Platon, les Simpson et la démocratie


La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel : tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière. Le Devoir (quotidien québecois) leur a lancé un défi, à l'hiver dernier : décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand penseur.
Régulièrement, je publierai des extraits du «Devoir de philo» d'un professeur. À chacun de l'évaluer...

Neil Kennedy, est l'auteur de ce premier Devoir de philo. Il est doctorant en philosophie à l'Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) et à l'Université du Québec à Montréal. (Extrait de Le Devoir du samedi 21 et du dimanche 22 octobre 2006)

Il y a 2400 ans, un illustre Athénien rentrait chez lui. Cet homme, connu pour savoir qu'il ne savait rien, connu pour avoir préféré la mort par la ciguë à l'exil, s'engageait sur le chemin du retour lorsqu'il fut interpellé par Polémarque: «Socrate, vous me semblez pressé de rentrer en ville [...]. Mais restez donc, et n'allez pas refuser!» (327c-328b). Cette scène constitue le point de départ de La République, un des dialogues les plus célèbres de Platon, où Socrate discute avec les convives de son hôte au sujet des conditions de réalisation de la justice. Si, au lieu d'«aller veiller» chez Polémarque, Socrate avait, en vertu d'un vortex interdimensionnel, emprunté le chemin de la maison des Simpson à Springfield, s'il avait pris place sur le canapé en compagnie des personnages colorés de cette famille américaine typique et dysfonctionnelle, qu'aurait-il dit, qu'aurait-il pensé?

Un sondage mené cette année révélait que seulement un Américain sur quatre était en mesure de nommer plus d'une des cinq libertés garanties par le premier amendement de la Constitution américaine mais qu'en revanche, plus de la moitié pouvait nommer au moins deux membres de la famille Simpson. Renouvelée jusqu'à une dix-neuvième saison, cette série animée est devenue une référence sociale et culturelle qui a largement dépassé le cadre de l'écran cathodique. Sans doute que La République aurait été déclassée par les Simpson dans ce sondage, elle qui est aussi une constitution, un traité sur la marche à suivre pour réaliser un idéal de justice dans la cité politique.

Avec Homer Simpson comme archétype du citoyen des temps modernes, l'utopie qu'envisage Platon aurait-elle une chance de voir le jour? Incapable de réfréner ses envies les plus primaires, Homer se résume à un tube digestif sur deux pattes qui mène une existence faite de laxisme au travail, de beignes, de télévision bas de gamme et de bière Duff. À Springfield, Homer ne fait pas figure à part : les citoyens ont tendance à briller par leur médiocrité. Les enseignants sont blasés, les autorités locales sont corrompues et un vieux milliardaire pingre propriétaire de la centrale nucléaire locale fait régner le capitalisme sauvage, allant jusqu'à bloquer la lumière du soleil pour accroître la consommation d'électricité. Les citoyens ne se comportent guère mieux collectivement. Chaque scène d'assemblée constitue un triste exemple de l'inaptitude des citoyens à faire des choix raisonnables, comme en témoigne l'épisode où, séduits par un escroc, les citoyens de Springfield engouffrent l'ensemble des finances publiques dans la construction d'un monorail inutile dont la fiabilité est directement proportionnelle aux compétences de son conducteur, Homer Simpson.

En son temps, Platon dénonçait une inaptitude semblable à l'agora. Une des thèses de La République affirme que la démocratie est une forme dégénérée de gouvernement où la justice ne saurait jamais se réaliser. Mais qu'est-ce que la justice? Voilà la question à laquelle Socrate consacre toute sa sagesse. Socrate devra nous sortir du scepticisme qui caractérise la vie politique des Simpson et répondre à la provocation du redoutable Thrasymaque, qui défend la position suivante: «Le juste n'est rien d'autre que l'intérêt du plus fort» (338c). Celui qui a le pouvoir d'agir selon ses propres intérêts agira indifféremment de la justice; s'il a ce pouvoir, la justice sera précisément définie par ses intérêts.

Suivant l'exemple de l'éminent sophiste Protagoras, selon qui l'homme est la mesure de toute chose, Thrasymaque réduit la justice à une affaire humaine: un ensemble de conventions sociales imposées par ceux qui en ont le pouvoir. Les sophistes se meuvent dans la réalité concrète de la démocratie et se satisfont d'une justice qui lui est proportionnelle. Mais cette réalité n'est guère reluisante aux yeux de Platon. L'agora est prise en otage par les artisans de l'apparence que sont les sophistes, des mercenaires en matières rhétoriques qui vendent chèrement leur savoir-faire aux aspirants dirigeants. Ils portent préjudice à la vérité en n'enseignant que la forme, au mépris du contenu, et, par le fait même, ils portent au pouvoir non pas les plus aptes à diriger mais les plus aptes à tromper l'assemblée. Platon défend l'idée d'une justice qui transcende les tractations des mortels. Cette justice est telle qu'il vaut mieux être juste en toute occasion, même si, en étant justes, nous paraissons injustes et en subissons (injustement) les conséquences.

