Pour Houellebecq (suite)

Extraits choisis des Particules élémentaires. Je les relis toujours avec délectation. Il y a à la fois une vérité profonde et une ironie cinglante dans ses propos. Dans l'un de ces extraits (voir plus bas), Houellebecq dépeint le catho moyen, assez ignare et stupide pour mépriser Jean-Paul II et admirer n'importe quel gourou new age... ce n'est pas par méchanceté qu'il se moque, mais bien plus par dépit, déception. Houellebecq dit qu'il n'est pas chrétien mais qu'il admire profondément cette religion.
J'en veux pour preuve, cet entretien au journal Nouvelles Clés : N. C. : Quelle boussole prendre dans ce débat ? Y a-t-il autre chose que l’alternative entre néant métaphysique matérialiste et pensée bouddhiste, dont on vous dit proche ?
M. H. : Il y a autre chose. Je crois à des sources de connaissance occidentale. Pour moi, il n’y a pas plus beau et plus simple que cela... (une dernière fois, l’écrivain me tend un livre : un très joli petit ouvrage relié de cuir ). Ce sont les épîtres de saint Jean. Le texte chrétien le plus simple de tous.
N. C. : (je lis) : “La grande nouvelle que nous avons apprise de lui [...]. Dieu est lumière.
M. H. : Je ne suis pas croyant. Mais tout est là. Nul texte au monde n’est aussi complet, ni aussi simple. (propos recueillis par Patrice van Eersel)

On retrouve aussi dans Les particules élémentaires, la vision désanchantée de la libération sexuelle qu'on trouvait déjà en filigrane dans Extension du domaine de la lutte. Houellebecq dénonce l'imposture du discours sur le sexe, ce marché de l'amour qui promet le bonheur et la liberté. La réalité, nous montre l'auteur, c'est la misère sexuelle, la solitude et la haine de soi...

"Le désir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l’investissement progressif du champ de la séduction par les très jeunes filles ne fut au fond qu’un retour à la normale, un retour à la vérité du désir analogue à ce retour à la vérité des prix qui suit une surchauffe boursière anormale. Il n’empêche que les femmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des “ années 68 ” se trouvèrent, la quarantaine venue, dans une fâcheuse situation. Généralement divorcées, elles ne pouvaient guère compter sur cette conjugalité — chaleureuse ou abjecte — dont elles avaient tout fait pour accélérer la disparition. Faisant partie d’une génération qui — la première à un tel degré — avait proclamé la supériorité de la jeunesse sur l’âge mur, elles ne pouvaient guère s’étonner d’être à leur tour méprisées par la génération appelée à les remplacer. Enfin, le culte du corps qu’elles avaient puissamment contribué à constituer ne pouvait, à mesure de l’affaissement de leurs chairs, que les amener à éprouver pour elles-mêmes un dégoût de plus en plus vif — dégoût d’ailleurs analogue à celui qu’elles pouvaient lire dans le regard d’autrui."

"(...) C’est en 1987 que les premiers ateliers d’inspiration semi-religieuse firent leur apparition au Lieu. Naturellement, le christianisme restait exclu ; mais une mystique exotique suffisamment floue pouvait — pour ces êtres d’esprit au fond assez faible — s’harmoniser avec le culte du corps qu’ils continuaient contre toute raison à prôner. Les ateliers de massage sensitif ou de libération de l’orgone, bien entendu, persistèrent ; mais on eut le spectacle d’un intérêt de plus en plus vif pour l’astrologie, le tarot égyptien, la méditation sur les chakras, les énergies subtiles. Des “ rencontres avec l’Ange ” eurent lieu ; on apprit à ressentir la vibration des cristaux. Le chamanisme sibérien fit une entrée remarquée en 1991, où le séjour initiatique prolongé dans une sweat lodge alimentée par les braises sacrées eut pour résultat la mort d’un des participants par arrêt cardiaque. Le tantra — qui unissait frottage sexuel, spiritualité diffuse et égoïsme profond — connut un succès particulièrement vif. En quelques années le Lieu — comme tant d’autres lieux en France ou en Europe occidentale — devint en somme un centre New Age relativement couru, tout en conservant un cachet hédoniste et libertaire plutôt “ années 70 ” qui assurait sa singularité sur le marché."

"(…) Pour le déjeuner, il repéra une catholique. Ce n’était pas difficile, elle portait une grande croix en fer autour du cou ; en outre elle avait ces paupières gonflées par en dessous, donnant de la profondeur au regard, qui signalent souvent la catholique, voire la mystique (parfois aussi, il est vrai, l’alcoolique). Longs cheveux noirs, peau très blanche, un peu maigre mais pas mal. En face d’elle était assise une fille aux cheveux blond-roux, genre suisse-californienne: au moins un mètre quatre-vingts, corps parfait, impression de santé effroyable. C’était la responsable de l’atelier tantra. En réalité elle était née à Créteil et s’appelait Brigitte Martin. En Californie, elle s’était fait refaire les seins et initier aux mystiques orientales ; elle avait en outre changé de prénom. De retour à Créteil elle animait pendant l’année un atelier tantra aux Flanades sous le nom de Shanti Martin ; la catholique semblait l’admirer énormément. Au début Bruno put prendre part à la conversation, qui roulait sur la diététique naturelle — il s’était documenté sur les germes de blé. Mais très vite on bascula vers des sujets religieux, et là il ne pouvait plus suivre. Pouvait-on assimiler Jésus à Krishna, ou sinon à quoi ? Fallait-il préférer Rintintin à Rusty ? Quoique catholique, la catholique n’aimait pas le pape ; avec son mental moyenâgeux, Jean-Paul II freinait l’évolution spirituelle de l’Occident, telle était sa thèse. “ C’est vrai, acquiesça Bruno, c’est un gogol. ” L’expression, peu connue, lui valut un surcroît d’intérêt des deux autres. “ Et le dalaï-lama sait faire bouger ses oreilles... ” conclut-il tristement en finissant son steak de soja."

