Sartre, une passion française


Article du Monde sur la série TV diffusée sur France 2.

J'ai vu ce téléfilm que j'ai trouvé bien construit et fort intéressant. A titre historique, il reflète judicieusement le contexte politique des années 50-60 sans toutefois entrer dans le détail de la philosophie de Sartre, chose d'ailleurs impossible à la télé dans un film. On ne peut s'empêcher d'admirer le talent et l'intelligence du couple Sartre-Beauvoir, malgré leurs errements. Par contre le téléfilm tend à faire croire que tous ceux qui ne partageaient pas la cause révolutionnaire de Sartre étaient des fascistes, ce qui est bien évidemment faux et mensonger.
Pour le démontrer, il suffit de s'intéresser à Raymond Aron, qui fut à la fois son ami de jeunesse et son opposant le plus convaincu.

Voici un petit rappel de leurs destins croisés :

Sartre - Aron: destins croisés

par Raphaël Enthoven Lire, avril 2005

Les deux écrivains français ont traversé le XXe siècle et l'ont marqué de leur fulgurance, de leur intelligence, et, même, de leurs erreurs. Avec Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, ce sont deux conceptions du monde qui s'affrontent, deux témoins engagés dans leur temps. Lire revient sur leurs prises de position et leurs philosophies.

«Mon petit camarade, pourquoi as-tu si peur de déconner?» Cette question, que posait Sartre à Aron, résume peut-être le lien qui unit les deux philosophes: suffisamment différents pour devenir amis dans les années 1920, mais trop pour le rester dans un monde bipolaire où chacun, après 1947, fut sommé de choisir entre l'Est et l'Ouest. A vrai dire, cette question-là, Sartre n'a jamais cessé de la poser, même et surtout quand, pendant les années de plomb, il refusait tout dialogue avec son ancien condisciple. Au début, il y eut l'Ecole normale, où les deux adolescents entrèrent en même temps (cette promotion-là, 1924, fut un grand cru pour l'Ecole: elle comptait également les philosophes Georges Canguilhem, Paul Nizan, Daniel Lagache) et n'avaient aucun besoin d'être d'accord pour s'entendre à merveille. Si l'on excepte une commune détestation des puissants, les amis ne se ressemblaient déjà pas beaucoup: à l'époque, le futur maître à penser de la droite modérée jouait au premier de la classe et militait à la SFIO, tandis que Sartre jouait au graphomane apolitique. Aron lisait Alain, Sartre, Stendhal; Aron plaidait contre la guerre, Sartre cherchait à faire l'amour... mais l'ancien de Louis-le-Grand et «le petit Condorcet» s'étaient néanmoins juré transparence et fidélité l'un à l'autre et avaient idéalement réparti les rôles:

«J'étais [...] son interlocuteur préféré, raconte Aron dans ses Mémoires. Toutes les semaines, tous les mois il avait une nouvelle théorie, il me la soumettait et je la discutais; c'était lui qui développait des idées et moi qui les discutais... Il essayait une idée et, quand ça ne marchait pas, je n'accrochais pas, il passait à une autre; parfois, quand il se sentait trop coincé, il se mettait en colère...»

Aron censeur de Sartre? Sur-moi du penseur de l'en-soi? Le fait est que, malgré leur brouille définitive après la Seconde Guerre mondiale, Aron ne cessa jamais de lire et de critiquer dans leur détail les œuvres les plus folles de Sartre, prolongeant, seul, un dialogue loyal que son ancien ami avait depuis longtemps remplacé par l'injure de mauvaise foi: «Voulez-vous que je vous dise qui est, en réalité, Aron? demanda Sartre à Jean Cau. C'est une supériorité qui tourne à vide et qui ne s'exerce que sur des gens qu'il considère par ailleurs comme des crétins.»

