Le droit de propriété intellectuelle

4e séminaire d'Alain Laurent, le 15 avril 2010


Télécharger ici l'enregistrement audio du séminaire


(Merci à Roman pour l'enregistrement et à Axelle pour le compte-rendu)

Alain Laurent a commencé par poser la distinction entre les œuvres et les idées. Les idées n’appartiennent à personne, ce n’est pas le cas des œuvres.

A/ Ce n'est pas par hasard que l'on conteste aujourd'hui le droit de propriété intellectuelle puisque le droit de propriété lui-même est de plus en plus remis en cause.
Quelques exemples récents ce cette affirmation :
- Il y a une quinzaine d'années, en 1995, un juge a estimé, dans un tribunal, que le droit au logement était en concurrence avec le droit de propriété. Le droit au logement, dans l'affaire concernée avait même valeur constitutionnelle que le droit de propriété. Il en découle aujourd'hui qu'un squatteur ne peut être mis dehors d'un logement qui n'est pas le sien. (même s'il ne paie pas son loyer)
- Il y a trois mois, place des Vosges (http://www.leparisien.fr/paris-75/squat-place-des-vosges-la-justice-ordonne-l-expulsion-18-01-2010-782293.php), une propriétaire a vu ses appartements squattés par une bande. Le tribunal a finalement donné raison à la propriétaire mais cela ne coulait pas de source. Par ailleurs, sont-ils vraiment partis ?
- Autre cas qui remonte à décembre 2009 sur, cette fois-ci, l'occupation par des ouvriers de leur usine. La justice a donné tort au directeur, propriétaire des lieux, qui demandait la libération de l'usine. Citation dans un 20 minutes du 09 12 09 (http://www.20minutes.fr/article/369548/France-l-occupation-d-une-usine-jugee-licite.php) : "Le squatt professionnel est autorisé. La cour d'appel de Riom (Puy-de-Dôme) a jugé dans un arrêt rendu hier que l'occupation d'une usine par les salariés d'une entreprise ne pouvait être considérée comme « illicite ».
- Autre cas plus récent : les victimes de la tempête Xynthia sont, pour certains d'entre eux, dépossédés de leurs maisons de façon purement bureaucratique. (http://www.lexpansion.com/economie/actualite-economique/1393-habitations-rasees-a-cause-de-la-tempete-xynthia_229972.html)
- Le cas de la fiscalité française. En principe, un individu est propriétaire de ses revenus. Par une fiscalité spoliatrice, l'État décrète qu'il est propriétaire des revenus des individus. Il s'agit aussi, comme dans les autres cas, d'un viol du droit de propriété.
- Dernier cas simplement souligné : la souveraineté sur son propre corps, en France, n'est pas reconnue. On n'est pas libre de faire ce que l'on veut avec son corps (par exemple : vendre son sang). Il y a, à ce propos, des législations différentes dans d'autres pays.

Ce qui est troublant dans toutes ces affaires, c'est que toutes ces remises en question du droit de Propriété se font sous couvert de justice, elles sont cautionnées par le Droit.

B/ En ce qui concerne la loi Hadopi et le problème du piratage massif sur internet.
Ceux qui sont en faveur de ce piratage estiment que ce qui est téléchargé n'est pas de l'ordre du matériel et donc peut être gratuit. L'idée du téléchargement libre va de pair avec les notions de technologies qui ont évolué et rendent ce téléchargement plus facile et moins repérable. L'idéologie de la gratuité a progressé de façon considérable. En gros, aujourd'hui, n'importe qui pense que si l'on peut s'emparer d'un bien facilement, il faut le prendre. La manière de s'opposer à ces téléchargements est difficile mais pas impossible techniquement. Ce sont surtout des paradigmes dans le monde dans lequel on vit qu'il faudrait changer.

C/ Les libéraux et le droit de propriété intellectuelle
L'idée qu'il n'existe pas de droit de propriété intellectuelle est contredite assez tôt par tous les libéraux. Un des premiers en France, Bastiat en 1847, se prononce en faveur de ce droit de propriété intellectuelle de façon explicite. Il répond et encourage un certain Hippolyte Castille qui a créé une revue sur le droit de propriété intellectuelle en écrivant : "Le résultat des efforts des hommes, sous quelque forme que ce soit, leur appartient. Il me semble difficile de ne pas reconnaître que la propriété littéraire, par exemple un livre, n’est pas le produit du travail d’un homme, de ses facultés, de ses efforts, de ses soins, de ses veilles et de ses avances." [avances= avances de fonds]
Pour Bastiat, le statut d'une oeuvre créée par un individu est exactement identique au droit de propriété concernant un objet matériel.

