Tocqueville et le Mai 68 des banlieues

Si la pauvreté et l'exclusion peuvent constituer un terreau favorable aux émeutes urbaines, elles n'expliquent pas à elles seules la violence et la destruction des casseurs. Le phénomène n'est pas spontané, il est préparé de longue date, récupéré et amplifié par des groupes militants organisés appelant au meurtre et à la haine anti-française.
C'est tout le jeu tordu de certaines associations anti-racistes, de certains rappeurs ou d'islamistes djihadistes que d'attiser le feu depuis des années en parlant, comme Dieudonné, de "crimes de la France", "d'humiliation du peuple noir" de "fracture coloniale", de "pornographie mémorielle" (à propos de l'enseignement de la Shoah). D'autres accuseront de provocation le ministre de l'intérieur ou la police et justifieront ainsi le vandalisme et la délinquance. Sophisme de la cause et de l'effet... on prend l'un pour l'autre.
Si on reprend le fil des événements de Mai 68, on est frappé de voir les similitudes avec Novembre 05 dans les discours des professionnels de l'agitation (anarchistes, troskystes et maintenant islamistes). C'est la lutte des classes qu'on recycle : les victimes sont innocentes et la société est coupable, elle opprime les pauvres et les exploite. Le mal ne vient pas de l'intérieur de l'homme mais de l'extérieur : les institutions, le pouvoir, le marché... C'est le mythe du bon sauvage (rousseauisme) réactualisé au goût du jour : l'anti-racisme compassionnel.

1° Mai 68 et la déconstruction des normes
Pour porter un regard philosophique et non purement sociologique sur ces événements (le contexte social n'explique pas grand chose), il faut d'abord remonter aux penseurs de Mai 68 et à leur travail de sape des institutions. C'est leur discours qu'on retrouve aujourd'hui dans la propagande militante associative.
La révolution de Mai a été portée par un courant philosophique français héritier de Nietzsche, de Marx et de Freud. Dans ce courant, Sartre, Althusser, Foucault, Deleuze, Derrida, Bourdieu, selon des démarches très diverses, avaient tous un objectif commun : la déconstruction des normes et des pouvoirs, accusés d’exclure, d’opprimer et de nier les différences individuelles. Cette philosophie des « sixties » a d’ailleurs été remarquablement analysée et critiquée par Luc Ferry et Alain Renaut dans « La pensée 68 ». (Alain Renaut fût mon professeur de philosophie à la Sorbonne et c'est lui qui m'a initié à la pensée de Raymond Aron.. et de Kant.) Or tous deux montrent que la « pensée 68 » » est profondément anti-humaniste : diabolisation des valeurs occidentales, condamnation de l’universel et de la raison, dissolution de l’idée de vérité, mort de la philosophie et culte des sciences sociales.
Telles sont les grandes caractéristiques de cette idéologie contemporaine qui continue à produire ses effets pervers 30 ans après. En effet, au-delà des slogans romantiques, les conséquences culturelles de la révolution de Mai sont bien visibles dans la société : démission des autorités éducatives, explosion de la violence à l’école, désertion du politique, repli sur les intérêts privés, individualisme hédoniste et communautarisme.

Luc Ferry et Alain Renaut repèrent 4 caractéristiques de la pensée 68 :
1° la fin de la philosophie : elle appartient à un passé petit-bourgeoise utopiste et humaniste. Elle doit céder la place aux sciences sociales
2° la pratique de la généalogie : elle consiste à comprendre les discours, les normes ou les pouvoirs à partir d’une origine sociale, psychologique ou politique déterminée.
3° la dissolution de l’idée de vérité : toutes les catégories sont historiques et donc relatives à un temps, à une époque, à un individu.
4° la fin de toute référence à l’universel, accusé de particularisme masqué, d’ethnocentrisme européen.
("La pensée 68, Folio-essai)

A lire : Marcel GAUCHET, « La matrice de Mai 68 » in La condition historique, éditions Stock, Paris, 2003. Jean-Pierre LE GOFF, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte Poche, Paris, 2002.

2° Tocqueville et les dérives de la démocratie.

