Hommage à Tocqueville

Cette année nous célébrons le bicentenaire de la naissance de Tocqueville. Hélas, on ne trouve pas le moindre article dans la presse et l'auteur de La Démocratie en Amérique semble être tombé aux oubliettes, dans sa propre patrie...
Pourtant l’œuvre tocquevillienne demeure un texte source sur les grands enjeux de la démocratie contemporaine sous ses aspects politiques, sociaux, juridiques, culturels : la crise de la représentation et des institutions, la désaffection civique et le scepticisme politique.

Raymond Boudon, auteur de Tocqueville aujourd'hui (2005, Ed. Odile Jacob), écrit avec justesse :

"Démocratie en Amérique (1840) analyse les effets du culte de l'égalité dans les sociétés modernes. «Dans ces temps d'égalité, c'est en eux-mêmes ou dans leurs semblables» que les hommes «cherchent d'ordinaire les sources de la vérité», explique Tocqueville. Il en déduit l'existence de tendances lourdes toujours à l'oeuvre aujourd'hui. Par exemple : le culte de l'égalité crée un terrain favorable au développement de l'esprit critique et des sciences, mais aussi à l'essor du scepticisme et à l'éclatement des religions. Il affecte la sensibilité de l'homme démocratique et favorise la compassion, car «quand les rangs sont presque égaux, il n'y a pas de misère qu'on ne conçoive sans peine». D'un autre côté, l'égalitarisme s'accompagne d'un épanouissement de l'individualisme : du repli de l'être humain sur lui-même et sur ses proches. Quant aux liens familiaux, ils sont voués à se distendre.

La vie intellectuelle des sociétés modernes est, elle aussi, affectée en profondeur par le culte de l'égalité. Entraînant une érosion des vérités établies, il laisse place à une «poussière d'opinions qui s'agitent de tous côtés». Ayant perdu ses repères, l'homo democraticus est friand des idées générales qui, à défaut d'être solides, lui fournissent des repères à moindres frais : l'égalitarisme favorise l'idéologie. D'où le succès dans les sociétés démocratiques de ces «faiseurs de théories ennuyeuses et dangereuses» qui prétendent enfermer la complexité des processus sociopolitiques dans des formules simplistes. Tocqueville rangeait notamment dans cette catégorie les théories socialistes qui fleurissent de son temps. La production culturelle elle-même est affectée par l'égalité, car, dans les démocraties, tendant à vivre dans l'instant, les hommes «aiment les livres qui se lisent vite» et «veulent surtout de l'inattendu et du nouveau». L'égalité a même une influence sur la manière d'écrire l'histoire. L'historien des époques démocratiques fait des masses anonymes les acteurs exclusifs du changement."

Selon R. Aron, Tocqueville ne figure pas parmi les inspirateurs de la pensée sociologique. Si Tocqueville excelle dans l'analyse politico-siociologique, ou dans la description et le portrait d'une société particulière, il n'éprouve aucun scrupule à juger les faits selon sa propre échelle de valeur. En cela il se montre beaucoup plus philosophe que sociologue, au sens scientifique du terme. "Il appartient, dit R. Aron, à la tradition des philosophes politiques classiques, qui n'auraient pas conçu d'analyser les régimes sans les juger simultanément" (Les étapes de la pensée sociologiques, R. ARON, Gallimard, 1967).

Mais Tocqueville est-il encore d'actualité ? Oui au sens ou les dérives despotiques, individualistes et matérialistes de la démocratie doivent continuer à nous inspirer le même effroi.
"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde"
, avait ainsi écrit Tocqueville dans un texte célèbre. "Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres." Au-dessus d'eux règne un pouvoir absolu qui ne cherche qu'à fixer les hommes "irrévocablement dans l'enfance".

Commentaires

Anonyme a dit…
Ne vous en faites pas à Franklin on ne l’a pas oublié. J'ai du faire un exposé d'une heure sur Tocqueville en cours d'économie... Il n'est donc pas totalement tombé en désuétude. ;)

(il est bizarre le code de votre blog il n'accepte même pas la balise avec U pour le soulignement enfin bon j'ai trouvé la bonne balise)
Damien Theillier a dit…
Cher Jean, il reste heureusement quelques élèves et étudiants sérieux comme vous pour lire et apprécier Tocqueville. Il vous sera très précieux à science-po, au même titre qu'Aron. Bon courage !

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