L'idée qu'il existe un droit de propriété intellectuelle est tout à fait dans la lignée libérale et même libertarienne contrairement à ce qui est souvent dit. Ainsi Lysander Spooner, un anarcho-capitaliste américain, à l'origine de la pensée libertarienne, défend dans un livre-clé le droit de propriété intellectuelle : "The Law of Intellectual Property or an Essay on the Right of Authors and Inventors to a Perpetual Property on their Ideas" (1855)
Spooner est un entrepreneur qui a créé un service de poste privée aux EU. Il sera attaqué en justice de ce fait et perdra son procès. A la suite de cette affaire, il explique la nécessité d'un droit de propriété intellectuelle. Dans la citation tirée de son livre, il emploie le terme de "loi", à prendre ici au sens de loi de la nature, d'un droit naturel.
Trois parties dans le livre de Spooner : dans la première, il pose la légitimité d'un droit de propriété intellectuelle; dans la deuxième, il répond à des objections; dans la troisième, il pose la question de savoir jusqu'à quand une oeuvre est-elle la propriété d'un individu? La réponse, pour Spooner, est que le droit de propriété d'une oeuvre est perpétuel. Seul le propriétaire peut y mettre fin.
Dans la première partie qui concerne les arguments en faveur d'un droit de propriété intellectuelle, Spooner explique que ceux qui créent des richesses en sont les propriétaires naturellement. Et le travail intellectuel, le travail de l'esprit, produit une richesse au même titre qu 'un objet matériel. En approfondissant la question, on remarque que tout ce qui existe est le fruit au départ d'un effort intellectuel. Certaines richesses s'incarnent, d'autres pas.
Un autre argument est relevé par Spooner : si on conteste que ce qui est d'ordre intellectuel puisse être l'objet d'un droit, il faut se demander ce qu'est le droit lui-même si ce n'est quelque chose de complètement immatériel. A t-on jamais vu ou touché un droit?
Conclusion à propos de Spooner : quelques années après Spooner, les autres grands libertariens comme Molinari diront strictement la même chose que Spooner. Pourtant, ils sont toujours aujourd'hui présentés comme s'opposant au droit de propriété intellectuelle.

Ayn Rand et le droit de propriété intellectuelle.
C'est dans son premier best-seller, La Source Vive, qu'Ayn Rand développe la légitimité du droit de propriété intellectuelle. Le héros du livre, Roark, architecte, consent à aider un de ses anciens collègues, Keating, à la réalisation et à la construction d'un ensemble d'immeubles sociaux. A condition, précise t-il, que son plan soit intégralement respecté. Or, les logements vont être construits mais selon des plans modifiés. Roark dynamite lui-même l'ensemble car il estime que l'on a trahi son idée, ses plans, son œuvre dont il était le seul propriétaire. Roark se rend auprès des autorités pour passer en jugement et défendre lui-même ainsi son droit de propriété intellectuelle. Le tribunal lui donne gain de cause. Il est le seul et unique propriétaire de ses plans et constructions et peut les détruire s'il le veut. (Ce qu'il a fait)

Un autre auteur contemporain défend le droit de propriété intellectuelle, c'est Israël Kirzner, le plus fécond des économistes « autrichiens » actuels. Dans Discovery, Capitalism and Economic Justice (1989) il énonce la règle fondamentale du « Finder-Keeper ». Cette  règle est formulée de la façon suivante : Celui qui découvre le premier quelque chose en devient le propriétaire exclusif. En effet, nul ne peut dire de façon certaine que ce qui a été découvert par un individu sera nécessairement trouvé par un autre.

La règle d'Israël Kirzner, "Finder-Keeper" fonctionne d'autant plus dans le domaine de l'esprit. La connaissance est un bien qui, même lorsqu'on se l'approprie, n'est pas retiré à celui qui la possède en premier. Et l’on constate que deux paradigmes s’entremêlent dans le phénomène de la cession d’un droit d’auteur. Les inventions intellectuelles tombent à un moment donné dans le domaine public, à cause du caractère divisible, sécable, démultiplié de la connaissance. (C’est le paradigme naturel). Mais à cette constatation de bon sens, à cette évolution naturelle de la connaissance, il faut articuler l’argument utilitariste : le créateur doit bénéficier d’un rendu quelconque (paiement, reconnaissance) lorsqu’il cède une découverte qu’il a faite. Sinon, il ne créera plus rien.

