Gilles Lipovetsky : «Nos démocraties deviennent adultes»
Sa thèse est que la modernité s'est construite contre la tradition, l'Eglise, la famille. Ce combat est terminé, on passe alors à une seconde modernité, qu’il appelle « hypermodernité », dans laquelle le rôle des intellectuels a changé. Aujourd'hui, il n'y a plus de « ismes », ni de grandes écoles de philosophie. C'est un signe des temps. A ceux qui invoquent l’individualisme, la montée du citoyen-consommateur, il répond que le relativisme est une face possible de l'hypermodernité, mais que les droits de l'homme n'ont jamais été vécus de manière aussi consensuelle qu'aujourd'hui. Bref, pour lui, les vraies menaces pour la démocratie tiennent moins à l'individu qu'à la place de l'Etat vis-à-vis du marché, à sa capacité de résister aux désordres de la mondialisation.
Extrait de l’interview du Figaro, le 7 septembre 2005 :
Vous pointez l'«interchangeabilité» des programmes politiques. Mais on observe, en France notamment, un retour des passions idéologiques et une repolarisation de la scène idéologique. Couplée au culte de la transparence, n'est-ce pas là un cocktail explosif ?
"L'offensive des nouvelles radicalités est un fait avéré. Reste que, jusqu'ici, on ne les a pas vues encore à l'oeuvre. Cette repolarisation idéologique, pour véhémente qu'elle se présente, n'en reste pas moins essentiellement rhétorique. Où sont les passions politiques dont vous parlez ? Je ne crois pas que nous soyons sur le point de régresser en deçà des acquis des années quatre-vingt, vers une époque marquée par les modes de pensée totalitaires, où l'on pratiquait encore des excommunications radicales. Le récent «non» de gauche n'y change rien. Je ne suis pas sûr qu'on assiste, autrement dit, à l'ébranlement en profondeur du «paradigme» dans lequel nous sommes entrés il y a environ deux décennies : celui de la fin des grandes idéologies démiurgiques, de l'irrésistible ascension des intérêts privés et de la montée en puissance des médias. C'est ce faisceau de phénomènes qui peut expliquer que la curiosité du public se porte, aujourd'hui, sur l'état de santé de nos dirigeants et notamment, ces derniers jours, sur celui de Jacques Chirac. C'est un des paradoxes de notre modernité tardive : la médiatisation de la vie politique est inversement proportionnelle à l'intensité des passions politiques. Sur le fond, toutefois, la curiosité en question n'est pas malsaine et, surtout, elle ne s'accompagne d'aucun enjeu politique."
(Propos recueillis par Alexis Lacroix, 07 septembre 2005)
Le mérite de Lipovetsky est de ne pas céder trop facilement aux sirènes du catastrophisme. la philosophie a pour tâche de fournir une intelligibilité du réel, elle n'est pas là pour donner des leçons. L'hyperindividualisme n'est donc pas nécessairement synonyme d'égoïsme ou de décadence des valeurs. Néanmoins, ne versons pas non plus dans l'angélisme, il y a une pente dangereuse de l'individualisme qui conduit manifestement au chacun pour soi, au culte de la réussite individuelle par tous les moyens, à la négation des valeurs morales dans la délinquance, la corruption et la criminalité. D'où la nécessité de distinguer entre un individualisme irresponsable et un individualisme responsable et de se donner pour tâche de faire reculer l'un et de faire avancer l'autre.
Pour terminer, je propose de citer un article de P.-H. Tavoillot sur Marcel Gauchet (le point 24/10/03 - N°1623). Ce dernier est aussi un très subtile analyste de la démocratie aujourd'hui."Sur le versant politique, Gauchet s'est attaché à mettre au jour les paradoxes et les difficultés de l'idée d'une « société d'individus ». Si l'individu est vraiment la valeur suprême, comment donner encore sens à la contrainte collective et au « vivre ensemble » ? Les droits de l'homme, de ce point de vue, expriment la société moderne mais laissent béante la question de son gouvernement. Les droits de l'homme ne sont pas une politique, écrit Gauchet, mais ils tendent malheureusement de plus en plus à l'être. La conséquence, pour nos sociétés, est une perte de la capacité de se gouverner. Paradoxes de notre temps : à l'âge de l'autonomie, la maîtrise du destin collectif semble se diluer dans les aspirations individuelles ; la pacification démocratique se paie du lourd tribut de la « désertion civique » ; l'école, fondement de la démocratie, est malade de la démocratie : « L'individu privé d'aujourd'hui, écrit Gauchet, se définit par sa déliaison foncière d'avec la société. La politique l'intéresse dans la mesure où elle offre une scène à sa singularité identitaire. L'économie le concerne pour autant qu'elle lui permet d'obtenir la satisfaction de ses appétits personnels en termes d'argent et de consommation » (p. 329). Le portrait n'est guère complaisant. Gauchet serait-il pessimiste ? La réponse est claire : « Je suis pessimiste à court terme et optimiste à long terme. »"
(Marcel Gauchet, né en 1946, est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard). Parmi ses ouvrages : « La pratique de l'esprit humain. L'institution asilaire et la révolution démocratique », avec G. Swain, Gallimard, 1980 ; « Le désenchantement du monde », Gallimard, 1985 ; « La révolution des droits de l'homme », Gallimard, 1989 ; « La révolution des pouvoirs », Gallimard, 1995 ; « La religion dans la démocratie », Gallimard, « Folio essais », 2001 ; « La démocratie contre elle-même », Gallimard, « Tel », 2002 ; « La condition historique ». Entretiens avec F. Azouvi et S. Piron, Stock, 2003.)
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