Qu'est-ce que l'Occident ?


Cette année, avec mes élèves en ECJS (éducation civique, juridique et sociale), nous étudions le livre de Philippe Némo, sorti il y a un an et déjà traduit en 8 langues : Qu'est-ce que l'Occident ?
P. Némo est normalien, philosophe, professeur à l’ESCP-EAP, maître de Conférences à l’Ecole des Hautes Etudes Commerciales et directeur scientifique du Centre de recherche en Philosophie économique (CREPHE) de l’ESCP-EAP (depuis 1999).

Ce petit livre est une merveille à tout point de vue : philosophique, historique et politique. De nos jours, pratiquement tous les manuels d'histoire des idées sont d'inspiration marxiste. Cela signifie que l'histoire est présentée comme une marche des ténèbres vers la lumière du socialisme. Dans ce livre il retrace à travers 5 grands événements la genèse de la civilisation occidentale en prenant soin de rendre justice au Moyen-Age, à l'apport spécifique de la théologie catholique, ainsi qu'aux grands penseurs libéraux de l'âge classique.

Voici comment Philippe Némo présente lui-même sa thèse :
"La civilisation occidentale repose sur une hybridation, tout à fait miraculeuse en un sens, entre trois grandes innovations : grecque, romaine et judéo-chrétienne. Chacune d’entre-elle est d’ailleurs un miracle. On parle souvent du miracle grec mais on pourrait en dire autant de Rome avec l’invention du droit privé et, évidemment aussi, du miracle judéo-chrétien puisqu’il s’agit d’une révélation. J’ajouterai un quatrième miracle qui est la synthèse, l’hybridation des trois qui s’est produite au Moyen-Age, et pas avant, contrairement à ce que l’on pourrait peut-être croire."
Quel fut l'apport du judéo-christianisme ? La thèse de P. Némo est que celui-ci a joué un rôle essentiel dans la promotion des libertés modernes et a été le terreau sur lequel la démocratie a pu s’épanouir en Europe. Au XIe-XIIIe siècles, les papes ont pris l’option théologique de réhabiliter la nature humaine et ses facultés rationnelles, afin de mieux poursuivre les fins éthiques et eschatologiques de la Bible. Ils ont fait reétudier dans les universités ces deux accomplissements de la raison qu’avaient été le droit romain et la science grecque, mais un droit christianisé à travers le droit canonique, et une science délibérément mise au service des progrès de l’humanité.

Selon P. Némo :
"C’est la compassion pour les victimes apportée par la nouvelle morale biblique qui a enrayé la production des cultures magico-religieuses fixistes et rendu possible l’apparition de sociétés désireuses et capables d’assumer le changement historique. La Bible, d’une manière plus radicale que la Cité grecque, a introduit le germe de la pensée critique dans l’Histoire. Elle a valorisé la dissidence individuelle contre le holisme des sociétés sacrales, ce qui devait être la cause évidente ou sous-jacente d’une cascade de transformations historiques.
Le même prophétisme biblique a déterminé un dualisme fécond du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel qui est la source lointaine, mais directe, de la démocratie. Le principe de la démocratie est en effet que le pouvoir d’État n’est pas sacré et n’est pas détenu par des hommes divins ou providentiels, donc infaillibles, mais que la vérité émerge au sein de la société civile et qu’il doit donc exister des procédures institutionnelles organisant le contrôle des gouvernants par celle-ci.
Or cette idée a pour origine l’attitude critique des prophètes à l’égard des rois dans l’Ancien Testament, confirmée par la parole de Jésus « Rendez à César ». Elle a été traduite en institutions politiques permanentes d’abord par l’Église romaine médiévale, qui a revendiqué pour elle seule le pouvoir spirituel et a dénié toute dimension spirituelle aux autorités séculières (se démarquant en cela du « césaro-papisme » du christianisme oriental), puis par les calvinistes des révolutions huguenote, hollandaise, anglaise et américaine des XVIe-XVIIIe siècles, qui ont vu en tout État une « Babylone de péché » dont il faut se défier et auquel il convient de ne conférer que des pouvoirs limités. "
Le marxisme et les sciences humaines ont récusé en bloc tout cet héritage stigmatisé comme « idéaliste » ou « bourgeois ». Au moment de la décolonisation, par ailleurs, la revendication de son identité par l’Europe a été sévèrement critiquée comme « ethnocentrisme ». Le livre de P. Némo remet les idées en place. A ce titre, il faut le rapprocher d'un autre livre qui date déjà de quelques années (1992) mais qu'il est bon de connaître : Rémi BRAGUE, Europe : la voie romaine.