De ce point de vue, comme Aron le remarquait souvent, Sartre ne fut pas à la hauteur de la règle de réciprocité qu'il présentait pourtant comme la règle éthique la plus haute. L'amitié de l'esprit libre et du potentat libertaire n'a pas résisté aux exigences de l'époque et au fait que, pendant la guerre froide, la moindre objection sonnait avant tout comme une offense: après 1947, les grands esprits ne se rencontreront plus - sinon le 26 juin 1979, à l'Elysée, avec d'autres intellectuels intervenus en faveur des boat people; la photo d'Aron et Sartre se serrant la main fit aussitôt le tour du monde. C'est la politique qui sépara les deux petits camarades, mais qui donna, du même coup, à la querelle de ces géants toute l'ampleur d'un monde en guerre.

Il faut dire qu'à force de «se mettre toujours à la place de celui qui gouverne», pour reprendre la belle expression d'Aron, et de préférer ce qu'il croit vrai à ce que d'autres auraient plaisir à entendre, ce dernier s'est rarement trompé. Contre les donneurs de leçons qui, par candeur ou cynisme, revendiquaient la vertu, Aron fut celui qui, par honnêteté, enseigna Machiavel tout en le détestant. Aussi, du péril pacifiste des années 1930 à la critique du programme commun de la gauche, en passant par le danger soviétique ou la nécessité d'une Algérie indépendante,
les prédictions de l'homme qui détestait les prophètes n'ont jamais été démenties.

On n'en dira pas autant de Sartre qui dénonça le colonialisme, détesta la démocratie parlementaire et prit la défense des régimes de l'Est au point d'affirmer en 1954, que «la liberté de critique est totale» dans une Union soviétique dont il annonçait doctement qu'elle rattraperait l'Occident dix ans plus tard, avant de rompre avec le parti communiste pour devenir castriste, maoïste et couvrir de son autorité les appels à la violence et à la «justice populaire» ...

Jean Sevilla (LE TERRORISME INTELLECTUEL de 1945 à nous jours) propose une excellente analyse du terrorisme intellectuel, dont Sartre fut vraiment l'un des plus parfaits modèles que la France ait produit :
"Les circonstances varient, mais le procédé reste le même. Il consiste d'abord à imprimer dans l'imaginaire du pays un archétype du mal. Depuis la guerre, cette funeste figure a été incarnée par le fasciste, le capitaliste, l’impérialiste le colonialiste, le xénophobe, le raciste, le partisan de l'ordre moral. Ces étiquettes, au minimum déforment la réalité; au pire, elles mentent Collées par des mains expertes, elles revêtent un sens indéfini dont l'élasticité permet d'englober tout ce que les idéologues vouent aux gémonies.
Ensuite, la technique habituelle conduit à assimiler l'adversaire à l'archétype du mal. L'effet de cet amalgame est radicalement dissuasif: qui prendrait le risque, par exemple, d'être traité de fasciste ou de raciste ? L'accusation peut être explicite, ou s'effectuer par insinuation, ouvrant la porte au procès d'intention: tout opposant peut être attaqué non sur ce qu'il pense, mais sur les pensées qu'on lui prête. Manichéisme oblige, une autre logique s’enclenche en dernier lieu: la diabolisation. Pas question de discuter pour convaincre: il s'agit d'intimider, de culpabiliser, de disqualifier."

