American vertigo, BHL et Fukuyama

American Vertigo, le dernier livre de Bernard-Henry Lévy est sorti aux USA. Il sera en vente chez nous au mois de mars.
Ce livre fait suite aux articles publiés l'an dernier dans le magazine The Atlantic Monthly, qui lui avait demandé de reprendre, plus de 170 ans plus tard, le voyage en Amérique de Tocqueville (voir mon article du mois d'août). Sur les routes de l'Amérique, BHL a également été suivi par une équipe de tournage, car son voyage deviendra un documentaire.

"Ce n’est pas un livre de philosophie, indique BHL, puisque c’est du journalisme, c’est de la littérature, il est drôle - j’espère que vous rirez parfois. Mais c’est un travail philosophique malgré le fait d’être journalistique, comique, et ainsi de suite. C’est un geste philosophique."

Selon Richard Hétu, correspondant à New-York, qui a lu le livre, American Vertigo se veut un livre anti-anti américain. Son auteur combat ainsi certains " mythes " et " clichés " entretenus par les tenants de l'antiaméricanisme. Il rejette par exemple l'idée selon laquelle les Américains sont foncièrement impérialistes, ou au bord de sombrer dans le fascisme ou le fondamentalisme.

Mais le plus intéressant n'est pas tant ce livre, trop journalistique à mon goût, que la publication qui suivra de l'échange d'e-mails entre BHL et Francis Fukuyama au sujet du livre. Celle-ci sera elle-même précédée de la publication d'un condensé de l'échange dans la revue American Interest, que dirige Fukuyama. Ce dernier, rendu célèbre pour son livre La fin de l'Histoire et le Dernier Homme, est professeur d'économie politique internationale à la Johns Hopkins University of Washington. C'est l'un des plus brillants philosophes américains d'aujourd'hui, disciple de Tocqueville et, soit dit en passant, une pointure intellectuelle très supérieure à BHL...

Qu'entend-il par «fin de l'histoire»? A la suite des philosophes Hegel et Kojève, il considère que l'histoire résulte des antagonismes entre les différentes idéologies et formes d'organisations sociales, qui luttent chacune pour la reconnaissance. Or, avec la chute du Mur, l'effondrement du communisme et la victoire de la démocratie libérale, l'histoire, prise dans ce sens, s'abolit. Preuve est faite que la démocratie libérale moderne, à défaut d'être parfaite, offre le moins mauvais monde possible. Toutefois la thèse profonde de Fukuyama ne se situe pas sur le terrain de la philosophie de l'histoire, mais bien sur celui d'une réflexion sur la nature humaine. En effet, la mondialisation démocratique, indissociable du progrès technique, laissera place à un nouveau type d'homme, le Dernier Homme comme l'appelle Nietzsche, plus soucieux d'assurer son bien-être que d'affirmer sa valeur par des oeuvres géniales ou par des guerres.
«Pour Nietzsche, écrit Fukuyama, l'homme démocratique était entièrement composé de désir et de raison, habile à trouver de nouvelles ruses pour satisfaire une foule de petits désirs grâce aux calculs d'un égoïsme à long terme. Mais il manquait complètement de mégalothumia, se satisfaisant de son bonheur mesquin et étant hors d'état de ressentir la moindre honte de son incapacité à s'élever au-dessus de ses désirs.» (Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 340).
«Un chien est heureux de dormir au soleil toute la journée, pourvu qu'il soit nourri, parce qu'il n'est pas insatisfait de ce qu'il est. Il ne se soucie pas que d'autres chiens fassent mieux que lui, ou que sa carrière de chien soit restée stagnante. Si l'homme atteint une société dans laquelle il aura réussi à abolir l'injustice, sa vie finira par ressembler à celle du chien» (ibid., p. 351).
BHL est, à ma connaissance, l'un des rares à avoir lu et compris Fukuyama qu'il cite dans ses livres, notamment Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire en 2002. Aujourd'hui tout le monde critique la Fin de l'Histoire, comprise comme une apologie du modèle américain, ce qui est un vulgaire contresens.
BHL reconnaît ses affinités avec la droite intellectuelle américaine, ceux qu'on appelle souvent les neo-conservateurs. Toutefois il leur reproche leur soutien total à G.W. Bush : "Quand je vais dîner avec quelqu'un au restaurant, est-ce qu'il faut commander tous les plats du menu?" a-t-il lancé à William Kristol, devant 400 personnes à l’université Johns Hopkins lors d'un débat à l'invitation de Fukuyama. Une métaphore culinaire digne d'un bon français...