A lire sur le net : en bas de cette page, plusieurs articles de Philippes Némo en pdf

Revue de presse :

L'Occident singulier et universel
par Marc Riglet
Lire, décembre 2004 / janvier 2005
"On tient pour acquis qu'il existe des civilisations, ne serait-ce que pour redouter leur «choc». Mais, une fois formulée la matière du fameux ouvrage de Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, les difficultés commencent. Est-il décent, en les distinguant, de hiérarchiser les civilisations et de mettre l'occidentale au plus haut? Sa prétention à l'universalité ne dissimule-t-elle pas une réalité dominatrice et toutes les civilisations n'offrent-elles pas plutôt, dans leur cohabitation harmonieuse, la promesse d'un avenir radieux?

A cet irénisme que professe généreusement la bien-pensance altermondialiste, Philippe Nemo apporte une tranquille et érudite contradiction. Sa longue fréquentation de l'histoire des idées lui permet, dans un essai aussi bref que puissant, d'établir la thèse de l'irréductible singularité de la civilisation occidentale et de soutenir, dans le même mouvement, qu'elle contient des traits authentiquement universels.

La question est la suivante: par quel assemblage de conjonctures historiques la civilisation occidentale est-elle devenue l'addition de «l'Etat de droit, de la démocratie, des libertés intellectuelles, de la rationalité critique, de la science, d'une économie de liberté fondée sur la propriété privée»?
La réponse tient en la mise en évidence de cinq événements cumulatifs.
1° Les Grecs inaugurent avec les inventions de la Cité, de la loi, de la science et de l'école.
2° Rome apporte le droit, la propriété et la notion de «personne».
3° L'Ancien et le Nouveau Testament sont, par ailleurs, au principe d'une double révolution éthique et eschatologique. C'est la charité dépassant la justice et c'est l'invention de l'histoire.
4° Le quatrième événement, Philippe Nemo le nomme la «Révolution papale» par laquelle, entre les XIe et XIIIe siècles, l'Eglise catholique pose que l'homme est responsable de son salut. Consommant la rupture avec l'orthodoxie orientale, c'est l' «agir humain» qui est magnifié et que la réforme protestante amplifiera.
5° Enfin, cinquième événement, la promotion de la démocratie libérale parfaite et accomplie au XVIIIe siècle, le modèle.
Ainsi défini, l'Occident est, pour Philippe Nemo, transatlantique. Dès lors, aux deux projets d'Union européenne et d'Empire américain qu'il qualifie de «fausses bonnes idées», il préfère et prône une Union occidentale. Idéologiquement cohérente, cette «bonne idée-là» a néanmoins toutes les chances de rester historiquement improbable."
Cf. aussi Philippe Nemo :
Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen Âge
, Paris, puf, 1998 ; Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, puf, 2002 et 2003.

Commentaires

Anonyme a dit…
Félicitations ! C'est génial de faire travailler vos élèves sur un tel livre. J'aurais aimé avoir un prof de philo comme vous...
Anonyme a dit…
Bonsoir,

Tout comme vous, j'ai été fortement séduit par la puissante synthèse de Philippe Nemo.
Son travail trouve sa justesse dans la mise en perspective historique des faits marquants. Par exemple : l'idée de l'individu fondé par le droit de la propriété rendu nécessaire par le cosmopolitisme de l'empire romain.

