La fabrique du crétin


"Le blog est le dernier espace de liberté de cette démocratie qui, sous prétexte de laisser à chacun libre cours à ses opinions, condamne tout le monde à adhérer à un sentiment moyen, étété, stérilisé, dont la passion et les paroxysmes sont exclus."

Je suis assez d'accord avec cette belle phrase de Jean-Paul Brighelli, trouvée sur son blog.

Professeur agrégé de lettres, auteur de manuels de littérature aux éditions Magnard, Brighelli a publié en septembre 2005 un brulôt sur l'Education nationale qui est devenu un succès de librairie. Si on passe sur quelques outrances, propres au genre pamphlétaire, il ressort de ce livre d'excellentes analyses de la crise de l'école, souvent proches de celle d'un Finkielkraut. Ainsi les sociologues et les pédagogues qui nous expliquent que la culture est une valeur bourgeoise, et qu'il faut libérer l'élève de la domination du maître et de l'oppression du savoir, en prennent pour leur grade.

Un bémol important tout de même, Brighelli, ancien militant d'extrême gauche, garde quelques déformations intellectuelles de sa formation marxisante. Ainsi, le complot délibéré des classes dominantes "ultra-libérales" est une explication un peu simpliste du processus de destruction de l'école. Certes, l'introduction du marché dans l'école par des ignorants et des idéologues peut causer un certain nombre de dégâts. Si on choisit les contenus de l'enseignement en fonction des impératifs de l'économie, on risque très vite de réduire l'enseignement à l'anglais commercial et à l'informatique. Mais l'enseignement souffre aussi et surtout d'une emprise étatique et technocratique stalinienne et d'une absence de véritable liberté, c'est-à-dire de pluralisme. Il n'y a pas de liberté sans pluralité. Le libéralisme au sens philosophique de ce mot, c'est la défense de l'esprit critique et de la liberté de créer.
Or ce qui manque aujourd'hui cruellement dans l'Education nationale, c'est une véritable autonomie pour les proviseurs, tant dans le choix de leurs enseignants que dans celui de leurs élèves. Tant que les proviseurs seront les exécutants passifs d'une machine bureaucratique hyper-centralisée, leurs écoles seront condamnées à la médiocrité, voire à la nullité. Tant que la carte scolaire empêchera le libre choix de l'école, au nom de l'égalité, on tuera l’intelligence, l’émulation, le désir de l’excellence. Comme le changement ne risque pas d'arriver demain, l'enseignement privé sous contrat (ou hors contrat) a encore de beaux jours devant lui.

C'est bien la conclusion à laquelle arrive finalement Jean-Paul Brighelli :
  • Citation dans une interview du 19/09/05 :
"L’ascenseur social que l’école publique était censée représenter n’existe plus. D’où le formidable essor de l’enseignement privé, où l’on retrouve un enseignement "à l’ancienne" et les devoirs le soir. Dans le public, en dehors des grands lycées, l’élève n’a plus aucune chance pour son avenir d’accéder aux emplois (...) c’est un système qu’ont créé, à leur insu peut-être, les néo-pédagogues. A force de vouloir trop ménager l’élève, on ne lui apprend strictement plus rien. Mais attention : dans les quelques bons établissements publics qui subsistent, rien de toute cette nouvelle pédagogie. On y enseigne "à l’ancienne", avec d’ailleurs des résultats "à l’ancienne". Le drame dans les ZEP, c’est que les élèves ne savent pas qu’une autre voie existe. Pour eux, l’enseignement se réduit à un immense zapping, où abondent sorties, activités ludiques et TPE en tous genres. La nouvelle pédagogie veut que l’élève – non, pour bien dire, l’"apprenant"- soit au centre : le savoir vient de lui. Le maître n’a donc rien à lui apprendre. L’élève ne doit subir aucune contrainte : on ne le prépare pas au stress de la vie d’adulte, il n’a aucun outil pour "survivre" dans le monde du travail."
Une citation de Philippe Meirieu dans La fabrique du crétin, p.101-102
"Il y a quinze ans, par exemple, je pensais que les élèves défavorisés devaient apprendre à lire dans des modes d’emplois d’appareils électroménagers plutôt que dans les textes littéraires. Parce que j’estimais que c’était plus proche d’eux. Je me suis trompé. Pour deux raisons : d’abord parce que les élèves avaient l’impression que c’était les mépriser ; ensuite, parce que je les privais d’une culture essentielle."

