Bastiat et les choix publics
Extrait de Logique du libéralisme, de Jacques de Guenin (voir les autres extraits 1 et 2)
L’État n’est pas une construction divine dotée du don d’ubiquité et d’infaillibilité. C’est une organisation humaine, où les décisions sont prises par des êtres humains comme les autres, ni meilleurs ni pires, eux aussi susceptibles de se tromper. Henri Lepage[1]
[1] Demain le capitalisme. Hachette. Collection pluriel. 1983.
L’État n’est pas une construction divine dotée du don d’ubiquité et d’infaillibilité. C’est une organisation humaine, où les décisions sont prises par des êtres humains comme les autres, ni meilleurs ni pires, eux aussi susceptibles de se tromper. Henri Lepage[1]
Une des grandes contributions de l’école
néoclassique a été de montrer qu’une économie pouvait très bien
fonctionner sans État. Un peu en réaction contre les Keynésiens, l’école
autrichienne est allée plus loin en montrant que l’État ne pouvait
guère intervenir dans l’économie sans créer de catastrophes, bientôt
corrigées par de nouvelles catastrophes.
Utilisant l’individualisme méthodologique, elle a décortiqué la genèse
des décisions publiques afin de comprendre pourquoi il en était ainsi.
Un des premiers à avoir expliqué ce phénomène est le grand Frédéric
Bastiat lui-même, et l’on peut trouver dans son œuvre chacun des
concepts qui sont décrits ci-dessous. Jacques Garello s’est d’ailleurs
amusé à le faire dans un brillant exposé délivré au Cercle Frédéric
Bastiat en 1996[2]. Mais dans l’œuvre de Bastiat, ces concepts sont
dispersés et ils sont souvent subsidiaires d’un autre sujet. Le mérite
d’avoir méthodiquement démontré et illustré tous ces concepts en les
reliant les uns aux autres sous le nom de « théorie des choix publics »
revient aux deux américains James Buchanan et Gordon Tullock.
Derrière l’écran des institutions, il y a
des hommes et des femmes comme les autres. Ces personnes ne sont ni
pires ni meilleures que les autres. Elles agissent conformément à leurs
intérêts au sens large, que ces intérêts soient sordides ou édifiants.
Mais dès qu’elles ont un quantum de pouvoir, elles veulent l’accroître et elles en abusent. Lord Acton disait : « le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument. » En
échange de nos votes, elles nous promettent des « services publics »,
des interventions, des subventions, des règlements et des lois. Toute
leur habileté consiste à détecter les attentes des diverses catégories
d’électeurs, et à faire des promesses à chacune.
Les attentes individuelles des électeurs
n’ont aucune chance de se réaliser si ces électeurs ne se constituent
pas en groupe de pression. Un candidat n’a pas le temps d’écouter chaque
électeur. Il est beaucoup plus efficace pour lui d’écouter quelqu’un
qui parle au nom d’un groupe. Cela explique le pouvoir des syndicats.
Ils ne représentent qu’une faible minorité d’électeurs, mais leur statut
privilégié, les largesses de l’État, leur permettent de faire beaucoup
de bruit et de nuisances. Ils peuvent ainsi faire croire à l’opinion
publique qu’ils parlent au nom de beaucoup de personnes. Pour les hommes
politiques, ce sont donc des interlocuteurs incontournables.
Les groupes de pression sont formés
de gens qui ont intérêt à ce que l’État fasse de nouvelles dépenses en
leur faveur, et les hommes politiques s’y prêtent facilement. Pour
un groupe de pression qui bénéficie de l’argent public, les effets sont
assez significatifs pour inciter ses membres à soutenir l’homme
politique qui lui assure cet avantage. En revanche, le financement de
cette dépense supplémentaire va être noyé dans la masse des impôts, et
il ne sera ni visible, ni très sensible, au niveau du contribuable
individuel. Mais le phénomène est contagieux. Les gens dont l’éthique
personnelle est contre les avantages obtenus au détriment des autres,
finissent par demander des subventions pour eux-mêmes ou leurs
association[3]. « Après tout je paie des impôts, pourquoi n’en aurais-je pas moi aussi quelque retour? »
Une fois élus, mais ayant toujours en
vue leur réélection, les hommes politiques se livrent à des négociations
avec leurs collègues pour satisfaire leurs électeurs. Supposons qu’un
député veuille faire passer un projet favorable à un groupe de ses
électeurs. Un autre député pourra très bien voter le projet en question à
charge de revanche, si ce projet ne lèse pas ses propres électeurs, ou
s’il a lui-même des électeurs dans la catégorie qui va bénéficier de ce
projet. « Si tu votes pour mes paysans, je voterai pour tes
industriels ». C’est ce que les américains appellent le « logrolling »,
par analogie avec les billots de bois que l’on fait rouler les uns sur
les autres.
