2007 - In memoriam Jean-Pierre Vernant


La mort d’un grand helléniste le 9 janvier 2007.

D'abord philosophe (agrégé et docteur en philosophie), Jean-Pierre Vernant s'est ensuite fait historien, linguiste et anthropologue pour analyser les mythes, dans une approche pluridisciplinaire. Compagnon de la Libération et membre du Parti Communiste, il avait choisi la Grèce antique notamment pour que le PC ne s'occupe pas de son travail intellectuel. Il a enseigné, de 1958 à 1975, à l'Ecole pratique des hautes études, il a été élu en 1975 titulaire de la chaire d'étude comparée des religions antiques au Collège de France. Malgré un ancrage politique très à gauche, Jean-Pierre Vernant a su travailler à faire revivre l'héritage grec, ce qui n’est pas banal. En effet, la culture générale (dont fait partie l’enseignement du grec) a souvent été perçue à gauche, notamment avec Bourdieu, comme un instrument de domination des bourgeois, comme un moyen de reproduction sociale des élites.

« Le lycée a pour fonction de transmettre des savoirs, d'ouvrir des fenêtres sur l'inconnu, d'aiguiser la curiosité. Le grec provoque tout particulièrement ce sentiment de découverte et de bonheur », affirmait Vernant au Point en 2001 (21/06/01 - N°1501)

Les Origines de la pensée grecque paraît en 1962. C’est le premier volume d’une longue série consacrée à la mythologie grecque, aux idées du monde grec. En prenant appui sur les mythes grecs, Vernant montre comment est née la pensée rationnelle au moment où surgissent les formes modernes de la politique et de la démocratie.
Si la Grèce antique est le berceau de la démocratie, la démocratie athénienne est le berceau de notre rationalité. Mais comment est apparue cette pensée grecque, laïque, par laquelle les citoyens d’Athènes ont cherché à expliquer leur monde ?

« Vers le VIIe siècle avant notre ère s'est produit un ensemble de phénomènes complexes. D'abord, le passage d'une civilisation orale à une culture écrite, et d'une parole poétique et prophétique, celle d'Homère et d'Hésiode, à un discours logique et démonstratif, celui de Platon et d'Aristote. En même temps, le système ancien de gouvernement, détenu par un roi ou un petit groupe aristocratique, cède la place à l'organisation de la cité, dans laquelle chaque citoyen peut débattre à égalité avec les autres et concourir à la décision collective. Au sein de ce double processus, culturel et politique, il est impossible, et vain à mon avis, de démêler où est la cause et où est l'effet. » Le point 21/06/01 - N°1501


Les Grecs ont l'esprit libre, il n'y a pas de question qu'ils ne mettent en débat. Pour Jean-Pierre Vernant, l'émergence de la "polis" est liée à celle de la "philosophie". C'est cette révolution qui fonde notre civilisation occidentale.

Extraits :

La solidarité que nous constatons entre la naissance du philosophe et l'avènement du citoyen n'est pas pour nous surprendre. La cité réalise, en effet, sur le plan des formes sociales, cette séparation de la nature et de la société que suppose, sur le plan des formes mentales, l'exercice d'une pensée rationnelle. Avec la Cité, l'ordre politique s'est détaché de l'organisation cosmique ; il apparaît comme une institution humaine qui fait l'objet d'une recherche inquiète, d'une discussion passionnée. Dans ce débat, qui n'est pas seulement théorique, mais où s'affronte la violence de groupes ennemis, la philosophie naissante intervient ès qualités. La " sagesse " du philosophe le désigne pour proposer les remèdes à la subversion qu'ont provoquée les débuts d'une économie mercantile. On attend de lui qu'il définisse le nouvel équilibre politique propre à retrouver l'harmonie perdue, à rétablir l'unité et la stabilité sociales par l' " accord " entre les éléments dont l'opposition déchire la Cité. Aux premières formes de législation, aux premiers essais de constitution politique, la Grèce associe le nom de ses Sages.
JP Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Ed. Maspero, Rééd. 1971, Vol. II, " La formation de la pensée positive "

L'apparition de la polis constitue, dans l'histoire de la pensée grecque, un événement décisif. Certes, sur le plan intellectuel comme dans le domaine des institutions, il ne portera toutes ses conséquences qu'à terme ; la polis connaîtra des étapes multiples, des formes variées. Cependant, dès son avènement, qu'on peut situer entre le VIIIe et le VIIe siècle, elle marque un commencement, une véritable invention ; par elle, la vie sociale et les relations entre les hommes prennent une forme neuve, dont les Grecs sentiront pleinement l'originalité.
(…) Ce qu'implique le système de la polis, c'est d'abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l'outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l'Etat, le moyen de commandement et de domination sur autrui. (…)Un second trait de la polis est le caractère de pleine publicité donnée aux manifestations les plus importantes de la vie sociale. On peut même dire que la polis existe dans la mesure seulement où s'est dégagé un domaine public, aux deux sens, différents, mais solidaires, du terme : un secteur d'intérêt commun, s'opposant aux affaires privées ; des pratiques ouvertes, établies au grand jour, s'opposant à des procédures secrètes. (…) Désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique. Le contrôle constant de la communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures de l'Etat. (…) La raison grecque, c'est celle qui de façon positive, réfléchie, méthodique, permet d'agir sur les hommes, non de transformer la nature. Dans ses limites comme dans ses innovations, elle est fille de la cité.