(Le propos, venant d'un haut responsable de l'Education nationale, donne une bonne indication de la faillite intellectuelle de nos élites.)
Une excellente recension du livre sur le site SOS EDUCATION

Une émission de radio avec Brighelli et le magazine Télérama
. On peut télécharger le fichier ici

Dans son dernier livre
, A bonne école (2006) Brighelli propose quelques mesures-phares : la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture, la « grammaire de phrase », le « rétablissement » du redoublement, la promotion du « par-cœur » ou encore l’usage systématique de la dictée...

Une interview donnée au Midi Libre
le 26 novembre 2004 :
- Faut-il défendre l'orthographe ?
- Bien sûr, parce que l'orthographe fait partie de notre patrimoine. Dire qu'elle n'a aucune importance, c'est priver ceux qui ont le moins accès à ce patrimoine de toute chance d'y parvenir. C'est couper un peuple de son Histoire, de sa mémoire !
Sous l'influence des nouveaux pédagogues et "didacticiens", l'école a renoncé à jouer son rôle d'intégration, à pallier les insuffisances sociales et familiales. Quand j'étais à Normale Sup', 5% des élèves étaient issus de milieux modestes, et c'était déjà bien peu. Aujourd'hui, moins de 0,5%. Nous sommes devant un monde d'héritiers. L'éducation ne favorise plus la promotion.

- Que reprochez-vous aux méthodes pédagogiques dominantes ?
- Au prétexte qu'il ne faudrait pas que les enseignants exercent de pouvoir sur les enfants, l'école a renoncé à toute pédagogie coercitive.
Ce qu'on fait à nos enfants, on ne le ferait pas à une bête. L'enfant, c'est "celui qui ne parle pas". Croire qu'il peut "produire" un texte spontanément sans avoir effectué les apprentissages de base de la langue est une imposture d'inspiration rousseauiste.
La gauche, en renonçant à combattre l'inégalité devant la langue, a détruit le système éducatif français qui était l'un des meilleurs du monde. Aujourd'hui le niveau a baissé dramatiquement et, dans les comparaisons internationales, nous sommes devenu un pays de 15ème ordre. L'explosion de l'édition parascolaire se nourrit des ratés du système scolaire, entretenant l'angoisse chez les élèves et les parents.
Un modèle, c'est ce que l'on peut casser pour être libre. Encore faut-il apprendre à le dominer. Sinon, on se résigne à ne pas former des citoyens mais des consommateurs dont une bonne partie du cerveau restera disponible pour Coca Cola, comme dit le pédégé de TF1.

- Comment sortir de cette situation ?
- Il faut organiser des états généraux de l'école, hors des circuits hiérarchiques ou syndicaux, parce que les enseignants, lorsqu'ils sont encadrés, sont souvent tentés par le conformisme. Loin des rapports officiels lénifiants, on entendra alors la vraie parole des enseignants. L'une des mesures prioritaires serait de rétablir les horaires des matières fondamentales, en particulier l'apprentissage du français. Et il faut se préparer au départ à la retraite de 150 000 enseignants.

- Et la dictée de Pivot ?
- C'est l'exhibition annuelle d'une espèce en voie de disparition, le bon élève. Le téléspectateur applaudit d'autant plus volontiers à ces jeux du cirque qu'il est déjà coupé de sa propre langue.
Propos recueillis par Gérard Dupuis.

Commentaires

Anonyme a dit…
Je pense qu'il faut tout de même relativiser un peu la thèse de la progression du non savoir: il est surtout beaucoup plus médiatisé qu'avant, à travers toutes les émissions de jeux et de télé-réalité.

Par ailleurs, je suis convaincu que si les gens ne savent pas ce que le verbe "graviter" veut dire ou ne savent pas ce qu'a découvert Galilée, c'est parce que le savoir devient de plus en plus spécialisé avec l'évolution que suit la science moderne. Je m'explique, le développement des sciences s'est fait de telle manière qu'elles sont devenues de plus en plus indépendantes les unes des autres, procèdant à une parcellisation du savoir. Cette dernière ne peut avoir d'intérêt que si les différentes théories et connaissances de ces sciences sont ensuite confrontées et mises en commun pour constituer un savoir global. Or ce lien entre les différentes sciences n'a pas été fait, et, comme le souligne Edgar Morin, l'homme non scientifique se situe à l'intersection, ou plutôt dans ce "vide" existant entre les sciences.

arnaud de P
Damien Theillier a dit…
Commentaire pertinent Arnaud, surtout la 2e partie. Mais précisément, la spécialisation du savoir entraine naturellement et inéluctablement le déclin de la culture générale...
Nicomaque

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