Le propre des peuples démocratiques, selon l’analyse toujours pertinente de Tocqueville, c’est la passion de l’égalité, c’est-à-dire la revendication de l’indépendance vis-à-vis des hiérarchies et des traditions. Mais l’excès d’égalité qui conteste toutes les formes de dépendances, conduit toujours à terme, selon Tocqueville, vers la dissolution des liens communs qui unissent les hommes, c’est-à-dire vers l’individualisme. Tocqueville notait que dans la logique démocratique, “chacun entreprend alors de se suffire et met sa gloire à se faire sur toutes choses des croyances qui lui soient propres. Les hommes ne sont plus liés que par des intérêts et non par des idées (...) Or il est facile de voir qu’il n’y a pas de sociétés qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n’y en a point qui subsiste ainsi; car, sans idées communes, il n’y a pas d’action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social.”
L’individualisme qui procède de l’égalitarisme rend donc les hommes indifférents à tout bien commun, à toute responsabilité et les dispose ainsi à devenir les assistés d’un Etat tout-puissant qui les prend en charge.
Or le multiculturalisme est l’aboutissement de la logique démocratique poussée à son paroxysme. C’est le refus de toute inégalité qui conduit au multiculturalisme. Selon cette hypothèse, le multiculturalisme ne résulterait donc pas seulement de la pression externe de l’immigration mais d’une véritable crise culturelle interne, fruit de l’individualisme et de la perte des valeurs collectives.

Comme le dit Alain Finkielkraut dans le supplément hebdomadaire de Haaretz daté du 18 novembre :
"La démocratie comme processus ainsi que l'a bien montré Tocqueville, ne supporte pas l'horizontalité. En démocratie il est difficile de supporter des espaces non démocratiques. Tout doit être démocratique dans la démocratie. Mais l'école ne peut pas être ainsi. Elle ne le peut pas. L'asymétrie saute pourtant aux yeux : entre celui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui apporte avec lui un monde, et celui qui est nouveau dans ce monde. Le processus démocratique a provoqué une délégitimité de cette asymétrie. C'est un phénomène général dans le monde occidental, mais en France il prend une forme plus pathétique, parce que l'une des caractéristiques de la France était son éducation sévère. La France a été construite autour de son école."
3° L'école sacrifiée au relativisme
La question de l'école est en effet au centre du problème. L'idéologie égalitariste, dénonçant la culture générale comme un préjugé bourgeois (Bourdieu par exemple), a sapé l'autorité du maître au profit d'un dialogue interculturel dans lequel il ne s'agit plus d'instruire mais d'éduquer à la tolérance. Le nouvel axiome de cette école "sympa" est le relativisme. "Tout se vaut", "chacun sa vérité", "il est interdit de juger", tels sont les mots d'ordre hérités de Mai 68 et diffusés dans les réformes successives de l'Education nationale.

Il suffit pour s'en convaincre de lire Laurent Lafforgue, Professeur permanent à l'IHÉS (Institut des hautes Etudes Scientifiques), nommé au "Haut Conseil de l'Education" début novembre 2005 et démissionnaire le lundi 21 novembre 2005.
Il affirme que "notre système éducatif public est en voie de destruction totale." Selon lui, "cette destruction est le résultat de toutes les politiques et de toutes les réformes menées par tous les gouvernements depuis la fin des années 60. Ces politiques ont été voulues, approuvées, menées et imposées par toutes les instances dirigeantes de l'Éducation Nationale, c'est-à-dire en particulier: les fameux experts de l'Education Nationale, les corps d'Inspecteurs (recrutés parmi les enseignants les plus dociles et les plus soumis aux dogmes officiels), les directions et corps de formateurs des IUFM peuplés des fameux didacticiens et autres spécialistes des soi-disant "sciences de l'éducation", la majorité des experts des commissions de programmes, bref l'ensemble de la Nomenklatura de l'Education Nationale.
Ces politiques ont été inspirées à tous ces gens par une idéologie qui consiste à ne plus accorder de valeur au savoir et qui mêle la volonté de faire jouer à l'école en priorité d'autres rôles que l'instruction et la transmission du savoir, la croyance imposée à des théories pédagogiques délirantes, le mépris des choses simples, le mépris des apprentissages fondamentaux, le refus des enseignements construits, explicites et progressifs, le mépris des connaissances de base couplé à l'apprentissage imposé de contenus fumeux et démesurément ambitieux, la doctrine de l'élève "au centre du système" et qui doit "construire lui-même ses savoirs". Cette idéologie s'est emparée également des instances dirigeantes des syndicats majoritaires, au premier rang desquels le SGEN."
Jean-Claude MICHÉA, professeur de philosophie, dans son livre L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes (éditions Climats) avait remarqué qu ‘ « en dépit des efforts de la propagande officielle, il est devenu difficile, aujourd’hui, de continuer à dissimuler le déclin continu de l’intelligence critique et du sens de la langue auquel ont conduit les réformes scolaires imposées, depuis trente ans, par la classe dominante et ses experts en « sciences de l’éducation »

