Marcel Gauchet - Extraits


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« Nous jouissons de la liberté des Modernes qui, à l’opposé de la liberté des Anciens ne se définit plus par la participation à la vie politique mais, au contraire, par la capacité à se retirer de la sphère publique pour se consacrer aux intérêts privés. Cela signifie que nous risquons de laisser dépérir les institutions démocratiques à force de liberté démocratique. Enfin, l’individualisme comme affirmation de la singularité de chacun se heurte à l’évidence toute opposée d’une banalisation des conduites, d’une standardisation des pensées et des comportements. Ce conformisme individualiste met en cause la capacité des démocraties à former des individus qui soient encore à la hauteur des responsabilités et des devoirs qu’impose le fonctionnement démocratique. »
La démocratie contre elle-même, Marcel Gauchet - Paris, Gallimard, coll. " Tel ", 2002, 398 p.
« J'avais été étonné, comme tout le monde, par la révolution islamique en Iran, mais depuis, j'ai toujours pensé que nous n'étions pas au bout de nos surprises avec ce double mouvement paradoxal de la "sortie" de la religion, qui s'accélère en Occident - le cas des Etats-Unis étant atypique - et de la réactivation des identités religieuses dans le reste du monde, spécialement le monde islamique. J'insiste : ce n'est pas à un "retour" de la religion en bonne et due forme que nous assistons, mais à une reviviscence des identités à caractère religieux. Le problème des Européens est qu'ils ne parviennent plus à comprendre ce que la religion veut dire dans des sociétés où elle garde une force très structurante. Ils ont oublié leur propre passé. Pour eux, la religion est devenue un système de croyances individuelles et privées. Or le reste du monde ne fonctionne pas ainsi. Il n'est pas épargné par la "sortie" de la religion, qui s'accélère, au contraire, avec la mondialisation. Mais cette "sortie" d'une organisation religieuse du monde, détruite par l'urbanisation, l'économisme de type occidental, le raisonnement libéral, l'efficacité technique et la consommation, cohabite avec l'aspiration à retrouver la religion traditionnelle. »
L'Occident est aveugle sur les effets de la mondialisation de l'économie et des mœurs. Le Monde 11-03-2006

- Je crois la notion de religion indépassable. Ce qui se joue dans la religion, c'est une relation de l'humanité avec elle-même placée sous le signe de la « dépossession ». Ce que nous sommes dépend d'un autre que nous. Pendant la plus longue durée de l'histoire humaine, cette dépendance a été politique. Elle s'est exprimée dans la soumission à un pouvoir venant d'ailleurs. Ce n'est plus le cas dans l'univers des démocraties occidentales. Mais cette dépendance continue d'avoir un sens sur le plan métaphysique. On peut être démocrate et continuer de penser que l'essentiel de la destinée relève d'une « donation » qui dépasse l'homme.
- Si le christianisme est, selon votre formule, « la religion de la sortie de la religion » qui couvait en son sein un principe laïc ; comment définissez-vous l'islam. La religion musulmane est-elle plus hermétique à la laïcisation ?
- Les principes constitutifs de la religion musulmane ne la disposent pas particulièrement au processus de sortie de la religion que nous avons connu en Occident, mais elle est obligée de s'y mettre par l'immersion dans la modernité que représente la mondialisation. Cette adaptation ne peut aller sans douleur. Il faut bien voir que nous obligeons le reste du monde à effectuer, en quelques décennies, des transformations qui ont mis des siècles à se produire chez nous, en suscitant de terribles conflits. En outre, je crois que les résistances de l'Islam à la modernité sont moins d'ordre théologique que politique, on le voit avec cette affaire des caricatures. La violence des réactions exprime un orgueil blessé. La religion musulmane se conçoit comme « le sceau de la prophétie », l'accomplissement des deux monothéismes qui la précèdent. Or le monde musulman se retrouve en situation d'infériorité par rapport aux chrétiens et aux juifs. Cette contradiction ne peut que provoquer une crispation identitaire. Même si je ne crois pas comme Samuel Huntington à une incompatibilité ultime entre l'islam et nous.
« La notion de religion est indépassable» Le Figaro, 16-02-2006
Marcel Gauchet : la sortie de la religion c’est cette chose très spécifique qui est non pas la disparition en bloc de la religion mais la fin de l’organisation religieuse des sociétés et plus largement du monde humain. Les croyants demeurent mais la religion chrétienne cesse d’être englobante de la vie collective et de l’organiser, d’en définir les rouages et les mécanismes à commencer par le pouvoir politique supposé tomber d’en-haut. La religion, autrement dit cesse d’être une autorité politique pour acquérir un statut privé non pas simplement dans le sens où elle serait purement dans le for intérieur des personnes mais au sens où elle n’a plus l’autorité sociale qui définit le cadre dans lequel nous vivons.
P.C. : Alors une fois l’hégémonie chrétienne écartée, on a bien vu que la question du salut demeurait et restait d’actualité. Elle était simplement «délocalisée» pour utiliser un terme à la mode, c’est-à-dire que la question du salut migrait du religieux au politique et on a pu le voir à propos des religions séculières.
M.G : Oui. C’est très complexe parce que, bien entendu, les religions séculières, les utopies sociales, les doctrines de l’accomplissement de l’histoire, ne se pensaient absolument pas comme des doctrines de salut. Elles étaient au contraire, en générale, violemment antireligieuses et violemment hostiles à l’idée d’un quelconque salut. Néanmoins, ce qu’on peut montrer et qui fonde la pertinence de cette notion de religion séculière c’est qu’à leur insu et malgré elles, elles reconduisaient en effet, sous l’aspect d’une fin de l’histoire ou d’un accomplissement de l’histoire, le schéma chrétien d’un salut. Mais, elles ne le faisaient pas de leur plein gré. C’est pour cela que cette notion de religion séculière est très difficile à manier d’ailleurs et que l’on a affaire à un phénomène hautement paradoxal qui est ce qu’on pourrait appeler des anti-religions religieuses. Anti-religion dans la visée explicite, religieuse de manière implicite. C’est cette coagulation des deux qui leur donne un caractère erratique et explosif une fois qu’elles sont au pouvoir dans la vie des sociétés.
P.C : Si l’on prend comme exemple celui du marxisme-leninisme
M.G : C’est l’exemple canonique puisqu’on a là, la philosophie de l’histoire dans sa plus noble filiation de Hegel à Marx et en même temps une doctrine politique greffée sur cette philosophie de l’histoire qui entend en tirer les dernières conséquences politiques sous l’aspect de la dictature du prolétariat transition vers la société communiste finale. On a affaire à une doctrine résolument matérialiste pour lequel on ne peut pas dire que l’inspiration religieuse soit le moins du monde directement au premier plan. C’est ce qui correspond au versant anti-religion. De plus, il s’agit évidemment, au rebours de ce que promettaient les religions, de la réalisation de la vie bonne et pleine ici-bas, ici et maintenant, aux antipodes d’un quelconque au-delà. Et cependant, de Hegel à Marx et à Lenine, on a affaire mais au plan de la structure profonde de la doctrine à quelque chose qui est la transposition d’une forme religieuse de la vie collective et de l’histoire elle-même au sein de l’histoire faite par les hommes. En fait, c’est la réconciliation de l’immanence et de la transcendance dans une société définitive où l’humanité serait réconciliée avec elle-même. On retrouve à la fois une doctrine de salut mais le mot de salut n’est probablement pas le plus important. Le plus important c’est la forme religieuse implicite qui est celle de cette société de la fin de l’histoire. C’est cette conjonction très étrange qui a régné pendant un siècle et demi à peu près comme transition en quelques sortes entre le monde de la religion et le monde de l’histoire qui a donné les phénomènes qu’on appelle totalitaires.
Religion et politique : état des lieux. Les chemins de la connaissance, France Culture, 2002.

