Pascal précurseur de Hayek ?


Je termine en ce moment avec mes élèves une lecture suivie de Pascal (la préface de son Traité sur le vide et de longs extraits des Pensées). J'ai réalisé un polycopié des textes essentiels de Pascal avec des notes de bas de page. J'espère le publier prochainement avec une introduction.

A mon sens, Pascal peut être interprété, soit comme un disciple de Machiavel et un précurseur de Nietzsche (éloge de la force), soit comme un précurseur de Hayek et de l'ordre spontané. C'est bien sûr cette seconde hypothèse qui retient toute mon attention. D'abord, Pascal est un anti-Descartes, tant sur le plan scientifique que sur le plan philosophique, politique et religieux. On sait que Hayek a vu en Descartes le père du constructivisme. Je cite Hayek dans un livre qui vient d'être traduit en français (Editions des Belles Lettres, collection les Classiques de la Liberté) :

"Il me semble qu'il existe une sorte de rationalisme qui tend en fait à faire de la raison humaine un instrument moins efficace qu'elle pourrait être en refusant de reconnaître les limites du pouvoir de la raison individuelle. Cette sorte de rationalisme est un phénomène comparativement nouveau, bien qu'il trouve ses racines dans la philosophie grecque ancienne. Son influence moderne ne s'étendit toutefois qu'aux XVIe et XVIIe siècles, particulièrement avec la formulation de ses principes fondamentaux par le philosophe français René Descartes. C'est principalement à cause de lui que le terme même de « raison » a changé de sens. Pour les penseurs du Moyen Âge, la raison était surtout une capacité à reconnaître la vérité, en particulier la vérité morale , lorsqu'ils la rencontraient, plutôt qu'une aptitude au raisonnement déductif à partir de prémisses explicites. Et ils étaient très conscients du fait que nombre des institutions de la civilisation n'étaient pas des inventions de la raison, mais des choses qu'ils appelaient « naturelles », c'est-à-dire apparues spontanément, pour faire un contraste explicite avec tout ce qui avait été inventé.

C'est contre cette ancienne théorie du droit naturel, qui admettait qu'une bonne partie de l'institution de la civilisation n'était pas le fruit d'un dessein humain délibéré, que le nouveau rationalisme de Francis Bacon, de Thomas Hobbes et de René Descartes, soutenait que toutes les institutions humaines utiles étaient et devaient être des créations délibérées de la raison consciente. Cette raison consistait en l'esprit géométrique cartésien, une capacité de l'esprit à atteindre la vérité par un raisonnement déductif partant de quelques prémisses indubitables.
Il me semble que le meilleur nom pour cette sorte de rationalisme naïf est le constructivisme rationaliste. C'est une idée qui a causé des dommages immenses dans la sphère sociale, quelques grandes qu'aient pu être ses réussites en matière de technologie."
(F. A. Hayek, Essais de philosophie, de sciences politique et d’économie. Ch. V Des sortes de rationalisme, 1964)

Toute la philosophie de Pascal est une illustration de cette analyse critique du rationalisme. On a parfois vu en Pascal un conservateur, apôtre de l'ordre établi et ennemi du progrès social et politique. Il est vrai que Pascal condamne catégoriquement les révolutions, le volontarisme politique et tout ce qui s'apparente à une forme d'ingénierie sociale. Mais Pascal, conscient des limites de la raison humaine, n'a jamais été un ennemi du progrès. Il suffit de lire sa Préface pour un Traité sur le Vide. Il prend clairement le parti des Modernes, sans toutefois mépriser les Anciens. Simplement, pour Pascal, le progrès ne saurait être planifié rationnellement, en faisant table rase du passé.

« La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions. La concupiscence fait les volontaires ; la force les involontaires. »

Concupiscence (amour de soi) et force sont les deux réalités amorales qui entrent en jeu dans toutes nos actions, et y déploient un rôle moteur.

Chez Pascal, le progrès ne peut être que le fruit d'une interaction des intérêts, et d'une compétition des coutumes et des traditions (dont la force est incontestable). Bref, le progrès résulte de l'action des hommes mais non de leur seule volonté consciente. On retrouve ici l'analyse par Hayek de la fameuse Main invisible de Smith : la première pensée modélisée d'un ordre spontané ou auto-organisé. (Il y a aussi des textes de Kant, dans l'Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique qui illustrent aussi cette analyse).

De plus, chez Pascal, on progresse, dans l'ordre de la vérité scientifique, comme dans l'ordre de la justice, par une méthode négative. C'est par la correction du faux, de l'erreur et du mal qu'on progresse et non par l'instauration du vrai, du bien et du juste (Cf. aussi Karl Popper). Vouloir changer la société par une transformation radicale et une planification de la justice sociale est un leurre qui conduit tout droit à la servitude et à la guerre. La société ne peut changer que de l'intérieur, par un progrès lent et incertain, par des innovations individuelles, dans le cadre de coutumes bien établies et admises par le plus grand nombre. Selon Hayek, ce sont ces mécanismes d'évolution sélective qui rendent possible l'émergence de la civilisation.

  • «On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. »
  • « Grandeur de l'homme dans sa concupiscence même, d'en avoir su tirer un règlement admirable » et « un si bel ordre ».
Pascal, Pensées, 402 et 403 Ed. B.

(voir aussi L 106 : « Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre. » Et L 211 : « On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice. »)

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