D/ Une dernière question à propos du droit de propriété intellectuelle : comment rendre ce dernier exécutoire ? Comment le faire respecter ?
Spooner prône l'idée d'agences privées. Mais la plupart des libéraux disent que c'est le rôle de l'État (et sans doute sa seule justification).
L’État est nécessaire pour faire respecter le droit à la propriété et le droit à la sécurité. Celui qui a le mieux exprimé ce fait est Frédéric Bastiat, dans ses Pamphlets. Dans le Pamphlet sur l'État, il parle de l'État comme d'une "grande fiction". « L’Etat c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépends de tout le monde. » En fait Bastiat est favorable, contrairement à ce qui est souvent déclaré, à l'existence d'un État. Un État minimal. Lorsqu'il parle de l'État comme d'une grande fiction il veut signifier par là que ce dernier serait considéré comme une sorte d'être suprême, au dessus des individus, ce qui est évidemment une fiction. Suite de la citation qui conclut le pamphlet : « Quant à nous, nous pensons que l’Etat ce n’est, ou ce ne devrait être autre chose que la force commune instituée, non pour être pour tous les citoyens un instrument d’oppression et de spoliation réciproque, mais, au contraire, pour garantir à chacun le sien et faire régner la justice et la sécurité. »
Dans le pamphlet Justice et Fraternité, il fait allusion à la nécessité de l'Etat pour garantir tout ce qui concerne la propriété foncière, immobilière, INTELLECTUELLE , etc. « Toutes les forces du gouvernement étant appliquées à prévenir et à réprimer les doles, les fraudes, les délits, les crimes, les violences, etc… » Voilà la justification d’un État . Il continue : « Il faut que je dise un mot des conséquences qu’engendre la sécurité : voilà donc la propriété sous ses formes diverses : foncière, mobilière, industrielle, intellectuelle, manuelle, complètement garantie. »
Tous les penseurs libéraux sont allés dans ce sens, y compris Von Mises que l'on considère à tort comme un anarchiste. Il faut un État protecteur du droit de propriété et le droit de propriété intellectuelle en est l'épicentre.

Si l'on s'oppose comme aujourd'hui au droit de propriété intellectuelle, on réinvente d'une certaine manière le collectivisme en signifiant que tout est à tous. C'est la thèse défendue par Besancenot qui possède comme libellé dans son journal du NPA la formule : "Tout est à nous". Ce néo-collectivisme est d'autant plus vicieux qu'il se présente au nom des libertés individuelles.
Une forme d'opposition risque de se faire jour : elle est très randienne dans sa manifestation : les créateurs cesseront tout simplement de créer ou ils créeront les uns pour les autres, sans que leurs oeuvres sortent d'un petit cercle restreint. C'est le thème d'Atlas Shrugged.

[Une question est soulevée à propos de l’usage des médicaments par les pays pauvres : doit-on donner les fruits de la recherche des laboratoires pharmaceutiques des pays riches aux pays pauvres pour que ces derniers puissent bénéficier des avancées de la médecine ? N’y a t-il pas ici un devoir moral à obliger les chercheurs à donner le fruit de leur travail sans contre partie financière ?
En fait on ne peut opérer ainsi, car si les laboratoires perdaient tous les bénéfices financiers obtenus par leurs découvertes, ils cesseraient de faire de la recherche, tout simplement. On tombe dans le scénario « randien » évoqué ci-dessus.]

Commentaires

Pierre et Marie a dit…
Merci Axelle pour cette retranscription ! Beaucoup de points intéressants notamment sur le déclin du droit de propriété.
Si je comprends bien, le libéralisme défendu par Alain Laurent est très éloigné d’un anti-étatisme absolu : l’Etat doit défendre cette liberté et les droits individuels (ça doit approcher l’ordolibéralisme, mais je n’ai pas encore pu écouter l’exposé)
Concernant la dernière remarque sur les bénéfices des labos, est ce que l’application de la loi naturelle ne permettrait pas de justifier, dans des cas délimités, l’interventionnisme étatique, même dans un système libéral ? En effet, sans rentrer dans la logique perverse de l’Etat providence, la justification par le scénario randien évoqué est dérangeante du point de vue de la conscience morale. Même si l’on considère que le libéralisme n’est pas nécessairement la recherche du bien, mais du juste, on a du mal à se retrouver dans un système qui ne saurait pas allier la récompense d’auteurs d’une découverte avec le bien général de l’humanité. Si la liberté consiste à exploiter financièrement au maximum une découverte au détriment d’une partie de l’humanité, ne peut-elle pas rentrer en conflit avec la notion de loi naturelle ? Cela suppose des nuances : un labo ne perdra en effet pas tous les bénéfices de ses découvertes si l’Etat autorisait des pays pauvres à bénéficier d’une partie de ses avancées…
Pierre Saulnier
Damien Theillier a dit…
Merci Pierre pour ce commentaire. Pour te répondre, je m'en tiendrai à clarifier la notion de loi naturelle.
Cette loi n'a rien à voir avec la justice sociale (dont Hayek a si bien parlé). Elle ne dit pas que les pauvres ont un droit au travail, au logement, à la santé et à jouir du fruit du travail des autres. Elle ne dit pas que les pauvres ont le droit de voler les riches (même pour de bonnes raisons).
Elle dit simplement que tout homme a des droits fondamentaux que sont la liberté, la propriété et la vie. Et le rôle de l'Etat c'est bien de faire respecter ces droits.
Donc toute intervention visant à redistribuer par la coercition les fruits du travail des uns au profit des autres (même si ce sont des pauvres) est injuste et contraire à la loi naturelle.
Je ne vois aucune exception possible à ce principe.