"(…) Le 14 décembre 1967, l’Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception ; quoique non encore remboursée par la Sécurité sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies. C’est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent accès à la libération sexuelle , auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes — ainsi qu’à certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau palier dans la montée historique de l’individualisme. Comme l’indique le beau mot de “ ménage ”, le couple et la famille représentaient le dernier ”lot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l’individu du marché. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours."

"(…) La vie, pensait Michel, devrait être quelque chose de simple ; quelque chose que l’on pourrait vivre comme un assemblage de petits rites, indéfiniment répétés. Des rites éventuellement un peu niais, mais auxquels, cependant, on pourrait croire. Une vie sans enjeux, et sans drames. Mais la vie des hommes n’était pas organisée ainsi. Parfois il sortait, observant les adolescents et les immeubles. Une chose était certaine: plus personne ne savait comment vivre. Enfin, il exagérait: certains semblaient mobilisés, transportés par une cause, leur vie en était comme alourdie de sens. Ainsi, les militants d’ Act Up estimaient important de faire passer à la télévision certaines publicités, jugées par d’autres pornographiques, représentant différentes pratiques homosexuelles filmées en gros plan. Plus généralement leur vie apparaissait plaisante et active, parsemée d’événements variés. Ils avaient des partenaires multiples, ils s’enculaient dans des backrooms . Parfois les préservatifs glissaient, ou explosaient. Ils mouraient alors du sida ; mais leur mort elle-même avait un sens militant et digne. Plus généralement la télévision, en particulier TF1, offrait une leçon permanente de dignité. Adolescent, Michel croyait que la souffrance donnait à l’homme une dignité supplémentaire. Il devait maintenant en convenir: il s’était trompé. Ce qui donnait à l’homme une dignité supplémentaire, c’était la télévision."

"Malgré les joies répétées et pures que lui procurait la télévision, il estimait juste de sortir. Du reste, il devait faire ses courses. Sans repères précis l’homme se disperse, on ne peut plus rien en tirer.
Au matin du 9juillet (c’était la Sainte-Amandine), il observa que les cahiers, les classeurs et les trousses étaient déjà en place dans les linéaires de son Monoprix. L’accroche publicitaire de l’opération, “ La rentrée sans prise de tête ”, n’était qu’à demi convaincante à ses yeux. Qu’était l’enseignement, qu’était le savoir, sinon une interminable prise de tête ?
Le lendemain, il trouva dans sa boîte le catalogue 3 Suisses automne-hiver. Le fort volume cartonné ne portait aucune indication d’adresse ; avait-il été déposé par porteur ? Depuis longtemps client du vépéciste, il était habitué à ces petites attentions, témoignages d’une fidélité réciproque. Décidément la saison s’avançait, les stratégies commerciales s’orientaient vers l’automne ; pourtant le ciel restait splendide, on n’était somme toute qu’au début de juillet."

"(…) Bruno offrit un verre de pineau des Charentes à la catholique. “ Comment tu t’appelles ? demanda-t-il. — Sophie, répondit-elle. — Tu ne danses pas ? demanda-t-il. — Non, répondit-elle. Les danses africaines c’est pas ce que je préfère, c’est trop... ” Trop quoi ? Il comprenait son trouble. Trop primitif ? Évidemment non. Trop rythmé ? C’était déjà à la limite du racisme. Décidément, on ne pouvait rien dire du tout sur ces conneries de danses africaines. Pauvre Sophie, qui essayait de faire de son mieux. Elle avait un joli visage avec ses cheveux noirs, ses yeux bleus, sa peau très blanche. Elle devait avoir de petits seins, mais très sensibles. Elle devait être bretonne. “ Tu es bretonne ? demanda-t-il. — Oui, de Saint-Brieuc ! répondit-elle avec joie. Mais j’adore les danses brésiliennes... ” ajouta-t-elle, dans le but vraisemblable de se faire pardonner sa non-appréciation des danses africaines. Il n’en fallait pas davantage pour exaspérer Bruno. Il commençait à en avoir marre de cette stupide manie pro-brésilienne. Pourquoi le Brésil ? D’après tout ce qu’il en savait le Brésil était un pays de merde, peuplé d’abrutis fanatisés par le football et la course automobile. La violence, la corruption et la misère y étaient à leur comble. S’il y avait un pays détestable c’était justement, et tout à fait spécifiquement, le Brésil. “ Sophie ! s’exclama Bruno avec élan, je pourrais partir en vacances au Brésil. Je circulerais dans les favellas. Le minibus serait blindé. J’observerais les petits tueurs de huit ans, qui rêvent de devenir caïds ; les petites putes qui meurent du sida à treize ans. Je n’aurais pas peur, car je serais protégé par le blindage. Ce serait le matin, et l’après-midi j’irais à la plage au milieu des trafiquants de drogue richissimes et des maquereaux. Au milieu de cette vie débridée, de cette urgence, j’oublierais la mélancolie de l’homme occidental. Sophie, tu as raison: je me renseignerai dans une agence Nouvelles Frontières en rentrant. ”
Sophie le considéra un temps, son visage était réfléchi, un pli soucieux barrait son front. “ Tu as dû pas mal souffrir... ” dit-elle finalement avec tristesse."

Le journal de Houellebecq publié sur le web après la parution de son dernier roman La possibilité d'une île

Commentaires

Anonyme a dit…
Bonjour,

Je suis, j'avoue, étonné qu'un libéral comme vous se "délecte" d'un anti-libéral comme Houellebecq.

Cordialement

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