Par ailleurs, il met en avant des courants issus de notre histoire et toujours à l'oeuvre aujourd'hui.
Ainsi, dans son analyse de l'influence judéo-chrétienne, il évoque l'éradication du mal et des maux de l'humanité comme fondement du concept d'histoire linéaire et de progrès. Cette conception a ouvert l'homme sur un agir responsable (rejetant la fatalité) et une volonté de transformer son environnement.
La question que je me pose et vous soumets par la même occasion : si l'éradication du mal a fondé au départ le concept de progrès, en est-il toujours de même aujourd'hui ; y a-t-il encore une finalité sous-jacente au progrès ? Dans mon esprit, cette question prend également comme hypothèse que l'éradication du mal est utopique , le mal et le bien ne peuvent être exclusifs et se nourrissent mutuellement (connaissez-vous des philosophes dans la lignée de cette hypothèse ; votre réponse m'aiderait à avancer dans mes analyses personnelles).

Au-delà, je dois avouer que la fin de l'ouvrage de P. Nemo m'a nettement moins convaincu ou moins accroché , peut-être aussi parce qu'elle est plus politique.

Au passage, je reste étonné de votre commentaire aussi général et tranché sur les manuels d'histoire des idées ; s'agit-il des manuels scolaires collège-lycée ? en dehors de ma propre expérience scolaire, je n'ai pas d'autres éléments pour juger.

En tout cas, bravo pour ce premier billet que je lis de votre blog. Je suivrai vos écrits.

A bientôt
Damien Theillier a dit…
Pour répondre à votre question, je ne crois pas que l'éradication du mal soit un objectif réalisable à vues humaines. Par contre la réduction du mal et de la souffrance en est un. C'est d'ailleurs l'un des thèmes de réflexion d'un philosophe qui m'est cher : Karl Popper.
Anonyme a dit…
Apres la lecture passionnante de "Qu'est ce que l'occident", je me suis plongé dans un ouvrage semble t-il meconnu d'Amartya Sen (prix nobel d'economie et professeur de philosophie a Harvard) intitulé "La democratie des autres" . Il est interessant de lire les deux dans la foulée pour saisir la portée du debat sur la democratie et les enjeux qu'implique son implantation en occident (avec P. Nemo) ainsi qu'en Orient (A.Sen) . Tout en reconnaissant l'heritage grec , Sen analyse particulierement le cheminement de l'Inde vers la democratie .

Kevin Hiridjee
Anonyme a dit…
Apres la lecture passionnante de "Qu'est ce que l'occident", je me suis plongé dans un ouvrage semble t-il meconnu d'Amartya Sen (prix nobel d'economie et professeur de philosophie a Harvard) intitulé "La democratie des autres" . Il est interessant de lire les deux dans la foulée pour saisir la portée du debat sur la democratie et les enjeux qu'implique son implantation en occident (avec P. Nemo) ainsi qu'en Orient (A.Sen) . Tout en reconnaissant l'heritage grec , Sen analyse particulierement le cheminement de l'Inde vers la democratie .

Kevin Hiridjee
Anonyme a dit…
J'ai trouvé également les deux derniers chapitres très peu convaincaints...Va t-on dire au Japon, pourtant modèle quant à son respect des droits de l'homme et dans sa politique commerciale ou étrangère, qu'il ne peut rentrer dans l'Union Occidentale parce qu'il n'a pas eu sa "Révolution papale"? Cela tourne au ridicule. Le principe même de frontières est, pour moi, dangereux. Quoiqu'il en soit, les 5 premiers chapitres, ces "sauts révolutionnaires" que met en valeur Némo sont fort intéressants, et fort érudits. Petite remarque néanmoins: Némo tente, consciemment ou inconsciemment, de donner à l'Eglise un rôle (trop) important dans la constitution de l'Occident; si son rôle n'est certes pas discutable (apport judéochrétien mis en valeur brillamment par Lévinas) on pourrait très bien dire aussi que c'est contre l'Eglise (l'obscurantisme) que les Lumières ont fait sortir l'homme de sa minorité....

Posts les plus consultés de ce blog

Rousseau vs Hobbes : le faux duel de la présidentielle

Pourquoi j'enseigne. Voeux à mes élèves.

Peut-on en finir avec les préjugés ?