Raymond Aron, Sartre et la guerre froide



Sur le conflit est-ouest, outre ses chroniques, Aron publie en 48 et 51 deux livres où il analyse la nouvelle situation du monde créée par la guerre froide, qu’il préfère d’ailleurs qualifier de "paix belliqueuse". A travers ses écrits il s’engage résolument dans le combat des démocraties contre le totalitarisme soviétique. Il approuve et soutient sans faille la politique américaine qu’il s’agisse du blocus de Berlin ou de la guerre de Corée, ce qui le classe dans le camp des anticommunistes à une époque « où tous les anticommunistes sont des chiens » selon Sartre. Le clivage politique sur l’URSS conduit à la rupture de leur amitié et en 1948 ils se brouillent définitivement,. A un moment où Sartre s’affiche en compagnons de route du PC, Aron est ouvertement anti-stalinien avant la plupart des autres intellectuels français. Au soir de sa vie il en fait son plus grand motif de fierté.

En 1955 il publie à leur intention L’Opium des Intellectuels. L’attitude envers l’Urss est à ses yeux la question majeure. Il y pense l’union soviétique avec ses camps de concentration, avec son régime despotique, avec sa volonté expansionniste. Il explique qu’elle n’est pas devenue ce qu’elle est par accident ou par la faute de Staline seul, mais parce qu’à l’origine il y a une conception du mouvement révolutionnaire qui devait nécessairement aboutir à ce qu’elle est devenue. Ce qui est en question c’est le mouvement socialiste lui-même. On touche à l’essentiel. Pour Aron il est naturel d’être anti-communiste quand on n’est pas communiste, puisque les communistes eux mêmes disent que ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux. En revanche Sartre, sans être communiste, considérait qu’il était moralement coupable d’être contre le parti de la classe ouvrière. Il n’ignore pourtant pas la réalité des camps et de leurs millions de prisonniers comme en témoigne un de ses éditoriaux des temps modernes. Aron constate que fascinés par les grands mythes que sont le prolétariat, le socialisme, la révolution, la société sans classe, la gauche, toute une fraction des intellectuels français a refusé d’accepter les conséquences de la rupture entre l’est et l’ouest. Aron quant à lui les a tirées en choisissant le camp de la démocratie parlementaire, tout en reconnaissant que ce régime ne suscite pas l’enthousiasme. Le seul argument est celui de Churchill. Mais il n’est guère en accord avec l’esprit du temps.
« Aron aurait pu comme tant d’autres jouer les Salomon, voir les choses de Sirius, évaluer les vertus et les vices des deux antagonistes, conclure en moraliste sur un choix balancé. Il est au contraire l’un des tout premiers en France à formuler sans équivoque les données de la Guerre Froide et l’obligation politique de choisir son camp.
Le Grand Schisme, essai de synthèse sur la situation politique mondiale et sur les problèmes français, imprimé en juillet 1948, atteste la vigueur de l’engagement. La clarté de l’exposé, soutenue par des formules appelées à la postérité, mais surtout la détermination de l’auteur frappent encore le lecteur d’aujourd’hui. Alors que la lutte idéologique favorise de part et d’autre une littérature souvent délirante, l’auteur surprend aussi par un certain ton, qui n’est pas tellement d’époque – celui de la modération. Aron, cependant, démontre qu’un esprit modéré ne signifie pas un caractère faible, qu’il relève moins d’un tempérament que d’une expérience, d’une culture acquises, d’une passion dominée. Le Gd Schisme révèle la combinaison de la mesure dans les mots et de la fermeté dans la conduite. » (Michel Winock)
On peut lire dans le Grand Schisme l’ébauche de ce que sera, neuf ans plus tard, l’Opium des Intellectuels, pamphlet célèbre contre les intellectuels de gauche.
Ces intellectuels de gauche, dont Aron est si proche, à tout le moins par sa formation normalienne et philosophique, il les accuse de trahir leurs propres valeurs en se laissant subjuguer, à la fois par une doctrine du 19ème siècle que l’histoire a démentie, par un Etat dont la nature totalitaire devrait leur être odieuse et par un parti qui en est le représentant et l’exécutant dans nos frontières. Contrairement à eux, Aron assume sans fausse honte l’anticommunisme – ce qui le classera à jamais aux yeux d’un grand nombre de ses pairs comme un « chien de garde » de la bourgeoisie, mais qui lui assurera une légitimité d’analyste politique ne cédant ni aux émotions qui aveuglent ni aux affections qui étouffent l’esprit critique. Non qu’il juge le bloc occidental comme le camp du souverain Bien, mais parce qu’il ne nourrit aucun doute sur la nature mensongère et tyrannique du communisme stalinien.
Cette lutte idéologique – non contre Marx, mais contre le marxisme, le marxisme-léninisme, et plus encore contre l’aveuglement des intellectuels de gauche sur les réalités de l’Union Soviétique – se double d’un choix proprement politique : l’abstention est interdite ; il faut assumer ses refus.

A ce propos un passage de l’opium des intellectuels, p 302, me semble éclairant sur la manière de voir d’Aron :
« Nous n’avons pas de doctrine ou de credo à opposer à la doctrine ou au credo communiste, mais nous n’en sommes pas humiliés, puisque les religions séculières sont toujours des mystifications. Elles proposent aux foules des interprétations du drame historique, elles ramènent à une cause unique les malheurs de l’humanité. Or la vérité est autre, il n’y a pas de cause unique, il n’y a pas d’évolution unilatérale. Il n’y a pas de Révolution qui, d’un coup, inaugurerait une phase nouvelle de l’humanité. La religion communiste n’a pas de rivale, elle est la dernière de ces religions séculières qui ont accumulé les ruines et répandu des flots de sang.[…]Mais, réclamer des anticommunistes une foi comparable, exiger d’eux un édifice, aussi compact, de mensonges, aussi séduisants, c’est les inviter au fascisme. Car ils ont la conviction profonde qu’on améliore pas le sort des hommes à coups de catastrophes, qu’on ne promeut pas l’égalité par la planification étatique, qu’on ne garantit pas la dignité et la liberté en abandonnant le pouvoir à une secte à la fois religieuse et militaire. Nous n’avons pas de chanson pour endormir les enfants. » (l’Opium des intellectuels)
Extrait d'une conférence de Pierre Robert, professeur à Franklin, "Relire Aron : un antidote pour une société démocratique en mal d’elle-même."

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