L'ambiance à l'agora n'est pas sans rappeler le contexte politique qui est le nôtre. Nul ne se lance en politique aujourd'hui sans être entouré par son cortège de spécialistes qui cultivent l'image, polissent les discours et sondent les caprices de l'opinion publique. Et tout ça a un prix. Par exemple, plus d'un milliard de dollars ont été dépensés chez nos voisins du Sud pour la campagne présidentielle de 2004. Les enseignements de Protagoras étaient offerts à des prix comparables, si on en croit la légende.

Dans l'univers politique des Simpson, les dirigeants trompent le peuple à maintes reprises. Aidé par le gourou de la radio-poubelle locale, le meurtrier récidiviste aux accents shakespeariens Side Show Bob se fait élire par une majorité écrasante avec une rhétorique vaseuse et populiste. L'homme le plus détesté de Springfield, le milliardaire Charles Montgomery Burns, parvient à renverser complètement l'opinion publique au sujet de la contamination radioactive avec un segment publicitaire de 30 secondes dans lequel un sosie de Charles Darwin explique que les mutations génétiques -- même celles qui produisent des poissons à trois yeux -- sont une bonne affaire pour nous.

Dans La République, la démocratie athénienne est comparée à un navire peuplé de matelots ne connaissant rien à la navigation mais obsédés par le gouvernail, qui ne savent pas reconnaître le vrai pilote et traitent celui-ci de «rêveur perdu dans les nuages» (488d). Qui est donc le véritable pilote de la cité, et dans quelles conditions le verrons-nous prendre place sur le trône qui lui est dû? Chaque art est mieux servi lorsqu'il est pratiqué par son artisan. Bien avant Henry Ford et sa chaîne de production de masse, Platon avait soutenu que la division du travail était une condition essentielle à la formation et au maintien des cités. Puisque la navigation est mieux servie par l'expert en navigation, il faut s'assurer que ce soit lui et lui seul qui pratique cet art. La justice dans la cité est l'harmonie entre ses composantes, et l'harmonie est atteinte lorsque chacun a le rang et l'occupation que permettent ses talents. La justice est donc le principe directeur d'une organisation rationnelle de la cité, et chaque citoyen doit contribuer à l'excellence de l'ensemble ou, à défaut, s'abstenir d'y nuire. Les maux de la démocratie proviennent de la dispersion des rôles, particulièrement ceux des dirigeants; cette configuration instable peut facilement basculer en tyrannie si l'appétit du pouvoir et de l'argent est trop grand. Selon Platon, c'est aux philosophes-rois qu'il reviendrait de commander; par leur éducation et leurs qualités intellectuelles, eux seuls seraient à même d'assurer l'articulation harmonieuse de la cité.

Si les matelots ne reconnaissent pas le savoir du pilote, comment sortirons-nous Athènes de son marasme démocratique? Comme tout projet utopique d'envergure, cela requiert des réformes sociales considérables, la plus importante étant l'éducation. L'allégorie de la caverne pose la condition initiale de l'être humain comme étant celle d'un prisonnier enchaîné au fond d'une grotte dans une ignorance primordiale. L'éducation lui permet de s'extraire de l'obscurité et de saisir l'essence des choses. Le pari rationaliste de Socrate est que la compréhension de la justice suffira à mettre le plan à exécution.

La question des philosophes-rois est abordée dans un épisode où Lisa Simpson, une idéaliste de la trempe de Platon, cherche à améliorer spirituellement le sort de ses concitoyens. Après que la plèbe de Springfield eut (encore) sombré dans l'anarchie, Lisa s'insurge et écrit au journal local. Elle se plaint de la pauvreté culturelle, du fait qu'il y ait huit centres commerciaux mais aucun orchestre, 32 bars mais aucun théâtre expérimental. Lisa se joint à un cercle d'intellectuels éclairés qui est amené à assumer le pouvoir à la mairie. Le pouvoir et l'intelligence étant enfin réunis, le conseil s'empresse d'instaurer une série de réformes pour assurer l'organisation optimale de la ville. Mais après quelques succès (parmi lesquels l'instauration du temps métrique et l'élimination des feux verts!), les propositions intéressées et farfelues surgissent malgré la qualité des conseillers. À la première assemblée publique, la foule déchante devant un gouvernement qui bannit les sports et prône le contrôle de la procréation. Fidèle à son pedigree, Homer mène la charge d'une foule enragée pour mettre un terme à cette aberration politique et restaurer le règne de la masse. En guise d'épilogue à ce despotisme éclairé qui tourne au vinaigre, l'astrophysicien Stephen Hawking, débarqué comme un deus ex machina, laisse entendre que l'intelligence des philosophes-rois n'est pas une garantie d'infaillibilité. Ainsi, Springfield retourne à la démocratie... au moindre mal.

Platon a vécu une expérience similaire dans l'ici-bas terrestre et tridimensionnel. Sa tentative d'instaurer un règne de philosophe-roi avec Denys II de Syracuse échoua lamentablement. À vrai dire, ce n'est pas demain que son socialisme eugénique d'inspiration spartiate l'emportera aux élections. Toutefois, pour la postérité de Platon, il faut reconnaître que les questions abordées et les arguments donnés dans La République sont des passages obligés pour quiconque voudrait réfléchir à la justice, chez la personne comme dans la cité et même, parfois, chez les Simpson.

Source des citations

- La République, traduction et présentation par Georges Leroux, Flammarion, Paris, 2002.

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