Dantec philosophe

Le Grand Jihad a eu lieu. La France est islamiste, la Grande-Bretagne aussi. Les États-Unis ont disparu. Un gouvernement planétaire contrôle les deux tiers de la population mondiale, par neurotransmetteurs interposés.
Je suis en train de lire le dernier roman de Maurice Dantec : Cosmos Incorporated. Il décrit un futur proche (2050), post-humain et technicisé à outrance. Le style est alambiqué, obscur, difficile à suivre. Dantec est meilleur quand il fait de la prose, dans son journal métaphysique par exemple.
Le héros de Cosmos Incorporated a perdu tout contact avec son passé, sa mémoire, son identité. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il doit tuer un homme influent. C'est un tueur à gages qui a été programmé pour faire ce métier. Pour Dantec, il s'agit là de la figure emblématique de l'homme du XXIe siècle. « Le terrorisme, le mercenariat, tout ça c'est en pleine expansion. Aujourd'hui, ceux qu'on appelle les military private contractors sont partout sur la planète : en Irak, en Afghanistan, en Tchétchénie, en Russie du Sud, au Soudan, au Congo, en Afrique du Sud… Ce sont des agences de mercenaires très personnalisées, qui recrutent généralement des hommes qui ont participé à de vraies guerres. Qui va les arrêter ? »

Dantec, prophète de malheur ? Catastrophiste abusif et naïf ?
A l'occasion de sa sortie Dantec répond à de nombreuses interviews (cf. plus bas). Il explique notamment s'être inspiré de philosophes visionnaires tels Günther Anders, le premier mari d'Hannah Arendt. Penseur de la technique, heideggerien, technophobe, diront certains, il affirme que la technique a remplacé l’homme, qu'elle est devenue le sujet de l’Histoire, au sens heideggérien de Destin. Les hommes n’en sont plus les auteurs mais les fonctionnaires.
A l'encontre du Principe Espérance d'Ernst Bloch, Anders élabore un "principe désespoir", seul capable de nous aider à combattre lucidement le mal qui nous ronge. C'est ce que le philosophe J.P. Dupuy a appelé : "Le catastrophisme éclairé". (cf. mon article du mois de juillet).
Anders a écrit un livre majeur, sorti en 1982 sous le titre : «Hiroshima est partout». Dans ce livre, il analyse le «décalage» entre notre capacité de produire, de fabriquer, de réaliser, de créer et notre incapacité, à nous représenter, à concevoir, à imaginer les produits et les effets de nos productions. De là surgit une nouvelle représentation du mal, caractéristique de notre monde. Nous vivons dans un monde, dit-il, «habité par des meurtriers sans méchanceté et par des victimes sans haine». Autrement dit, il n'y a ni sadiques ni coupables, ni complots. Il y a seulement la médiocrité et le laisser-aller de tous, qui finit par produire des effets à l'échelle de la planète. C'est ce qu'Arendt a appelé la "banalité du mal" à propos d'Eichmann et d'Auschwitz.
Extrait d'une interview de Maurice Dantec :

En quoi, comme le dit Günther Anders, que vous citez, "notre monde actuel, dans son ensemble, se transforme en machine" ?

Je crois que Günther Anders avait tout compris, déjà, dans les années soixante ; il n'y a pas grand chose à ajouter à ce qu'il dit, sinon à en faire une fiction. Je me suis demandé à quoi allait ressembler la fin du monde dans lequel nous vivons. Et en y réfléchissant, j'ai commencé à me faire une idée qui m'étonnait moi-même, à savoir que la fin de la technique n'allait pas ressembler à une explosion spectaculaire de type astéroïde, ou à une guerre nucléaire, ou même à une catastrophe écologique. La fin du monde de la technique, c'est la fin du monde de l'homme. Ça veut dire la fin du monde de la culture, mais aussi de la nature, et donc c'est le moment où la technique se heurte à son propre mur et retourne en arrière, repart à rebours. Le progrès continue sauf que c'est comme une bande magnétique qui se retournerait sur elle-même. Non seulement le message est affecté, mais le support lui-même l'est aussi. Le monde lui-même commence à se fissurer à ce moment-là. C'est plus une implosion qu'une explosion. C'était pas évident à décrire, sauf justement avec quelques sherpas, comme je les appelle, qui sont là un peu pour aider le lecteur, des gens comme Anders par exemple, qui permettent de situer l'affaire sur le plan métaphysique aussi.

Cosmos Incorporated fait appel à de nombreuses références...

La référence fondamentale est une vieille querelle scolastique du XIVème siècle, quand saint Thomas d'Aquin se dresse contre les tenants des théories d'Averroes, qui avait inventé le monopsychisme. Ça consiste à dire qu'il n'y a qu'un seul psychisme qui est une sorte de force démiurgique, ce qu'il appelle "l'intellect agent séparé", donc séparé aussi bien de Dieu que de l'âme humaine. Une sorte de force autonome, qui se pense à travers nous et qui nous pense. Cette théorie trouve alors écho à la Sorbonne auprès d'un certain nombre de théologiens catholiques de l'époque, et saint Thomas se dresse contre en disant que l'homme est un être pensant, un être libre. Pour moi, le monopsychisme, c'est le point d'ancrage en Occident du nihilisme, le moment où ça va déraper. Ça va donner ce que j'appelle les "fausses lumières", puisque pour moi, les vraies lumières ont lieu au Moyen-Age. Ça va se confirmer avec l'émergence des idéologies modernes, à partir de la Renaissance, c'est-à-dire le libéralisme, le nationalisme, la destruction de l'Europe, les guerres de religion, la Révolution française, le stupide XIXème siècle, comme disait Léon Daudet, les guerres mondiales, le XXème siècle, et puis là où on en est maintenant.

En lisant 'Cosmos Incorporated', on a le même sentiment qu'en lisant K.Dick, c'est-à-dire de lire quelque chose d'à la fois génial et confus.

Le problème, c'est que la vérité provoque la confusion. Il n'y a que les rationalistes qui pensent que la vérité est quelque chose de simplificateur. La vérité est au contraire un niveau supérieur de complexité à chaque fois. Donc je peux comprendre l'impression de confusion qui ressort de la lecture d'un livre comme celui-là. Je pense que cette confusion est simplement un différentiel qui n'est pas comblé, par le lecteur ou par l'écrivain. On n'est pas habitué à voir le réel, c'est-à-dire ce qui est invisible, puisque le reste est la programmation de nos perceptions. Quand un livre, soudainement, ouvre une porte sur cet invisible, la confusion semble être là, mais en fait, c'est que l'on n'a pas franchi le degré de complexité nécessaire pour y voir une nouvelle étape. C'est un risque à prendre en littérature, puisque, pour moi, le roman doit susciter un travail à l'intérieur du crâne du lecteur - et de l'auteur aussi, d'ailleurs. C'est une aventure collective, et il faut que ça explose, que ça déverrouille tout un ensemble de concepts, de programmes qui ont été implantés en nous et qui font que tout paraît simple, normal. Mais la vérité, ce sont les fous et les saints qui la connaissent.

Propos recueillis par Amélie Petit pour Evene.fr - Septembre 2005

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