Pierre Manent et le néo-tocquevillisme
Leur grand mérite, c’est de diagnostiquer une véritable crise intellectuelle et culturelle sous la crise sociale et économique. Ce qui est en cause, selon ces deux personnalités, c’est la pensée égalitariste (ou l'égalité devenue folle) qui, depuis mai 68, a jeté le discrédit sur l’idée même de règle, d’institution et d’autorité. Le rêve d’une société sans contrainte ou l’individu serait roi, s’est progressivement imposé dans les mentalités, dans la famille, à l’école et dans l’exercice des pouvoirs.
Pierre Manent fut d'abord l'élève de Raymond Aron. Aron, qui fut l’un des grands penseurs libéraux du XXe siècle, a fait redécouvrir Tocqueville à toute une génération d’intellectuels englués dans le marxisme. Manent dirige d'ailleurs actuellement à Paris le Centre de recherches Raymond-Aron et enseigne l'histoire des idées politiques à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Plus réservé et moins médiatique qu'Alain Finkielkraut, il fait néanmoins partie de ces quelques intellectuels français non marxistes, en termes philosophiques, on dira : libéraux, c'est-à-dire considérés fatalement par Le Monde et autres gardiens de la pensée unique comme "néo-réacs".
La pensée de P. Manent s’ancre donc dans une tradition de pensée spécifique : celle du libéralisme français, plus particulièrement du libéralisme tocquevillien. On doit préciser que le libéralisme promu par P. Manent s’éloigne de ce que l’on entend habituellement sous ce terme dans la tradition anglo-américaine. Ce libéralisme n’exclut pas, en effet, la défense de la nation comme communauté politique.
Le libéralisme, selon lui, n’est pas une idéologie économique, mais bien un système d’organisation de la vie sociale, économique et politique dans son ensemble. Il se traduit d’abord et en premier lieu par l’attribution de droits imprescriptibles à l’individu, considéré comme l’égal en droit de tout autre individu.
Mais l’individualisme, comme l'a bien montré Tocqueville, engendre le désintérêt pour les affaires publiques et par conséquent le repli sur les intérêts privés, le confort, la richesse, les plaisirs. L’égalité produit ainsi une sorte de médiocrité généralisée, la disparition des grands idéaux et des vertus morales. L’égalité pour Tocqueville n’est pas simplement le principe au nom duquel abolir les privilèges, c’est aussi un puissant processus d’égalisation des conditions, une passion dévorante qui nivelle tout : les relations parents-enfants, les relations professeurs-élèves, patrons-salariés, homme-Dieu... Tout se vaut, tout est égal...
Au seuil du nouveau siècle, la démocratie tend à se détacher non seulement du cadre politique national, mais même de toute forme politique reconnaissable. Les hommes aspirent à une démocratie pure, délivrée de la vieille politique, et qui régnerait sans partage selon les droits de l'homme et les maximes de la morale. Telle est la " grande illusion " de notre temps d'après Pierre Manent.
Biblio :Une interview de P. Manent dans Le Monde du 3 décembre 2005 : "La crise du sens n'est pas plus grande à Clichy-sous-Bois qu'à Neuilly-sur-Seine"
A lire, la réédition en poche du "Cours familier de philosophie politique" qu'il prodigua aux étudiants de l'IEP de Paris.
Un petit livre formidable de P. Manent a été réédité sous le titre "Tocqueville et la nature de la démocratie" (chez Fayard). L'auteur considère "La Démocratie en Amérique" comme le « plus grand livre jamais écrit sur la démocratie ». Une lecture de Tocqueville centrée sur le difficile équilibre à réaliser entre liberté et égalité et sur les menaces qui pèsent sur la démocratie. Tocqueville ne s'est pas contenté de démontrer en quoi le principe d'égalité était le fondement de la démocratie. Il en a vu, aussi, toutes les ambiguïtés, en même temps que l'irrépressible nécessité. Selon Manent, il est « difficile d’être l’ami de la démocratie » et ce, pour une bonne raison : « le dogme démocratique est destructeur des contenus moraux qui constituent la spécificité et donc la grandeur humaines » ; mais, en même temps, il est « nécessaire d’être l’ami de la démocratie », car « c’est à cette seule condition qu’il est possible de préserver, sous le dogme démocratique, au moins des reflets ou des analogies, et parfois ou souvent selon la vertu des hommes, la réalité des contenus moraux ». (Tocqueville et la nature de la démocratie, p. 177) Un ouvrage à situer dans le sillage de ceux de Raymond Aron.
A lire sur le net : Les idées politiques de Tocqueville, conférence de Raymond Aron à l'IEP de Paris, 1960
Dominique Schnapper, la propre fille de Raymond Aron, est sociologue. Elle poursuit l'oeuvre de son père à travers ses recherches sur la démocratie. A lire : La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, « Tel » (2002)
Marcel Gauchet est lui aussi un néo-tocquevillien. Il enseigne, comme Pierre Manent, la philosophie à l'EHESS. A lire : La démocratie contre elle-même. Editions Gallimard, 2002
Raymond Boudon vient de publier aux éditions Odile Jacob un ouvrage intitulé Tocqueville aujourd’hui. Il y expose que Tocqueville est une référence essentielle pour comprendre notre temps car la lecture de ses œuvres permet notamment de saisir pourquoi l'Etat français a tant de mal à se réformer, pourquoi la place de la France dans le monde décline, pourquoi la ferveur religieuse est plus forte aux Etats-Unis qu'en Europe et pourquoi la production culturelle se dégrade dans les sociétés modernes. A écouter, une inteview en 4 parties de R. Boudon sur le site de l'Académie des Sciences Morales et Politiques
A lire enfin cet extrait d'un article de P.-H. Tavoillot sur Marcel Gauchet (le point 24/10/03 - N°1623) :"Sur le versant politique, Gauchet s'est attaché à mettre au jour les paradoxes et les difficultés de l'idée d'une « société d'individus ». Si l'individu est vraiment la valeur suprême, comment donner encore sens à la contrainte collective et au « vivre ensemble » ? Les droits de l'homme, de ce point de vue, expriment la société moderne mais laissent béante la question de son gouvernement. Les droits de l'homme ne sont pas une politique, écrit Gauchet, mais ils tendent malheureusement de plus en plus à l'être. La conséquence, pour nos sociétés, est une perte de la capacité de se gouverner. Paradoxes de notre temps : à l'âge de l'autonomie, la maîtrise du destin collectif semble se diluer dans les aspirations individuelles ; la pacification démocratique se paie du lourd tribut de la « désertion civique » ; l'école, fondement de la démocratie, est malade de la démocratie : « L'individu privé d'aujourd'hui, écrit Gauchet, se définit par sa déliaison foncière d'avec la société. La politique l'intéresse dans la mesure où elle offre une scène à sa singularité identitaire. L'économie le concerne pour autant qu'elle lui permet d'obtenir la satisfaction de ses appétits personnels en termes d'argent et de consommation » (p. 329). Le portrait n'est guère complaisant. Gauchet serait-il pessimiste ? La réponse est claire : « Je suis pessimiste à court terme et optimiste à long terme. »"
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Kevin