Spinoza vs Hobbes : raison et déraison d'État
Dans cet article, faisant suite à la parution d'un essai de Christian Lazzeri, Philippe Simonnot confronte la pensée de Hobbes et celle de Spinoza sur la question de l'État. Il en ressort des conceptions radicalement différentes de la souveraineté : à l'inverse de Hobbes, Spinoza estime en effet qu'il n'y a pas de contrat social à la base de l'État. A un correspondant qui lui demande quelle est la différence entre sa vision politique et celle de Hobbes, Spinoza répond que Hobbes conçoit la cité comme une sortie de l’état de nature, alors que lui considère qu’il s’agit de sa continuation. Alors que Hobbes compte essentiellement sur l’effroi que suscite le Léviathan, Spinoza préfère l’adhésion par intérêt qui profite à chacun.
(Voir tout en bas un texte de Spinoza qui résume bien sa pensée)
En ces temps de déréliction de la puissance
publique: comment ne pas revenir à Thomas Hobbes (1588-1679), qui passe dans
l'histoire de la pensée occidentale pour l'un des fondateurs de l'État moderne
? Mais la relecture du Léviathan (1651) peut se faire plus utilement en
prenant pour guide l'un de ses contemporains les plus avertis, à savoir Baruch
Spinoza (1632- 1677), dont le célèbre Tractatus
Theologico-politicus date de
1670. Ce dialogue entre deux grands géants de la philosophie, Christian Lazzeri
cherche à nous le restituer dans un livre épais, difficile, mais tout à fait
passionnant pourvu que l'on fasse l'effort d'y entrer. Et d'autant plus
précieux que la littérature contemporaine sur le contrat social s'inspire
davantage de Hobbes que de Spinoza. Une fois de plus, on vérifie qu'un petit
écart dans les prémisses finit par creuser un abîme entre deux systèmes de
pensée.
Les points de départ paraissent identiques
: une anthropologie échafaudée sur le concept de la conservation de soi qui
s'exprime par l'effort constant de tout homme pour persévérer indéfini ment
dans son être, un droit naturel fondé sur le déploiement sans limite de la
puissance de chaque individu dans le fameux « état de nature », cet
hypothétique état sans État, une « loi naturelle » qui serait une sorte
d'opérateur de synthèse de la raison et de la religion, un subjectivisme
radical pour lequel aucune valeur n'est intrinsèque.
« Nous ne désirons pas une
chose parce qu'elle est bonne, mais au contraire c'est parce que nous la
désirons que nous la disons bonne. »
Hobbes aurait pu souscrire à cette formule
typiquement spinozienne de L'Éthique (III, 9, sc.). Mais déjà le statut de la raison les fait
diverger. Pour Hobbes, instrument au service de la satisfaction des désirs, la
raison a pour condition l'apparition du langage, lequel confère à chacun
l'accès à la temporalité la plus lointaine tant en ce qui concerne le passé que
le futur. Chez Spinoza, la raison est impuissante à raisonner les passions, de
sorte que le présent et le passé pèsent plus sur les affects que le futur. D'où
l'impossibilité pour lui de construire le concept d'obligation contractuelle
qui implique une vision hors du présent immédiat, alors que ce concept est
indispensable à Hobbes lorsqu'il bâtit le contrat social par lequel l'humanité
peut sortir du misérable état de nature de guerre de tous contre tous.
Du reste, chez Hobbes, tout conflit risque
de dégénérer en une escalade de violence réciproque, et ce risque même pousse
chacun à s'attaquer le premier à n'importe qui. Spinoza observe au contraire
une alternance de guerre et de paix, de conflit et d'échange. Hobbes conçoit les
rapports humains comme des rapports fondamentalement utilitaires.
« Fais en sorte de toujours
utiliser autrui comme n'importe quel autre moyen en vue de ta propre fin. »
L'État ne fera jamais que rendre
acceptable cette instrumentalisation en l'organisant sur la base d'un fondement
juridique artificiel. Toute l'éthique de Spinoza consiste au contraire à
montrer qu'au-delà de l'ordre politique il est possible d'unifier les rapports
interindividuels. Même sur le droit naturel, les deux penseurs divergent. Chez
Hobbes, il se situe dans la lignée de la théologie juive, accordant révélation et
raison. Du fait de son naturalisme intégral, Spinoza définit, quant à lui, le
droit naturel non par la raison, mais par le désir et la puissance, car pour le
juif de La Haye » ainsi l'appelaient ses détracteurs, « l'essence de l'homme est
le désir ».
Hobbes, on le sait, se heurte à une aporie
sans doute incontournable : pourquoi, si les contrats ne sont pas respectés
dans l'état de nature, l'autorité chargée par « contrat social » de les faire
respecter respecterait-elle elle-même le contrat qui la fonde? C'est poser en
d'autres termes la vieille question : qui gardera le gardien de la Constitution
? Dans la logique hobbesienne, du reste, il ne peut exister de pouvoir
constituant. En effet, les lois fondamentales qui forment la Constitution ne
deviennent effectives, comme n'importe quelle loi, que dans la mesure où existe
un pouvoir coercitif pour les faire appliquer. Or celui qui détient le droit d'exercer
un tel pouvoir, celui-là est le souverain, et aucune loi ne peut lui être
supérieure, puisqu'il est lui-même source de toute loi sans exception.