Cela n'empêche pas bien sûr de rappeler, comme le fait le Pape dans sa dernière Encyclique, la primauté du don dans les relations personnelles. Autrement dit, la politique et l'économie sont subordonnées à la morale. Mais le don contraint et forcé perd toute sa valeur morale. Le don est libre ou il n'est pas.
Amicalement
Nicomaque
Pierre et Marie a dit…
Merci Damien pour ta réponse et au passage bravo pour ton blog très intéressant.
Juste une remarque pour éclairer mon premier propos. Lorsque j'évoque la loi naturelle, c'est dans l'hypothèse dans laquelle les avancées scientifiques de pays riches permettraient de sauver des vies dans les pays pauvres. Cela dépasse donc me semble-t-il la simple justice sociale, et c'est pourquoi je trouve cet exemple intéressant. Dans ce cas la liberté du don peut-elle primer sur la défense de la vie?
Par ailleurs, puisque tu cites l'encyclique, est-il possible d’analyser politiquement parlant la position de Benoît XVI ? Pourrait-on parler d’un certain libéralisme, dans la mesure où il tend à responsabiliser chaque individu, teinté de conservatisme, puisque le vivre ensemble ne peut exister qu’à travers des ordres de moralité ?
Le libéralisme économique et le conservatisme moral sont-elles deux notions qui peuvent coexister sans fragiliser la notion même de liberté ? (question de béotien sans doute, pardonne moi !)
Damien Theillier a dit…

Ok, j'ai répondu à côté de ta question ! En effet, si on parle de "sauver des vies" on se retrouve dans un conflit entre deux droits : le droit de propriété et le droit à la vie. Saint Thomas évoque ce problème et dit qu'un homme qui va mourir de faim peut s'approprier ce qu'il trouve pour survivre et que dans ce cas il n'y a pas de vol. Le problème avec ton exemple c'est qu'on ne parle plus d'individus mais d'entités sociales (les pauvres des pays du Sud... les riches du Nord) c'est-à-dire qu'on sort complètement du cadre de la relation entre deux individus. Si on sort de ce cadre, on s'expose à toutes les dérives collectivistes.


Tu as raison, je pense qu'il y a dans la pensée catholique une tentative de synthèse de deux principes : un principe individualiste-libéral (l'individu est la seule entité qui agisse librement et moralement, il n'y a de responsabilité qu'individuelle) et un principe social-conservateur (sans autorités sociales, familles, églises, traditions, associations, l'individu ne peut pas se réaliser en tant qu'individu).
La société civile, en tant que distincte de l’Etat, est un tissu de ces autorités naturelles ou culturelles sans lesquelles l’individu ne peut exercer concrètement sa liberté et sa responsabilité : autorité des parents sur les enfants, du prêtre vis-à-vis des croyants, de l'enseignant sur l'élève, du maître sur l'apprenti, et ainsi de suite.

Mais cette synthèse est souvent mal faite par les catholiques (ou les conservateurs français) et tend vers une forme de collectivisme larvée, vers la négation du droit de propriété ou de la libre concurrence, vers un renforcement du pouvoir central de l’Etat et vers l’affirmation de prétendus droits sociaux qui n’existent pas.

C’est là que la philosophie politique américaine m’intéresse, en particulier le débat entre les conservateurs traditionalistes et les libertariens (tous deux situés à droite sur l’échiquier politique). A mon avis, c’est là qu’il faut aller chercher des éléments de réponse.

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