Cette vieille querelle de la modernité



L'une des grandes querelles de la modernité est celle qui oppose les Lumières françaises au romantisme allemand. Cette querelle continue de nos jours à piéger le débat philosophique et il est grand temps de s'en débarrasser.

  • 1° D’un côté nous avons les rationalistes, adorateurs de la science, défenseurs inconditionnels d’un progrès sans fin qui nous conduirait automatiquement au bonheur et à la paix.
  • 2° De l’autre côté nous avons les sentimentalistes, adorateurs de la nature et ennemis de la science et de la technique. C’est de ce courant que provient l’éco-moralisme dont on nous bassine aujourd’hui.

Je ne me reconnais évidemment dans aucune de ces deux positions.

1° La première est issue de la philosophie française des Lumières (Condorcet) et du scientisme du XIXe siècle (Comte). L’ambition de cette époque était de reconstruire les sciences sociales en prenant la physique comme modèle. Mais l'abus de la méthode expérimentale a fini par détruire la morale commune et le droit naturel, en disqualifiant a priori le raisonnement philosophique qui les fonde. Selon Hayek (Essais de philosophie, 1964) : « les Lumières françaises se sont caractérisées par un enthousiasme général pour les sciences de la nature. » De là sont sorties « les deux grandes forces intellectuelles qui, au cours du dix-neuvième siècle, ont transformé la pensée sociale - à savoir le socialisme moderne et l'espèce de positivisme moderne, que nous préférons appeler scientisme. » C'est-à-dire que le projet d'une maîtrise scientifique de l'univers naturel va se transposer à la société. Les savants vont alors devenir des ingénieurs sociaux, prétendument capables remodeler la société pour corriger les inégalités et promouvoir le bonheur collectif. D'où la grande utopie moderne d'un homme nouveau et d'un monde meilleur, façonnés par les sociologues et autres esprits supérieurs, communiants dans les dogmes socialistes de l'Etat-providence.

2° La seconde est issue du romantisme allemand du XIXe siècle et puise ses sources dans la pensée contemporaine de Heidegger et de Jonas. Selon Luc Ferry (Académie des sciences morales et politiques, séance du lundi 7 janvier 2002), "la thèse centrale de Heidegger c'est que notre univers se caractérise par la disparition de toute forme de réflexion sur les fins au profit d'une préoccupation exclusive des moyens. Dans le monde technicien, de part en part livré à la raison instrumentale (cette raison qui calcule l'efficacité des moyens, par opposition à celle, "objective", qui fixe des fins) seul compte le rendement, quels que soient les objectifs. Plus exactement encore : le seul objectif, pour autant qu'il en reste un, est celui de l'intensification des moyens comme tels. (...) De là le sentiment que le cours du monde nous échappe, qu’il échappe même, à dire vrai, à nos représentants, voire aux leaders économiques et scientifiques eux-mêmes ! " On le voit, la thèse est à bien des égards séduisante. Elle touche juste dans sa critique d'un rationalisme devenu fou. Mais elle tend aussi à disqualifier radicalement le monde moderne et avec lui tout progrès économique, scientifique et technique. Elle alimente une peur irrationnelle en réactualisant les mythe de Frankenstein et de Faust. De tels mythes sont désormais appliqués à la recherche elle-même, qui menacerait de nous échapper et de provoquer la disparition de l'être humain. Mais l'économie de libre entreprise est à son tour diabolisée, accusée d'alimenter le complot mondial des riches contre les pauvres, des pays du nord contre les pays du sud.

Et "bizarrement" (ou logiquement !) la thèse numéro 2° rejoint la thèse numéro 1° : le socialisme planificateur devient l'outil magique censé résoudre tous nos problèmes. L'Etat-providence devient notre sauveur, lui seul peut et doit nous apporter le bonheur... Seulement nous savons aujourd'hui que cette baguette magique est une supercherie et qu'elle a coûté très cher au XXe siècle en termes de vies humaines, en termes de destructions morales et culturelles... en termes de destruction de l'environnement aussi.

Pour sortir de l'impasse il faut donc renvoyer dos-à-dos ces deux conceptions totalisantes et périmées pour mieux repenser les enjeux du monde actuel : la science, l'économie, la morale, la politique. Dépasser ce débat stérile entre Lumières et romantisme est une urgence et un impératif pour notre époque.
J'ai bien sûr mon idée à moi sur cette question et je vous en parlerai très bientôt ici même...

Commentaires

Gallatin a dit…
Frankenstein, c'est la créature qui acquiert une autonomie suffisante pour s'affranchir de son créateur, et qui est capable de commettre d'énormes dégâts.