Alain Finkielkraut fait ainsi un rapprochement entre l'affaire Redeker et Sartre. Il dénonce la logique compassionnelle qui conduit à diviser le monde en 2 : les bons et les méchants et à faire croire que les dominés sont toujours bons et les dominants toujours méchants :
"La critique de l’islam, esquissée par Redeker, est-elle pertinente ? Ce n’est pas l’invalider, en tout cas, que de vouloir, au nom du Coran, punir de mort celui qui affirme que le Coran est violent. Et quand bien même il aurait tort, son argument n’est pas raciste, contrairement à ce que disent Olivier Roy, la direction actuelle du Mrap et les mouvements vigilants armés, pour nous faire marcher droit, du gourdin de la lutte contre l’islamophobie. Redeker ne s’en prend pas à une communauté, il dénonce ce qu’il croit être l’intolérance et le bellicisme d’une doctrine. Aux esprits férus de justice sociale, que sa véhémence indigne parce que cette doctrine est la religion des pauvres, rappelons que la même logique compassionnelle faisait dire à Sartre, en pleine glaciation stalinienne : « Tout anticommuniste est un chien. » Si nous voulons empêcher la victoire de l’Infâme, il faut en finir avec l’idée que ceux qui ont le label de l’humilié, du dominé, du damné de la terre, sont innocents même quand ils sont coupables, et que les « dominants » sont coupables même quand ils sont innocents." Le Figaro, 28/11/06

A lire :

Introduction à la philosophie politique
Raymond Aron
Le Livre de poche, 240 pages. Prix : 6,1 €

En 1952-1953, en pleine guerre froide, Raymond Aron a fait à l'Ecole nationale d'administration ce cours, resté inédit. Il y compare la démocratie occidentale - régime imparfait, mais justifiable comme un moindre mal, car sa vertu essentielle est l'esprit de compromis (la IVe République lui sert manifestement de modèle) - et «l'autre sorte de démocratie», la démocratie populaire marxiste. La première se définit par ses institutions, la seconde par l'idée révolutionnaire qu'elle incarne. Bien sûr, le philosophe entreprend de réfuter le marxisme, surtout sous sa forme millénariste (qui en fait l'avenir inéluctable de l'humanité), mais sans agressivité ni polémique, avec une sorte de révérence qui surprend, quand il souligne, par exemple, que la richesse du marxisme tient au fait qu'il combine les thèmes idéologiques les plus caractéristiques de la pensée occidentale, ce qui en fait une doctrine «admirablement équivoque». La même indulgence relative s'applique d'ailleurs au régime soviétique (pourtant Staline n'est pas encore mort!), à ses performances économiques et à l'absence de certaines libertés, généreusement imputée à la menace que lui font courir les contre-révolutionnaires...

Il s'agit donc surtout d'un témoignage sur la fascination que pendant la guerre froide le marxisme pouvait exercer, même sur ses plus lucides adversaires. Et c'est pourtant cette même année que Raymond Aron commençait la rédaction de son essai retentissant, L'opium des intellectuels, publié en 1955, dans lequel il dénonce férocement leurs illusions. Dans son introduction, passant en revue les familles politiques, Raymond Aron évoque «les libéraux, s'il en existe encore».

L'opium des intellectuels, le meilleur livre jamais écrit sur la gauche française.
Raymond Aron
Hachette Littératures, 10 euros

Outre la déconstruction des idéaux révolutionnaires, du matérialisme historique, du totalitarisme soviétique, de ses «hommes d'Eglise» (les communistes) comme de ses «hommes de foi» (les compagnons de route), L'opium des intellectuels met au jour les contradictions d'une gauche écartelée entre liberté, égalité, nationalisme, internationalisme... Ses adversaires lui ont donné raison, puisqu'à sa sortie, en 1955, Aron fut traité, entre autres, de «renégat», de «bouffon», de «penseur bourgeois» ... «Appelons de nos vœux la venue des sceptiques s'ils doivent éteindre le fanatisme», conclut Aron.

Sartre et Aron, deux intellectuels dans le siècle
Jean-François Sirinelli 395 p., Hachette Littératures 9,20 euros
«Le temps semble passé des grandes joutes entre clercs» affirme tristement Jean-François Sirinelli, au terme d'un remarquable portrait croisé des deux petits camarades, qui se lit, avant tout, comme l'histoire démente d'un monde, le XXe siècle, qui marchait sur la tête, mais où les intellectuels avaient une réelle influence sur leurs contemporains.

Enfin, un excellent article de Luc Ferry sur la philosophie de Sartre. Cliquez ici

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