Spinoza tourne l'obstacle en admettant
d'emblée que dans l'état de nature, les contrats seront violés par presque tous
les hommes à cause de l'impuissance de la raison, et que par conséquent l'État
ne pourra se fonder par contrat.
«
Si la multitude s'accorde naturellement, écrit-il, elle ne le fait pas sous la
conduite de la raison, mais par la force de quelque passion commune : espoir,
crainte, ou désir de tirer vengeance d'un dommage subi en commun. »
Il est donc inutile pour expliquer
l'État de présupposer une délibération rationnelle, au demeurant fort éloignée
de l'histoire réelle des États.
Il en résulte deux conceptions différentes
de la souveraineté. Pour Hobbes, elle ne peut être qu'absolue et indivisible.
Quant au contrat qui la fonde, il est impossible de l'annuler. Chez Spinoza,
aucune irréversibilité de ce genre. Il n'y a pas de contrat social à la base de
l'État. Les gouvernements n'ont le droit de commander que s'ils ont la
puissance de se faire obéir.
Loin d'être le fondateur du positivisme
juridique que l'on croit, Hobbes dénie toute autonomie du juridique et du
politique à l'égard de la morale. Au contraire, l'obligation morale et elle
seule fonde le politique. Certes, rien ne garantit la moralité ni la rationalité
des gouvernants. Et c'est pourquoi le philosophe doit les éduquer.
Philippe Simonnot (Le Monde, 30 octobre 1998)
A lire pour compléter
Alors que Hobbes compte essentiellement sur la criante, voire l’effroi que suscite le Léviathan, Spinoza préfère l’adhésion par intérêt qui profite à chacun.
On voit dès lors bien ce qui distingue les visions politiques de Hobbes un pouvoir qui assoit sa puissance par la contrainte pour Hobbes et la combinaison de puissances individuelles pour Spinoza, basée sur l’intérêt de chacun. L’individu ne perd pas l’exercice de sa puissance qui, en tout état de cause, reste en sa maîtrise. Simplement, il peut choisir en fonction de la représentation qu’il se fait de son intérêt, de la mettre ou non au service de la communauté. En d’autres termes, il doit composer sa puissance avec celle d’autrui, soit au contraire l’affronter. Les motifs qui vont le pousser dans l’une des deux directions sont l’espérance d’un avantage qu’il peut en retirer, ou l’inconvénient qu’il redoute.
Spinoza dégage ainsi les deux grand motifs d’action : l’espérance ou la crainte. Si la cité est l’ensemble des intérêts divergents, gouverner consiste en l’art de les maintenir unis, ceci est la vision de Hobbes, puisque pour Spinoza, l’Etat ne paraît pas disposer des forces qui lui serait prêtées et il doit à chaque instant vérifier qu’il peut compter sur leur concours. La question du gouvernement devient secondaire pour Spinoza puisque la souveraineté, le « Léviathan », apparaît comme une puissance conditionnée et non absolue : le souverain ne sera effectivement puissant que s’il parvient à canaliser à son profit les forces individuelles.
Alors que Hobbes compte essentiellement sur la crainte, voire l’effroi que suscite le Léviathan, Spinoza préfère l’adhésion par intérêt qui profite à chacun. Spinoza affirme qu’un Etat où les citoyens agissent par désir est plus puissant que celui où ils agissent par peur. Il est l’un des premier penseurs modernes à croire que la puissance de l’Etat ne se mesure pas à la terreur qu’il inspire mais à la confiance qu’il suscite.
C’est pourquoi Spinoza pense que l’Etat doit tolérer ce qu’il ne peut interdire, même s’il s’agit d’actes répréhensibles ou condamnables. Cette règle s’applique en particulier à la liberté de penser. Il n’est pas au pouvoir du souverain d’empêcher les individus de penser ce qu’ils veulent et de dire ce qu’ils pensent. Vouloir régenter ce pouvoir est toujours envisageable, voire réalisable sur une durée plus ou moins longue mais le pouvoir qui interdit par la violence à ses concitoyens de s’exprimer, n’est pas, paradoxalement, le pouvoir le plus fort, mais le plus faible, puisqu’il gouverne par la crainte, la forme la moins efficace. Spinoza met en évidence, selon la formule qu’il emprunte à Sénèque, que « nul n’a conservé longtemps un pouvoir de violence ».
Texte de Spinoza :
Spinoza dans le Traité théologico-politique donne un résumé de sa position :
Des fondements de l’État tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre, que l’État est institué ; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. Non, je le répète, la fin de l’État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté.
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