Bastiat et les choix publics

Extrait de Logique du libéralisme, de Jacques de Guenin (voir les autres extraits 1 et 2)

L’État n’est pas une construction divine dotée du don d’ubiquité et d’infaillibilité. C’est une organisation humaine, où les décisions sont prises par des êtres humains comme les autres, ni meilleurs ni pires, eux aussi susceptibles de se tromper. Henri Lepage[1]


Une des grandes contributions de l’école néoclassique a été de montrer qu’une économie pouvait très bien fonctionner sans État. Un peu en réaction contre les Keynésiens, l’école autrichienne est allée plus loin en montrant que l’État ne pouvait guère intervenir dans l’économie sans créer de catastrophes, bientôt corrigées par de nouvelles catastrophes. Utilisant l’individualisme méthodologique, elle a décortiqué la genèse des décisions publiques afin de comprendre pourquoi il en était ainsi. Un des premiers à avoir expliqué ce phénomène est le grand Frédéric Bastiat lui-même, et l’on peut trouver dans son œuvre chacun des concepts qui sont décrits ci-dessous. Jacques Garello s’est d’ailleurs amusé à le faire dans un brillant exposé délivré au Cercle Frédéric Bastiat en 1996[2]. Mais dans l’œuvre de Bastiat, ces concepts sont dispersés et ils sont souvent subsidiaires d’un autre sujet. Le mérite d’avoir méthodiquement démontré et illustré tous ces concepts en les reliant les uns aux autres sous le nom de « théorie des choix publics » revient aux deux américains James Buchanan et Gordon Tullock.

Derrière l’écran des institutions, il y a des hommes et des femmes comme les autres. Ces personnes ne sont ni pires ni meilleures que les autres. Elles agissent conformément à leurs intérêts au sens large, que ces intérêts soient sordides ou édifiants. Mais dès qu’elles ont un quantum de pouvoir, elles veulent l’accroître et elles en abusent. Lord Acton disait : « le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument. » En échange de nos votes, elles nous promettent des « services publics », des interventions, des subventions, des règlements et des lois. Toute leur habileté consiste à détecter les attentes des diverses catégories d’électeurs, et à faire des promesses à chacune.

Les attentes individuelles des électeurs n’ont aucune chance de se réaliser si ces électeurs ne se constituent pas en groupe de pression. Un candidat n’a pas le temps d’écouter chaque électeur. Il est beaucoup plus efficace pour lui d’écouter quelqu’un qui parle au nom d’un groupe. Cela explique le pouvoir des syndicats. Ils ne représentent qu’une faible minorité d’électeurs, mais leur statut privilégié, les largesses de l’État, leur permettent de faire beaucoup de bruit et de nuisances. Ils peuvent ainsi faire croire à l’opinion publique qu’ils parlent au nom de beaucoup de personnes. Pour les hommes politiques, ce sont donc des interlocuteurs incontournables.

Les groupes de pression sont formés de gens qui ont intérêt à ce que l’État fasse de nouvelles dépenses en leur faveur, et les hommes politiques s’y prêtent facilement. Pour un  groupe de pression qui bénéficie de l’argent public, les effets sont assez significatifs pour inciter ses membres à soutenir l’homme politique qui lui assure cet avantage. En revanche, le financement de cette dépense supplémentaire va être noyé dans la masse des impôts, et il ne sera ni visible, ni très sensible, au niveau du contribuable individuel. Mais le phénomène est contagieux. Les gens dont l’éthique personnelle est contre les avantages obtenus au détriment des autres, finissent par demander des subventions pour eux-mêmes ou leurs association[3]. « Après tout je paie des impôts, pourquoi n’en aurais-je pas moi aussi quelque retour? »

Une fois élus, mais ayant toujours en vue leur réélection, les hommes politiques se livrent à des négociations avec leurs collègues pour satisfaire leurs électeurs. Supposons qu’un député veuille faire passer un projet favorable à un groupe de ses électeurs. Un autre député pourra très bien voter le projet en question à charge de revanche, si ce projet ne lèse pas ses propres électeurs, ou s’il a lui-même des électeurs dans la catégorie qui va bénéficier de ce projet. « Si tu votes pour mes paysans, je voterai pour tes industriels ». C’est ce que les américains appellent le « logrolling », par analogie avec les billots de bois que l’on fait rouler les uns sur les autres.