Les dépenses publiques sont aggravées
par l’administration. Les hauts fonctionnaires sont motivés par leur
importance. Or chaque loi va augmenter cette importance en engendrant
plus de travail donc plus de moyens et de personnel.
Cette analyse permet de comprendre
pourquoi les dépenses publiques augmentent indéfiniment. Il ne sera
jamais facile d’inverser ce phénomène, notamment parce qu’il est très
difficile à l’électeur de se faire une opinion sur l’enjeu véritable
d’une décision politique. Les médias de grande diffusion véhiculent des
événements ou des opinions superficielles de gens connus et se
repaissent des querelles de personnes. Ils ne fournissent pas de
données, d’analyses, d’explications, ou s’ils fournissent quelques
données fracassantes, elles sont rarement suivies d’analyses un tant
soit peu pédagogiques. Il faut donc investir beaucoup de son temps,
beaucoup d’imagination et d’énergie, pour arriver à se faire une opinion
claire sur un sujet donné, ou sur les capacités, voire la sincérité de
tel ou tel. On ferait à la rigueur cet effort si l’on pensait que son
vote pouvait avoir quelque influence. Mais ce n’est pas le cas. Pas
seulement parce que le vote isolé n’est pas efficace, on l’a vu, si
l’électeur ne fait pas partie d’un groupe de pression.
Mais à quoi bon se donner le mal de
convaincre les autres, lorsqu’on sait que de toutes façons, qu’on élise
un homme de gauche ou un homme de droite, cela ne changera rien. Le
résultat de l’élection dépend en effet de « l’électeur médian » : si
l’on classe les électeurs par la pensée sur une file, en mettant en tête
les plus à gauche, et en queue les plus à droite, l’électeur médian est
celui qui se trouve au milieu. Autour de lui, dans un système
bipartite, il y a une frange de gens dont on ne sait pas de quel côté
ils vont voter. Pour gagner, un candidat doit faire un effort
particulier vis-à-vis de ce type d’électeur. Un candidat qui affirme une
doctrine, qui affiche un discours radical n’a aucune chance d’être élu.
Pour être élu, il faut un discours qui plaise sans rien affirmer. Un
discours acceptable par les gens d’en face sans déplaire à ceux de son
bord. Giscard disait « La France aspire à être gouvernée au centre ». Il
serait plus exact de dire « la France est condamnée à être gouvernée au
centre », car c’est toujours en face que l’on va chercher les électeurs
qui manquent.
A la limite, ne vont voter que les gens
qui pensent que c’est un devoir, ou ceux qui ont un avantage spécifique à
le faire. Ceux qui pensent que leur vote ne servira à rien, préfèrent
« aller à la pêche ».
C’est cette attitude que les économistes de
l’École des Choix Publics qualifient « d’ignorance rationnelle ». Ce
faisant, ces électeurs n’exercent pas le droit de regard qu’ils ont sur
le comportement des hommes politiques et leur attitude fait le jeu de
ces derniers.
On voit que le jeu de la démocratie
représentative conduit à favoriser les profiteurs au détriment de ceux
qui produisent les richesses; à favoriser ceux qui cherchent à améliorer
leur sort par prélèvement sur les revenus ou les économies des autres.
Lorsqu’un groupe de pression obtient un avantage en spoliant d’autres
personnes, il n’est pas obligé d’aller chercher lui-même l’argent auprès
de ces personnes. Il lui suffit de s’adresser à l’Etat. L’Etat moderne
est ainsi devenu une immense machine à transfuser de l’argent de l’un à
l’autre. Bastiat disait déjà de l’État :
« c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde« .
[1] Demain le capitalisme. Hachette. Collection pluriel. 1983.
[2] Décisions publiques et comportement des hommes politiques. On en trouvera l’intégralité sur le site « bastiat.net », section « Les activités du Cercle Frédéric Bastiat », » Les textes des précédents dîners-débats« . Plusieurs des idées présentées dans ce chapitre sont empruntées à cette conférence.
[3] Les associations libérales
constituent une heureuse exception : elles s’interdisent généralement de
mendier des subventions. Il n’en va pas de même de nombre
d’associations d’inspiration socialiste.
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