Histoire du libéralisme en Europe



Je voudrais rendre hommage à Philippe Nemo, professeur de philosophie à l'ESCP-EAP et à HEC. J'ai déjà eu l'occasion de parler de lui sur ce blog. Il est, avec Henri Lepage, l’auteur français qui m'a initié à la philosophie de Friedrich von Hayek, grâce à sa thèse sur la Société de droit selon F. A. Hayek. Il a également entrepris une oeuvre d'histoire des idées. On lui doit notamment une magistrale Histoire des idées politiques (en 2 tomes, aux PUF).

Dans Histoire du libéralisme en Europe (Philippe Nemo et Jean Petitot, PUF, 2006), il montre, contrairement à l'opinion répandue, que le libéralisme n'est pas un phénomène essentiellement anglo-saxon. Il est représenté dans tous les grands pays d'Europe depuis l'aube des Temps modernes jusqu'au XXe siècle - France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Autriche, Espagne... Dans tous ces pays, il jaillit de la souche commune de la civilisation européenne, à savoir la synthèse opérée au Moyen Age entre les traditions politiques et juridiques gréco-romaines et la morale judéo-chrétienne.


Son originalité est de mettre l'accent sur les continuités, plus que sur les ruptures, entre l'époque moderne, le Moyen Age et l'Antiquité. La modernité n'est pas née subitement en 1789 et la philosophie des Lumières n'a pas inventé la liberté. C'est le Moyen Age qui est est la matrice du libéralisme moderne. Héritant lui-même du passé, le Moyen Age n'a fait que poursuivre et dynamiser une tradition de pensée enracinée dans la philosophie grecque et romaine.


« Les doctrines démocratiques et libérales modernes sont par rapport aux anciennes, comme une maison que l’on agrandit et embellit… »


« Un élément doctrinal vraiment nouveau se profile et se précise à partir des Temps Modernes et singulièrement vers la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe. Mais ce n’est pas la Liberté, au sujet de laquelle existe de longue date des doctrines construites. C’est une idée complémentaire, qui ne fait que « coefficienter » son rôle, à savoir que la Liberté permet l’émergence d’un ordre social supérieur. »


«... C’est aux Temps modernes que les théoriciens vont peu à peu comprendre que, dans les trois domaines de la vie intellectuelle, de la vie politique et de la vie économique, l’interaction spontanée des hommes produit des réalisations plus complexes et efficientes que les types antérieurement connus d’organisations sociales... »


« Les penseurs des Temps modernes ont donc compris qu’il existe un autre type d’ordre, au delà des ordres naturel et artificiel identifiés depuis les Grecs : l’ordre spontané, un ordre qui vit de Liberté au lieu d’être détruit par lui. »



Philippe Nemo

Extrait de son introduction générale à Histoire du libéralisme en Europe :


« [Le souci principal de ce livre] est de corriger, autant que faire se peut, la distorsion majeure créée par la dénégation du libéralisme. Quoi que l’on puisse penser de ses thèses, le libéralisme structure pour de bonnes raisons une part considérable de notre modernité et rejeter ces raisons et leur argumentation de façon simplement réactive emprisonne la pensée politique, économique et sociale dans un étrange archaïsme.


Dans un pays comme la France, le seul consensus politique réel unifiant l'ensemble des partis politiques est le rejet d'un « ultralibéralisme » fonctionnant comme bouc émissaire (ce qui explique que le libéralisme ait, de très loin, la plus faible des représentations politiques). L'une des causes principales de ce rejet est que, comme nous l'avons souligné d'emblée, beaucoup ont le sentiment que le libéralisme serait connaturel à une culture spécifiquement anglo-saxonne et qu'en adopter le moindre trait serait se renier et se faire le « valet » d'une idéologie étrangère. Or, même si cette thèse prévaut actuellement avec force jusqu'au plus haut sommet de l'Etat et est inculquée par l'ensemble des formateurs d'opinion (de l'éducation jusqu'aux mass media), le présent ouvrage va montrer qu'elle est fausse.