Les dépenses publiques sont aggravées par l’administration. Les hauts fonctionnaires sont motivés par leur importance. Or chaque loi va augmenter cette importance en engendrant plus de travail donc plus de moyens et de personnel.

Cette analyse permet de comprendre pourquoi les dépenses publiques augmentent indéfiniment. Il ne sera jamais facile d’inverser ce phénomène, notamment parce qu’il est très difficile à l’électeur de se faire une opinion sur l’enjeu véritable d’une décision politique. Les médias de grande diffusion véhiculent des événements ou des opinions superficielles de gens connus et se repaissent des querelles de personnes. Ils ne fournissent pas de données, d’analyses, d’explications, ou s’ils fournissent quelques données fracassantes, elles sont rarement suivies d’analyses un tant soit peu pédagogiques. Il faut donc investir beaucoup de son temps, beaucoup d’imagination et d’énergie, pour arriver à se faire une opinion claire sur un sujet donné, ou sur les capacités, voire la sincérité de tel ou tel. On ferait à la rigueur cet effort si l’on pensait que son vote pouvait avoir quelque influence. Mais ce n’est pas le cas. Pas seulement parce que le vote isolé n’est pas efficace, on l’a vu, si l’électeur ne fait pas partie d’un groupe de pression.

Mais à quoi bon se donner le mal de convaincre les autres, lorsqu’on sait que de toutes façons, qu’on élise un homme de gauche ou un homme de droite, cela ne changera rien. Le résultat de l’élection dépend en effet de « l’électeur médian » : si l’on classe les électeurs par la pensée sur une file, en mettant en tête les plus à gauche, et en queue les plus à droite, l’électeur médian est celui qui se trouve au milieu. Autour de lui, dans un système bipartite, il y a une frange de gens dont on ne sait pas de quel côté ils vont voter. Pour gagner, un candidat doit faire un effort particulier vis-à-vis de ce type d’électeur. Un candidat qui affirme une doctrine, qui affiche un discours radical n’a aucune chance d’être élu. Pour être élu, il faut un discours qui plaise sans rien affirmer. Un discours acceptable par les gens d’en face sans déplaire à ceux de son bord. Giscard disait « La France aspire à être gouvernée au centre ». Il serait plus exact de dire « la France est condamnée à être gouvernée au centre », car c’est toujours en face que l’on va chercher les électeurs qui manquent.

A la limite, ne vont voter que les gens qui pensent que c’est un devoir, ou ceux qui ont un avantage spécifique à le faire. Ceux qui pensent que leur vote ne servira à rien, préfèrent « aller à la pêche ». 

C’est cette attitude que les économistes de l’École des Choix Publics qualifient « d’ignorance rationnelle ». Ce faisant, ces électeurs n’exercent pas le droit de regard qu’ils ont sur le comportement des hommes politiques et leur attitude fait le jeu de ces derniers.

On voit que le jeu de la démocratie représentative conduit à favoriser les profiteurs au détriment de ceux qui produisent les richesses; à favoriser ceux qui cherchent à améliorer leur sort par prélèvement sur les revenus ou les économies des autres. Lorsqu’un groupe de pression obtient un avantage en spoliant d’autres personnes, il n’est pas obligé d’aller chercher lui-même l’argent auprès de ces personnes. Il lui suffit de s’adresser à l’Etat. L’Etat moderne est ainsi devenu une immense machine à transfuser de l’argent de l’un à l’autre. Bastiat disait déjà de l’État :
« c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde« .

[1] Demain le capitalisme. Hachette. Collection pluriel. 1983.
[2] Décisions publiques et comportement des hommes politiques. On en trouvera l’intégralité sur le site « bastiat.net », section « Les activités du Cercle Frédéric Bastiat », » Les textes des précédents dîners-débats« .   Plusieurs des idées présentées dans ce chapitre sont empruntées à cette conférence.
[3] Les associations libérales constituent une heureuse exception : elles s’interdisent généralement de mendier des subventions. Il n’en va pas de même de nombre d’associations d’inspiration socialiste.

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