L'illusion de l'Etat-arbitre : le cas des Himbas


Les articles de Pascal SALIN, véritables leçons de philosophie politique et économique appliquée, sont toujours un régal de concision et de clarté. Ce professeur d'économie à l'université de Paris IX Dauphine est un disciple de l'école autrichienne. Il a présidé la Société du Mont Pèlerin de 1994 à 1996, fondée par Hayek et présidée par des intellectuels aussi brillants que Milton Friedman, George Stigler, James Buchanan, Gary Becker, tous prix Nobel d'Economie.

Ainsi, dans "L'illusion de l'Etat arbitre" (lire le texte intégral plus bas), Salin défend la tribu des Himbas dans le conflit qui l'oppose au gouvernement Namibien.
Vous avez peut-être vu comme moi lundi soir la magnifique émission (Faut pas rêver) sur l'Afrique du sud-ouest (Namibie, Botswana).
L'un des reportages était consacré à la tribu des Himbas, ces semi-nomades qui s'enduisent le corps d’un mélange de graisse et de poudre rouge qui leur a valu le nom de « peuple d’ocre ». Leur situation fait exactement penser à celle des indiens d'Amérique face aux conquistadors.
Les Himbas ont accepté de vivre sur un territoire dont personne ne voulait, le désert du Kaokoland entre la Namibie et le Botswana. Depuis des années, les Himbas luttent contre un projet qui menace leur identité et leurs traditions : le gouvernement namibien veut en effet construire un barrage hydroélectrique sur leur terre.
La réalisation du barrage inonderait près de 200 km² des meilleurs terres de pâturage des Himbas et près de 160 tombes Himbas (de la plus haute importance dans leur culture) se situant sur les rives du fleuve Kunene se retrouveraient sous l'eau .

D’un autre côté, le reste de la population pourrait disposer avec ce barrage d'une énergie bon marché et abondante. Comment donc arbitrer dans ce conflit ?
Pascal Salin, à la suite du jésuite Vitoria et du dominicain Las Casas au XVIe siècle, défend le droit des Himbas à conserver la propriété de leur terre face aux pressions du gouvernement. En 1539, dans ses "Leçons sur les Indiens", Vitoria définit le droit naturel de l'homme comme un droit sur ses biens : les Espagnols ne peuvent retirer aux Indiens ce qu'ils possèdent. Ici, Pascal Salin argumente dans un premier temps en réfutant la prétention de l'Etat à invoquer l'intérêt général contre le droit naturel (l'escroquerie de l'Etat-arbitre). Dans un second temps, il expose la solution libérale : soumettre tout pouvoir à l'autorité du droit naturel fondé sur le droit de propriété.

« La solution qui est généralement préférée à notre époque est la solution politique: le gouvernement est censé représenter l'intérêt général, il arbitre entre des conceptions opposées et, pour faire prévaloir l'« intérêt national » contre les intérêts particuliers, il décide de construire un barrage. Mais cette notion d'intérêt général ne peut être qu'une fiction à laquelle on a recours pour défendre en réalité les intérêts catégoriels particuliers défendus par les hommes de l'État. »
Dans une démocratie, la solution consiste à dire que la majorité a toujours raison et à statuer en invoquant la volonté générale, le peuple, l’intérêt national. En réalité, ce type de solution démocratique masque une véritable violence faite aux personnes et à leurs droits légitimes. On se pare de vertus démocratiques pour opprimer la minorité et lui imposer des décisions contraires à la justice.
Généralement, l’Etat, en arbitre des intérêts, invoque aussi l’argument économique de la rentabilité du projet pour la collectivité en termes de coûts-bénéfices. Mais ici, dans le cas du barrage, il est clair que personne ne peut évaluer à la place des Himbas le prix des biens qu’ils défendent, leurs tombes et leurs maisons. Leur valeur n'est pas mesurable, elle est immatérielle. « Précisément parce que ce prix est probablement très élevé et que les biens en question n'ont jamais été échangés, de telle sorte qu'ils n'ont pas de prix de marché, les experts les considèrent comme de valeur négligeable ou nulle. Leur comportement est totalitaire puisqu'il consiste à substituer leur propre appréciation des choses à l'appréciation de ceux qui sont concernés, c'est-à-dire les légitimes propriétaires. »

La solution libérale, la seule qui soit juste, « repose non pas sur la médiation du marché mais sur la reconnaissance des droits légitimes ». Elle consiste non pas à essayer de donner une expression monétaire à toutes les activités humaines par un calcul coûts-bénéfices, mais seulement à définir les droits de chacun et à permettre ensuite aux porteurs de ces droits de négocier librement par des contrats leur transmission totale ou partielle aux conditions qu'il leur plaira.
Ainsi, « les Himbas ont des droits sur l'eau et les terres qu'ils utilisent depuis longtemps, en particulier sur les emplacements des tombes des ancêtres. Ces droits sont absolus et ils doivent être défendus sans restriction aucune, comme peut l'être la vie humaine elle-même. »
Pascal Salin se réfère ici au droit naturel du premier occupant, tel que défini par Locke. Ce droit de propriété est justifié par le fait qu’il ne résulte pas d'une simple proclamation (droit du plus fort), mais de ce que les individus ont appliqué leur esprit aux ressources existantes, travaillant la terre pour la faire fructifier.

« On accuse l'approche libérale de tout évaluer à travers le prisme des prix de marché et d'oublier les autres valeurs humaines, au point qu'on va jusqu'à dénoncer « la dictature du marché ». Mais les libéraux ne sont pas concernés par le marché, ils sont concernés par les droits, ce qui n'est pas du tout la même chose. » Le libéralisme, on le voit, n’est donc pas une soumission aveugle au marché. C’est une philosophie du droit qui affirme la priorité de l’exigence morale sur toute autre considération, y compris celle de la rentabilité ou du profit.

Conclusion de Pascal Salin : « En réalité, et contrairement à ce que l'on dit trop souvent, c'est l'approche politique des problèmes sociaux – que le gouvernement soit démocratique ou non – qui est nécessairement violente et matérialiste. C'est l'État-arbitre qui est de nature dictatoriale. »

Articles de P. Salin à lire :

L'illusion de l'Etat arbitre
Le libéral : un anarchiste qui défend la propriété (3 août 2006)
Interview en 2003

Livres de P. Salin :
"Libéralisme" (O. Jacob, 2000)
"La Concurrence" (PUF, Que Sais-je, Paris 1995)
"Libre Echange et Protectionnisme" (PUF, Que Sais-je, Paris 1991).

A voir :
Centre de recherche J.B. Say (Dauphine)

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