Marcel Gauchet analyse la thèse du déclin
Gauchet se dit pessimiste à court terme et optimiste à long terme. Les droits de l'homme ne sont pas une politique, écrit-il, mais ils tendent malheureusement de plus en plus à l'être. La conséquence, pour nos sociétés, est une perte de la capacité de se gouverner.
A l'âge de l'autonomie, la maîtrise du destin collectif semble se dissoudre dans les aspirations individuelles ; la pacification démocratique se paie de la «désertion civique» ; l'école, fondement de la démocratie, est malade de la démocratie :
« L'individu privé d'aujourd'hui, écrit Gauchet, se définit par sa déliaison foncière d'avec la société. La politique l'intéresse dans la mesure où elle offre une scène à sa singularité identitaire. L'économie le concerne pour autant qu'elle lui permet d'obtenir la satisfaction de ses appétits personnels en termes d'argent et de consommation » (« La condition historique », un livre d'entretiens avec François Azouvi et Sylvain Piron, Stock, p. 329)1° Interview de Marcel Gauchet
Pourquoi la thèse du déclin rencontre-t-elle un tel écho ?
"Il y a d'abord, derrière l'idée du déclin, des éléments objectifs : toute l'Europe décline depuis 1918, mais la place de la France en Europe se réduit aussi. Ce n'est pourtant pas tant un problème économique qu'une crise de notre leadership politique, dans un pays qui a toujours beaucoup cru en la politique, et, au-delà, le signe d'un décalage de plus en plus perceptible entre les élites et le peuple. Par ailleurs, la France traverse une grave remise en question de ses institutions publiques : l'armée, l'école, la justice et la sécurité au sens large sont si profondément en crise qu'il y a aujourd'hui une impasse proprement française sur l'Etat. Enfin, j'ajouterai un élément plus profond : nous avons désormais l'impression d'être dans un pays condamné par l'Histoire."
Le Nouvel Observateur, n°2035, 06/11/2003
N. O. – Ce qui frappe tout de même dans la période actuelle, c’est le discours massivement répandu du déclin, de la France qui tombe, etc. Sa noirceur vous semble-t-elle justifiée ou à courte vue et plutôt complaisante?M. Gauchet. – L’esprit du temps est habité par une authentique inquiétude. Elle puise à plusieurs sources, en fait. Le thème politique du déclin français en représente la partie de surface, avec, plus largement, le sentiment de l’impotence sénile de l’Europe. J’attache plus d’attention à ce que je lis chez certains écrivains, qui va plus profond. Je suis frappé par leur ton apocalyptique, au sens fort, au sens biblique. C’est un catastrophisme anthropologique qu’on trouve chez des auteurs comme Houellebecq, Muray ou Dantec. Ils mettent le doigt sur une rupture majeure, dont ils offrent une photographie saisissante. Je crois leur perception fondée. J’en tire d’autres conclusions, en replaçant le phénomène dans une perspective historique. Ce n’est pas la fin du monde. Ce n’est pas non plus la fin de l’histoire. J’apprécie au plus haut point les descriptions de la «post-histoire» contemporaine que donne Muray. Elles sont d’une vérité hurlante. Mais cette post-histoire ne me paraît être que l’illusion d’optique d’un moment de l’histoire. Nous sommes en plein dedans. Elle nous dépasse tellement que nous ne la voyons plus. Il y a une particularité des sociétés européennes, de ce point de vue, qui tient à l’ampleur de la détraditionalisation qu’elles connaissent. C’est une différence importante avec les Etats-Unis. Leur ultramodernité technique ne les empêche pas de rester socialement plus traditionnels. La nation, la religion, les communautés locales, la famille y gardent une vitalité qu’elles n’ont plus en Europe. Il y a de quoi avoir l’impression, de ce côté-ci de l’Atlantique, que le sol se dérobe sous nos pieds.
M. Gauchet. – L’action politique est la plus terrible qui soit aujourd’hui. Mais elle n’est pas impossible. Je ne crois pas à la décadence fatale. Contre les thèses déclinistes, il faut compter sur les contradictions au milieu desquelles nous évoluons. Prenez la crise de l’autorité: elle va de pair avec une demande d’autorité. On n’a jamais autant demandé aux politiques qu’on rejette. Désappartenance, désaffection, désertion, tout cela est vrai. Mais, en même temps, jamais nos contemporains n’ont été aussi peu capables de solitude. L’incivilité gagne, alors que l’altruisme théorique est au pinacle! Le fond de l’époque n’est en rien nietzschéen. Si vous dites «que le meilleur gagne» devant des ados d’aujourd’hui, pourtant tous d’un individualisme farouche, ils seront indignés. Les valeurs sont donc parfaitement admises en principe, c’est leur traduction pratique qui fait problème.
Pour en savoir plus, on peut consulter le blog Marcel Gauchet, dans lequel on trouve l'actualité du philosophe : textes, interview, conférences.
On peut aussi écouter en ligne une conférence sur la politique, donnée le 24 avril 2006 au Centre national du livre. (le téléchargement du fichier est possible, il suffit de cliquer ici)
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