On dit souvent que l'Etat est l'outil que la société a créé afin de réaliser certains de ses objectifs collectifs. Mais si cet outil avait conquis son autonomie? S'il s'était affranchi des contraintes imaginées par la société afin de se mettre à poursuivre ses objectifs propres? Ne serait-il pas capable de commettre de gros dégâts?

Etant donné que l'Etat dépense aujourd'hui plus de la moitié de la richesse nationale, et qu'il contrôle les principaux systèmes d'indoctrination (école, université), qui peut être certain que l'Etat ne roule pas pour lui?
Damien Theillier a dit…
C'est fort bien vu en effet !
Anonyme a dit…
Et j'attends la suite avec une certaine impatience, merci pour cette rapide synthèse.
Edouard Kenway a dit…
ok pour la dénonciation, j'ai hate de lire la proposition.
Le mal de notre époque c'est d'avoir épuisé toutes les idéologies, donc si vous en avez de nouvelles, je suis preneur.

ps : mon blog
http://scipio-roma.blogspot.com/
Anonyme a dit…
>Et "bizarrement" le socialisme planificateur devient l'outil magique censé résoudre tous nos problèmes.

C'est probablement ceci qu'il faut expliquer.
Face à un désordre, l'homme est tenté de s'en occuper. Et la façon la plus évidente de s'en occuper c'est de mettre en place des règles qui s'imposent à tous autant que possible, donc un socialisme planificateur.
Donc la question c'est comment traiter un problème collectif de la manière la plus féconde...

Marvel
Damien Theillier a dit…
Cher Marvel, je crois que tu as mis le doigt sur le point crucial du débat. Il y a deux manières (et deux seulement car je ne crois pas au mythe de la 3e voie) de traiter ce problème :

1°l'Etat veille au respect des libertés et garanti les droits de propriété. Il fournit un cadre juridique propice à l'initiative. Pour le reste, il appartient aux individus, familles et associations, bref à la société civile de s'organiser pour mettre en oeuvre le bien commun selon le principe de subsidiarité.

2° L'Etat prend en charge le bien commun et l'impose par l'assistance, la contrainte et la domination. Il exerce alors directement une forme de despotisme qui peut parfaitement prendre une forme démocratique et vertueuse comme l'a montré Tocqueville.

Cette dernière solution est non seulement immorale mais elle est aussi inefficace voire désastreuse.

Je te cite sur ce point Pascal Salin, professeur à Dauphine :

"L'homme n'a le choix qu'entre deux modes d'action : l'acte volontaire et l'acte contraint, L'analyse économique et sociale s'égare en refusant d'intégrer cette distinction essentielle dans ses raisonnements."

Et encore :

"Parce que dans tout pays il existe des êtres humains dotés de raison et d'imagination, tout pays a vocation à se développer et il se développera d'autant mieux que ces êtres humains seront libres de penser, de produire, d'épargner et d'échanger. Si certains pays sont pauvres, ce n'est certainement pas à cause de l'échange international, qui leur permet au contraire d'économiser des ressources en se procurant à l'extérieur ce qu'ils ne pourraient produire qu'à un coût plus élevé. S'ils sont pauvres, c'est parce que leurs habitants sont les victimes de dirigeants qui mettent des obstacles à leur liberté, qui les paralysent par des réglementations délirantes, qui les spolient par des impôts élevés, qui les démoralisent par la corruption. Il suffit d'ailleurs de regarder le monde qui nous entoure pour voir que le développement d'un pays est directement lié au degré de liberté dont jouissent ses habitants."

Le général de Gaulle avait bien résumé les choses lorsqu’il affirmait que, en économie, "deux leviers sont concevables. Ou bien la contrainte totalitaire. Ou bien l’esprit d’entreprise."
Gallatin a dit…
Marvel:

Tu poses le problème en termes limpides. Logiquement, ça soulève quelques questions délicates:
1) Ces règles doivent-elles s'imposer à tous les habitants de la planète, ou juste un sous-ensemble, mais alors lequel?
2) Comment se mettre d'accord sur ce qui constitue un désordre dont il faut s'occuper, et non une situation dont il faut s'accomoder?
3) Quels sont les problèmes qu'il est possible de traiter par l'imposition de règles, et ceux qu'il est par nature impossible de résoudre par la contrainte?
4) Comment contrôler que les hommes auxquels on fait confiance pour résoudre un problème donné s'emploient effectivement à cette tâche et non à autre chose?

Chacune de ces questions permet d'appréhender une dimension fondamentale du problème. Ce ne sont pas seulement des questions théoriques, elles ont des applications pratiques de première ampleur. Si tu as envie de poursuivre dans cette direction, choisis la question qui t'intéresse le plus parmi ces quatre-là, et j'essaierai d'y répondre de mon mieux.

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