LE POINT: Que nous dit Globalia, cet effrayant « Empire du bien » imaginé par Rufin, des tendances de la démocratie à l'heure de la mondialisation ?
MARCEL GAUCHET : Rufin dresse un portrait du présent par sa projection dans le futur et c'est ce qui est remarquable. Cela réconcilie avec une littérature capable de dire ce qu'on ne pourrait exprimer que dans un langage abstrait et complexe, si on voulait le théoriser. Il s'agit du monde du droit, disons des droits de l'homme, projeté en ordre total de la société. Cela devient un régime. Cette tyrannie exercée au nom de la différence, du respect des identités, des droits de chacun, de la liberté d'expression est l'un des pires cauchemars. C'est très parlant dans un roman, je parlerais plutôt de conte philosophique. Imaginez, à notre échelle, une prise du pouvoir par une combinaison des Communautés européennes, de nos braves militants associatifs du Conseil d'Etat, de la fraction moderniste et maternante du Parti socialiste et des patrons de la défunte Fondation Saint-Simon. Et vous êtes à Globalia.
L. P. : Le tout se produisant dans un monde dominé par une seule idéologie. D'ailleurs, dès 1990, Rufin avait, mais dans un essai, diagnostiqué l'émergence d'une « Dictature libérale ».
M. G. : A la différence d'un essayiste, le romancier est obligé de faire vivre un monde complet. Le plus frappant, c'est ce qu'y deviennent les corps, les âges, les relations entre parents et enfants. La valeur suprême, c'est de rester perpétuellement jeune tout en étant vieux. A Globalia, on devient jeune en vieillissant. Le droit fondamental est le droit à la longévité. Les vieux sont appelés les personnes de grand avenir, tandis que les enfants ne présentent plus aucun intérêt et sont repoussés dans des orphelinats de luxe. Ce sont des traits qui ne découlent pas automatiquement de l'idée de droit ou de l'idéologie du capitalisme. Le don de voyance du romancier est de faire le lien. On comprend où peut mener l'apothéose du retraité-consommateur-touriste, convaincu de son bon droit, uniquement soucieux de ce qui peut le maintenir en bonne santé et absolument indifférent au reste.
« Globalia n'est pas notre avenir, c'est notre présent », Le Point, 02-01-2004, Propos recueillis par Elisabeth Lévy

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