Les libéraux sont aujourd'hui, en quelque sorte, les hérétiques de la religion politique qui domine l'opinion. C'est pourquoi il est particulièrement opportun de permettre à chaque nation européenne de se réapproprier son patrimoine intellectuel libéral, afin qu'elle puisse corriger ce dénigrement idéologique par une démarche scientifique et critique, d'autant que ce patrimoine est encore pleinement opératoire.


On ne saurait trop insister sur le fait que le libéralisme est l'une des traditions intellectuelles les plus riches de la modernité, et ce sur tous les plans : philosophique, scientifique, humaniste, économique ou politique. Sur la couverture du livre d'Alain Lau­rent, La philosophie libérale (Alain Laurent, La philosophie libérale. Histoire et actualité d'une tradition intellectuelle, Paris, Les Belles Lettres, 2002), figurent un grand nombre de noms prestigieux : Locke, Turgot, Smith, Hume, Kant, Say, Bastiat, Constant, John Stuart Mill, Tocqueville, Spencer, Alain, Mises, Popper, Croce, Aron, Hayek, Friedman... Ce serait commettre une erreur majeure que de faire l'impasse sur la convergence de tant de grands esprits. L'homme d'aujourd'hui ne peut pas ne pas intégrer à sa réflexion une telle part du génie humain.


Les critiques idéologiques actuelles et le « politiquement cor­rect » antilibéral reposent, la plupart du temps, sur une erreur logique qui consiste à déduire d'une certaine domination géopolitique des sociétés libérales un vice intrinsèque du libéralisme. Le raisonnement a à peu près la même valeur logique que celui qui consisterait à vouloir réfuter la vérité empirique de la physique en condamnant moralement les dangers de la bombe atomique. C'est évidemment l'inverse qu'il faut dire. C'est parce que la phy­sique nucléaire est en grande partie juste qu'elle a été si efficace et a permis de développer des techniques, et en particulier des armes, qui ont assuré une domination géostratégique aux sociétés qui ont su parier sur elle. De même, si domination géopolitique il y a eu (et il y a) quant au libéralisme, c'est précisément parce qu'il y avait une richesse et une supériorité scientifiques et tech­nologiques des sociétés ayant choisi l'option libérale, et, si tel est le cas, c'est évidemment parce qu'il y a quelque chose d'objectivement fécond dans cette option et que les sociétés qui l'ont adoptée ont acquis un avantage évolutif. Dans la compéti­tion des options, nous constatons que c'est très souvent l'option libérale qui, de fait, a gagné. Cela a entraîné fatalement une domination, avec sa cohorte d'injustices. Mais la domination est un universel anthropologique qui, en tant que tel, n'a pas grand ­chose à voir avec la spécificité très technique et très récente des thèses libérales. Ce n'est pas en anathémisant ce qui réussit et en encensant ce qui échoue que l'on peut résoudre quelque pro­blème que ce soit.


Loin que la situation trop inégalitaire du monde actuel doive conduire à rejeter le libéralisme, elle devrait faire souhaiter, bien plutôt, qu'il se démocratise et se généralise, tout en se diversifiant selon les cultures. L'Asie, où il existe des versions nouvelles et ori­ginales du libéralisme, y compris celle du libéral-communisme chinois, semble montrer la voie. Mais elle n'est pas la seule : tous les pays dits « émergents » le sont parce qu'ils appliquent des schémas de type libéral et ont renoncé aux désastreux modèles d'économie planifiée. Pour comprendre ce phénomène, il convient de ressaisir l'universalité et l'authenticité méta -politiques et méta-culturelles du libéralisme. Si l'on peut retrouver à l'oeuvre les mêmes logiques libérales à New York, à Cork, à Londres, à Prague, à Varsovie, à Bengalore, à Sydney, à Hong Kong ou à Shanghai, c’est que les catégories du libéralisme telles que Hayek les a formalisées, sont virtuellement universelles.

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