Jean Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F, 1962

Interview :

La mythologie délivre-t-elle une morale?

Pas au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'une morale de l'interdit, du péché, du remords ou de la culpabilité; c'est une morale des valeurs. Et la principale valeur, pour les Grecs, est le bien. Il y a, d'un côté, ceux qui sont bien et, de l'autre, ceux qui ne sont pas bien. L'essentiel tient dans la façon d'être, d'agir, de parler, d'accueillir l'autre, de se comporter à l'égard de ses ennemis ou de ses amis... Tout cela définit ce que les Grecs appellent le «beau-bien», qui n'a pas la connotation morale qu'on lui prête aujourd'hui mais renvoie à l'idée que l'on ne saurait commettre de vilenies et de choses basses. Entrer dans la culture grecque permet de s'affranchir de l'embrouillamini des valeurs modernes où règnent la concurrence et la brutalité. C'est aussi affirmer que nous avons besoin, dans notre vie, de quelque chose qui ne soit pas de l'ordre de l'utilité immédiate mais de l'ordre de l'esthétique. De la beauté. Chez les Grecs, toute la culture tourne autour de la beauté. Ce qui prévaut n'est ni l'utilitarisme ni quelque vertu dictée de l'au-delà, mais le goût de la liberté et du débat intellectuel qui rendent la vie plus belle. C'est en cela, d'ailleurs, que la culture grecque se différencie de la culture égyptienne ou babylonienne. La mythologie affirme l'idée qu'il n'est pas de problème qui ne puisse être résolu par l'enquête intellectuelle et le débat culturel.

La reprenez-vous à votre compte?

Quand j'étais jeune, j'ai longtemps cru à l'idée de progrès, à cette idée que la science et la technique aboliraient un jour toutes les superstitions... Si je m'étais mieux pénétré des mythes grecs, j'aurais compris plus tôt que cette idée que nous devons être «comme maîtres et possesseurs de la nature», pour reprendre la phrase de Descartes, est absurde. Comment pourrions-nous dominer la nature puisque nous en sommes un morceau? Comment pourrions-nous dominer un tout dont nous sommes une partie? Pour les Grecs, l'homme est inscrit dans un espace. Il y est enfermé. Et il ne peut le dépasser qu'en comprenant quelle est sa place dans le monde et non en croyant qu'il peut prendre toute la place du monde.

Paru dans L'Express du 26/06/2003

Un livre à lire :

Dans L’univers, les dieux, les hommes, véritable best-seller, Vernant tente de nous livrer un peu de cet univers grec qu’il connaît si bien et que nous connaissons en revanche, sauf exception, de plus en plus mal. Il s’agit de transmettre de manière simple un héritage en grande partie menacé en dehors de tout enseignement officiel. Agréable, facile à lire, le livre s'adresse aussi bien à ceux qui ignorent la mythologie grecque, qu'à ceux qui croient bien la connaître.
Ce livre permet donc d’approcher les mythes fondateurs de notre civilisation. Il se compose de huit parties évoquant les origines de l’Univers, la guerre des dieux et les liens que l’humanité n’a cessé d’entretenir avec le divin. Vernant nous aide à comprendre ce qui se trouve à l'origine de ces mythes, les archétypes de la condition humaine comme la jalousie, la culpabilité ou le destin.
En outre, le livre contient un petit glossaire. Chaque chapitre est un petit trésor d’érudition mise à notre portée avec clarté et humour.

« Dans ce livre j'ai tenté de livrer directement de bouche à oreille un peu de cet univers grec auquel je suis attaché et dont la survie en chacun de nous me semble, dans le monde d'aujourd'hui, plus que jamais nécessaire. Il me plaisait aussi que cet héritage parvienne au lecteur sur le mode de ce que Platon nomme des fables de nourrice, à la façon de ce qui passe d'une génération à la suivante en dehors de tout enseignement officiel. J'ai essayé de raconter comme si la tradition de ces mythes pouvait se perpétuer encore. La voix qui autrefois, pendant des siècles, s'adressait directement aux auditeurs grecs, et qui s'est eue, je voulais qu'elle se fasse entendre de nouveau aux lecteurs d'aujourd'hui, et que, dans certaines pages de ce livre, si j'y suis parvenu, ce soit elle, en écho, qui continue à résonner. »
Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes, Points Seuil, 1999





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