Nouvelle lettre à Ménécée
Cher Ménécée,
J’ai lu avec grand plaisir la lettre que tu m’as envoyée. Ainsi tu
désires t’engager dans la chose publique ! C’est une bonne chose. La
Cité a grand besoin de citoyens comme toi. Travailler pour notre Cité
est une activité digne d’un homme libre. Je connais ta valeur, et je ne
crois rien exagérer en affirmant que tu représentes un grand espoir pour
rétablir la concorde et la justice pour nos concitoyens.
Néammoins, je dois impérativement te mettre en garde. La place
publique est pleine de dangers, auxquels n’est pas préparé l’honnête
homme. Ces dangers ont un nom : ce sont les idées fausses. Tout ce qui
arrive dans la société où nous vivons est le résultat des idées. Le bon
et le mauvais. Ce qu’il faut, ce qu’il te faut pour servir la Cité,
c’est combattre les idées fausses.
Par le biais de cette lettre, je veux t’entretenir des dangers qui
t’attendent, et des moyens de les combattre. Pour triompher, tu devras
apprendre à reconnaitre les pièges tendus par le vulgaire pour t’écarter
de la voie de la sagesse. Il te faudra aussi apprendre comment
substituer des idées meilleures aux idées fausses. Car s’écarter des
mauvais sentiers ne suffit pas, il est également nécessaire de trouver
le chemin de la vérité. Tel est le devoir du philosophe, tel est ton
devoir.
Le point de départ de ta réflexion doit commencer sur la nature de l’homme, et de sa relation avec la société. Car toute philosophie politique se base sur une certaine conception de la personne humaine. À partir de cette conception, comment dériver les principes qui doivent régir une société juste ? Telles sont les questions que tu dois te poser, Ménécée.
Je tiens pour évidente l’idée que l’homme est une fin en soi. Cette
proposition est un acte de foi, elle est une conviction intime. Elle ne
peut être démontrée par un raisonnement logique. Mais cherche dans les
profondeurs de ton âme, et tu en seras également convaincu. Tout homme
possède une personnalité unique, irremplaçable, et c’est au travers de
cette identité qu’il cherche à se réaliser.
L’individu est la seule réalité. Plus nous nous en écartons, plus nous lui substituons des idées abstraites sur la nature humaine, plus nous risquons de nous tromper. Le sens de la vie, la façon de se représenter le bonheur, tout ceci est propre à l’individu. L’homme se réalise dans sa capacité à créer, or toute création est un acte fondamentalement intérieur et solitaire.
Deviens l’homme que tu es. Fais ce que toi seul peut faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même. Telle est la maxime du sage.
Contrairement à l’homme pris dans son individualité, la société n’est
pas une fin en soi, elle est un moyen. L’homme ne saurait pas plus
exister sans la société qu’il ne saurait exister sans air ou sans eau.
Au même titre que ces derniers facteurs, la société constitue une des
conditions de son existence les plus nécessaires. Mais il serait
ridicule de prétendre que l’homme vit pour respirer l’air, et de même il
serait ridicule de prétendre qu’il existe pour la société. La société
est simplement un concept qui exprime la symbiose que constitue un
groupe humain. Or un concept n’est pas un porteur de vie. Le porteur de
vie unique et naturel est l’individu et il en est ainsi dans toute la
nature.
Comprends bien mon propos, il ne s’agit pas là de dénigrer les vertus
de la vie en société, mais bien de replacer l’homme au centre de
celle-ci. Ce sont les hommes qui font la société, et non l’inverse.
À partir de cette perspective, une éthique authentiquement humaine
peut se développer, comme cette noble doctrine, basée sur l’Amour du
prochain, qui appelle au salut, non de la masse anonyme, mais bien de
chaque homme, en particulier.
Mais, te demandes-tu peut-être, comment, en pratique, permettre à
l’individu de se réaliser ? Cherche en toi-même, tu trouveras la
réponse. Celle-ci est simple et limpide comme l’eau de la source : il
faut lui offrir la liberté. Sans liberté, il n’existe pas d’homme, il
n’existe que des masses grégaires incapables de penser. L’homme est né
pour vivre libre.
Fais attention à bien comprendre la signification de la liberté ;
celle-ci n’est pas permissivité ou déchaînement d’instincts barbares. La liberté ne peut se vivre que si elle s’accompagne de son double :
la responsabilité. Ce couple liberté-responsabilité est indissociable,
il est le fondement de toute société civilisée. La liberté de l’un
s’arrête ou commence celle de l’autre.