Une vidéo de Francis Fukuyama prononçant une conférence sur le thème : "What Do We Know About Democracy Promotion?" (Hunter College, May 24 2005).
Une vidéo de BHL dans le Daily Show de Jon Stewart sur Comedy Central (lors du lancement de son livre aux USA)
Un article de Pierre Assouline à propos d'American vertigo sur son blog

La présentation de l'éditeur d'American Vertigo :
Depuis la deuxième guerre d'Irak - et même bien avant... - les Etats-Unis occupent, dans l'imaginaire mondial, une place symbolique qui dépasse largement les notions de puissance, de politique, de géographie. L'Amérique, en vérité, est devenue un concept, une « région de l'âme », une matrice de passions et de phobies dont le déploiement contradictoire n'en finit pas d'infuser nos propres débats. C'est, précisément, cette réalité ontologiquement diverse que Bernard-Henri Lévy a voulu cerner, observer, penser, dans ce livre où le reportage se mêle à la réflexion, et où le pittoresque emprunte à la philosophie de l'histoire. A l'origine, ce livre est né d'une « commande » de l'influent magazine « Atlantic Monthly » : demander à un célèbre intellectuel français de visiter l'Amérique et de donner sens à ce pays-continent en refaisant - en plus vaste - le fameux voyage qu'Alexis Tocqueville avait entrepris au début du XIXème siècle, à partir duquel il avait écrit son désormais classique « De la démocratie en Amérique ». Pendant une année, B.-H. Lévy a ainsi sillonné les Etats-Unis. Plus de vingt mille kilomètres d'est en ouest et du nord au sud, la plupart du temps par la route : de Rikers Island à Chicago, des communautés islamiques de Detroit à une enclave Amish de l'Iowa, l'auteur interroge la nature du patriotisme américain, la coexistence de la liberté comme de la religion, le système pénitenciaire, la « tyrannie de la majorité », le retour en force de l'idéologie... B.-H.L. a rencontré tous les visages de l'Amérique : les illustres, les anonymes, ceux du désert ou des mégapoles. De Sharon Stone à une veuve de mineur du Wisconsin, d'un milliardaire philantrope à Norman Mailer, de Woody Allen à un « homeless » de Californie, d'Hillary Clinton à un contestataire turbulent, de Barack Ohama, la star montante de la politique, à la pensionnaire d'un bordel du Nevada, il écrit la comédie humaine de ce pays-continent. D'où la vitalité prodigieuse de ce « reportage philosophique » qu'on dévore, page après page, avec un enthousiasme qui ne se dément jamais. Un oeil de romancier, et une profondeur de penseur. Les conclusions de ce voyage ? B.-H.L. les tire en chemin, et elles sont souvent contradictoires. A l'heure où la « démocratie en Amérique » est de plus en plus contestée, ce livre atteste, au contraire, de sa prodigieuse vitalité. A cet égard, l'épilogue substantiel de ce livre (une centaine de pages) permet au « philosophe » de reprendre le pas sur le « journaliste » et le final de cet ouvrage conduit son lecteur au coeur des grands débats - des thèses de Fukuyama ou Huntington aux arrières-pensées des « Néo-conservateurs » - dont la complexité, bien souvent, gouverne le destin du monde.

Commentaires

Anonyme a dit…
Sans speculer outre mesure sur la qualité de l'ouvrage, je prends la liberté de rappeller l'apreté de moultes critiques americaines qui remettent en cause le serieux du travail effectué par BHL en ne se privant pas de juger peu tendrement le niveau de langue de ce dernier jusqu'a se demander si la traductrice n'est pas finalement la plus digne d'eloge !

Le SF chronicle s'en donne a coeur joie en lui " reproch[ant] son focus sur les grands titres de l’actualité, aux dépends du fond qui a fait la force du travail de son illustre prédesseur (mais se réclamer de l’héritage de Tocqueville n’était-il pas plus une stratégie marketing qu’une réalité envisageable demandant un travail bien plus conséquent?)"

Enfin , sur le plateau de Jon Stewart, l'humble BHL se definit comme un 'pauvre philosophe' ...

Acerbe, O’Donnell (du SF chronicle)conclut : “alternativement irritant et engageant”, “pas différemment de son auteur"

Au plaisir de le lire !

Kevin
Damien Theillier a dit…
En effet, j'avais noté le "I am a poor man french philosopher" qui m'a bien fait rire quand on sait qu'il est milliardaire...
Les américains reprochent à BHL de faire dans les clichés à leur propos. Je crois que ce n'est pas nouveau, il a toujours bâtit ses succès éditoriaux de cette manière là...
Anonyme a dit…
La conquête de "l'Amérique" façon BHL et façon Sollers. 30 ans d'écart. Le premier semble en revenir victorieux. Le deuxième a laissé en témoignage sa "Vision à New York", 1978. Qui s'en souvient encore ? Flashback sur :
http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=135
Qu'en reste t-il ? Qu'en restera t-il pour BHL ? Le débat est ouvert.
Anonyme a dit…
Pour ceux que l'idée de voir un BHL prétentieux étrillé tant sur son fond inconsistant que sur son style indigent, je me permet de vous inviter à la lecture de l'article d'Anatol Lieven dans le Figaro du 2 mars
http://www.lefigaro.fr/litteraire/20060302.LIT000000278_on_attend_encore_le_nouveau_tocqueville.html

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