de Mises, bien en vue dans le hall d'entrée : "Tu ne cede malis sed contra audentior ito." (Ne cède pas au mal mais combats-le toujours avec plus de courage.)
(1) Voir son dernier livre : Bourbon for Breakfast (2010), une série de chroniques sur la vie quotidienne en Amérique, vue sous l’angle libertarien.
(2) Voir l’article de Philippe Simonnot dans Le Monde : De Vienne à Auburn, l'école libertarienne mène une lutte farouche contre l'Etat. Un excellent petit reportage « inside the Mises Institute ».
(3) Murray N. Rothbard, Man, Economy and State
(4) Murray N. Rothbard, America's Great Depression
(5) Murray N. Rothbard, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought. Volume 1 : Economic Thought Before Adam Smith, Edwar Elgar, 1995.
(6) Ils ont observé au sein du marché naissant l’existence de liens de cause à effet qu’ils traitaient comme des lois naturelles. Ainsi ils ont été les premiers à établir notamment un lien entre la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des prix (la cause de l'inflation), les lois de l'offre et de la demande, le fonctionnement du taux de change, et la nature subjective de la valeur économique. Les scolastiques tardifs étaient aussi les défenseurs du droit de propriété, de la liberté de contracter et de commercer. Ils ont célébré la contribution des entrepreneurs à la société, tout en s'opposant obstinément aux impôts redistributifs, au contrôle des prix, et aux règlements arbitraires. Quelque peu oubliés après la Réforme protestante et les guerres de religion, les penseurs médiévaux sont malheureusement les grands absents de la Doctrine Sociale de l’Eglise. Voir ma traduction d'un article de Thomas Woods
(7) Entre la Révolution française et la Première Guerre mondiale, la France a produit un impressionnant groupe d’écrivains libéraux classiques. Contrairement aux Anglais, ils justifient la liberté par les droits naturels plutôt que par l'utilitarisme. Par ailleurs, leurs analyses de l’Etat, des échanges et du marché préfigurent de manière inattendue ce que nous connaissons aux Etats-Unis aujourd’hui sous le nom de « libertarianism ». Leurs travaux se concentrent sur les problèmes de la création d'un gouvernement constitutionnel limité, sur la question du libre-échange, de l'impérialisme et du colonialisme français, de l'histoire de la Révolution française et de Napoléon, sur la liberté d'expression, l’éducation, la culture, la montée du socialisme et de l'État-providence. Ils ont été redécouverts aux Etats-Unis au milieu du XXe siècle en partie sous l’impulsion des travaux de Henri Hazlitt, Léonard Read, Murray Rothbard et Ralph Raico.
(8) Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1906. Weber y affirmait que le catholicisme était une religion autoritaire et hostile à la liberté.
(10) Pour Brentano comme pour Menger, toute évaluation est impliquée dans une action, qu'elle soit économique ou mentale. La valeur est fondée dans l'attitude du sujet qui agit et qui choisit, elle est inséparable de la personne vivante, de son rapport au monde et aux autres.
(11) Le raisonnement expérimental a peu de place dans la théorie économique autrichienne – d’où son désaccord avec l'école allemande. Les phénomènes économiques et sociaux sont considérés par les Autrichiens comme trop complexes et trop variables pour permettre le type d'analyse des sciences physiques. Par conséquent, la théorie autrichienne est opposée pour des raisons méthodologiques aux mathématiques comme un outil d'analyse économique. L’approche conceptuelle, qualitative, est considérée comme la seule base valable de la science économique.
(12) A lire aussi en français : J.G. Hülsmann, Histoire du libéralisme en Europe, L’école autrichienne à la fin du xixeet au début du xxe siècles, sous la direction de Philippe Nemo, p. 1035 et suivantes, 2006, PUF. Voir aussi en ligne : http://guidohulsmann.com/autrichienne.html
(13) On pourrait citer de nombreuses organisations qui travaillent en France à diffuser, chacune à leur manière, une réflexion pluraliste et ouverte au libre marché. L’Institut Molinari, l’Institut Turgot, Unmondelibre.org, Contrepoints.org, Wikiberal, Liberté Chérie, l’Institut de Formation Politique, Contribuables associés, SOS Education, l’Ifrap et bien d’autres encore. Mais tous souffrent d’un cruel manque d’hommes et de moyens. La liberté de parole dans l’espace public requiert une totale indépendance financière et le recours à des fonds privés. Mais le « foundraising » n’est pas très développé en France. Les français n’ont pas le réflexe de financer leurs propres idées, ils ont l’habitude de laisser l’Etat s’en charger. Les trop rares spécialistes de ces techniques, importées des Etats-Unis, sont souvent accusés de servir leurs intérêts particuliers et de vouloir s’en mettre plein les poches... Toujours ce vieux complexe des français avec l’argent. Quand on quitte le Nouveau Monde pour rentrer sur le vieux continent, on se dit que, hélas, le Mises Institute français n’est pas prêt d’arriver… 

Commentaires

J.K. a dit…
Lovely description of the von Mises Institute, thank you.
Unknown a dit…
C'est passionnant mais costaud pour des béotiens comme nous!
Pad et Mum
Damien Theillier a dit…
Merci. C'est vrai que c'est parfois un peu technique. Mais j'ai fait un entretien plus abordable avec mon ami Daniel ici : http://nicomaque.blogspot.com/2010/09/du-libre-marche-en-amerique-2.html
Décidément le mises institute est en train de devenir la Mecque de tous les libéraux..
Surprenant (et heureux) comment une organisation relativement petite peu devenir un tel vecteur d'idée.

Faudra bien que j'y aille une fois dans ma vie...

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