Pour compléter le tableau, il faut lire ces rapports "hallucinants" sur l'école :

-
RAPPORT OBIN SUR LES SIGNES ET MANIFESTATIONS D’APPARTENANCE RELIGIEUSE DANS LES ÉTABLISSEMENTS SCOLAIRES (Un rapport de l’Inspection Générale sur l’un des aspects de la laïcité. PDF - 144.6 ko.)
Ce rapport dresse un état des lieux concernant la montée du communautarisme identitaire.

- Rapport sur l'enseignement des lettres au collège (télécharger en PDF ici)
Un rapport sur la dérive de l'enseignement du français et des langues anciennes.


- Rapport sur les IUFM (Instituts de Formation des Maîtres) . Un rapport de Nicolas Lecaussin Chargé d'Etudes à l'IFRAP (Institut Français de Recherche sur les Administrations Publiques), Rédacteur en chef de Société Civile.
Un texte qui analyse la propagande idéologique des IUFM et l'influence de Bourdieu

Laurent Lafforgue conseille de lire les ouvrages suivants qui sont des témoignages d'instituteurs et de professeurs :

Marc Le Bris :

"Et vos enfants ne sauront pas lire...ni compter" (Stock, 2004) (témoignage d'un instituteur de campagne tranquille sur sa pratique confrontée à toutes les absurdités que l'institution impose par tous les moyens depuis des années)
Un livre de pur bon sens de la première à la dernière ligne.

Rachel Boutonnet :
"Journal d'une institutrice clandestine" (Ramsay, 2003) (journal tenu chaque jour par une stagiaire d'IUFM sur la façon dont on prétendait la former, puis première expérience d'institutrice)
Dans ce livre, j'ai constaté avec intérêt que parmi toutes les formations d'IUFM que cette stagiaire a subies, la seule où on lui ait parlé du contenu de la discipline est en mathématiques. C'est une consolation, mais assez maigre.

Fanny Capel :
"Qui a eu cette idée folle un jour de casser l'école?"(Ramsay, 2004)
(témoignage d'une jeune agrégée de lettres modernes, fille d'ouvriers, enseignant en lycée et collège "bien famés" de quartiers favorisés)
Où l'on apprend que même dans les lycées "bien classés" dans tous les palmarés des journaux une grande proportion des élèves ignore par exemple en quel siècle a vécu Victor Hugo...

Elisabeth Altschull :
"L'école des ego: contre les gourous du pédagogiquement correct" (Albin Michel, 2002)
(témoignage d'une "réfugiée scolaire": alors que ses parents étaient américains, sa mère avait choisi de l'amener en France quand elle était enfant - il y a une quarantaine d'années - pour qu'elle y trouve un enseignement de qualité. Elle se désespère de voir l'Éducation Nationale française s'engager depuis des décennies dans le chemin de médiocrité de la majorité des écoles américaines.)

Evelyne Tschirhart :
"L'école à la dérive: ce qui se passe vraiment au collège" (Editions de Paris, 2004)
(témoignage d'une enseignante d'arts plastiques en collège de quartier défavorisé)

Agnès Joste :
"Contre-expertise d'une trahison: la réforme du français au lycée" (Edition des Mille et une nuits, 2002)
(lecture minutieuse par un professeur de lettres des textes du ministère de l'éducation)

Collectif "Sauver les lettres" :
"Des professeurs accusent" (Textuel, 2001)
(un manifeste humaniste contre les "ultraréformistes et ultrapédagogistes" qui ont pris le pouvoir à l'éducation nationale et organisent la destruction de l'instruction publique)

Guy Morel et Daniel Tual-Loizeau :
"L'horreur pédagogique: paroles de profs et vérité des copies"
(Ramsay, 1999, épuisé mais qui doit pouvoir se trouver)

Jean-Paul Brighelli :
"La fabrique du crétin: La mort programmée de l'école" (Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2005)
C'est le dernier en date des livres de témoignage de professeurs, paru il y a deux mois.
C'est un professeur de lettres (manifestement d'extrême gauche: il interprète la destruction de l'école comme l'effet d'un complot délibéré des classes dominantes "ultra-libérales". Cette interprétation est discutable, mais quand il dresse un constat de l'état de l'Ecole il sait de quoi il parle, et c'est ça qui est intéressant).

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