Comment mettre en pratique ce principe de liberté ? Pour cela nous
avons inventé le concept de Droit. Le Droit exige le respect, par
chacun, des libertés de chacun. Voilà donc trouvée la mission
essentielle des institutions publiques, regroupées sous le nom d’État :
protéger le Droit.
Sans doute entendras-tu, dans l’enceinte du Forum ou ailleurs, des citoyens expliquer que pour eux, l’État a pour but de transformer la société, de rendre les hommes plus moraux ou plus généreux. Ceci est un mensonge. Cette transformation qu’ils appellent de leur voeux ne peut se réaliser que par la suppression des libertés. Or nous avons vu qu’une philosophie basée sur l’homme (nous l’appelerons philosophie humaniste) se caractérise par la primauté accordée à la liberté par rapport à tout autre objectif politique.
Tu entendras peut-être certains orateurs appelés « socialistes »
demander une redistribution massive et forcée des richesses à grande
échelle, par le biais de l’État. Or cette redistribution ne peut
s’effectuer que par l’usage de la force, de la violence. Leur appel à
plus de générosité est sans doute louable, mais la vraie générosité
consiste en un don gratuit, volontaire. Retirer par la violence le fruit
du travail d’un homme ne s’appelle pas de la générosité, mais du vol.
D’autant plus que cette distribution est inefficace, et profite souvent
davantage aux détenteurs du pouvoir qu’aux nécessiteux.
De même, tu entendras d’autres orateurs, appelés « nationalistes » ou
« conservateurs » appeler les hommes à devenir plus moraux, à servir
leur pays ou à suivre d’autres préceptes. L’intention est ici aussi
louable, mais les moyens qu’ils exigent ne le sont pas. Car il n’existe
pas de moralité sans liberté.
Protection et sécurité n’ont de valeur que pour autant que de leur
côté elles n’oppressent pas la vie outre mesure. La société a besoin
d’une autorité chargée de faire respecter certaines normes permettant de
vivre ensemble. Mais cette autorité a pour but de protéger, pas
d’opprimer. Reste donc à trouver un équilibre entre l’absence d’autorité
et l’abus d’autorité. La vie, toujours, est un voyage entre Charibde et
Scylla.
Tu comprends à présent ce qui sépare notre philosophie (la
philosophie de la liberté) des philosophies basées sur la force. Ceux
qui croient en la liberté affirment que chacun à le droit de vivre comme
il l’entend. Ceux qui croient en la force veulent imposer leur
conception du Bien à l’ensemble de la société. Mais, dis-moi Ménécée,
pourquoi les socialistes ne pourraient-ils pas vivre leur socialisme
entre eux, et laisser les autres vivre librement ?
Il y a donc deux visions de la société qui s’affrontent : la vision d’une société ouverte, où les relations sociales sont basées sur des relations pacifiques de coopération et d’échange, et la vision d’une société fermée, vestige d’un tribalisme violent, où les relations sociales sont structurées autour d’une autorité centrale dirigeant toutes les facettes de la société.
Peu importe finalement si cette autorité a le soutien ou non de la
majorité de la population, rien ne permet de justifier la suppression
des libertés individuelles. La démocratie est un moyen de limiter,
séparer, soupeser le pouvoir, elle n’est pas une fin en soi. La fin de
toute institution publique, c’est le respect du Droit.
J’espère que tu comprends également que notre philosophie est
frontalement opposée à toute forme d’utilitarisme. Nous ne défendons pas
la liberté parce qu’elle est « efficace », mais parce qu’elle est
Juste. La fin ne justifie jamais les moyens. Dans ta gestion de la Cité,
pose-toi toujours la question : mon action est-elle respecteuse des
libertés ? Ou est-elle oppression, asservissement ?
J’espère que les principes que je viens de t’enseigner resteront
gravés dans ton esprit. Ils sont la source de toute société humaine – de
toute société créatrice. N’abuse jamais de ton pouvoir, mets-le au
service de chaque citoyen. Là ou cesse l’État, c’est là que commence
l’homme.
Telle est l’essence de mon enseignement.
Porte-toi bien,
Ton ami sincère.
PS : toi qui aimes la philosophie, tu remarqueras que cette lettre
est émaillée de citations de grands sages. Je te laisse le soin de
trouver leur provenance, c’est un agréable exercice à réaliser !
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(*) Pierre Lison, diplômé de l’Université catholique de Louvain,
est ingénieur civil en informatique. Étudiant les interactions entre
l’informatique, la linguistique et la science cognitive, il est
aujourd’hui chercheur à l’université d’Oslo.
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