Le libéralisme français


Dans la longue partie consacrée à la France, l'ouvrage de Philippe Nemo aborde les figures de Boisguilbert, de Vincent de Gournay, des Physiocrates et de Turgot. Avec les articles de Gilbert Faccarello, Philippe Steiner, Loïc Charles, Alain Laurent, on découvrira qu'il existe une véri­table tradition de libéralisme économique en France antérieure à toute influence anglaise :


Extrait de Histoire du libéralisme en Europe, p. 29 et 30

Boisguilbert est l'élève du janséniste Nicole qui avait dit : « L'amour-propre des autres hommes s'oppose à tous les désirs du nôtre », version de la « guerre de tous contre tous » de Hobbes. Boisguilbert développe la réponse libérale à ce problème, à savoir le marché, dont la vertu est de permettre de rendre complémentai­res les intérêts des uns et des autres, et donc de satisfaire chacun même en l'absence de charité: Dieu n'a pas voulu que le péché prive entièrement les hommes des moyens de vivre. Penser le mar­ché comme un processus satisfaisant les uns par les autres les inté­rêts « égoïstes » des individus est une idée réputée laïque et utilita­riste, qu'on attribue ordinairement à Mandeville, à Hume et surtout à Adam Smith. On voit qu'elle est antérieure, « française » et « chrétienne »...

Faut-il insister sur le fait que cette solution au problème de l'inharmonie sociale est plus intelligente et profonde que celle d'un Machiavel, d'un Hobbes et d'autres théoriciens de l'absolutisme qui, au même problème, ne trouvent de remède que dans la poigne de fer de Léviathan et dans l'idée d'un contrôle « vertical » exercé par l'État sur la société ? Car la réponse de ces dirigistes, outre son caractère moralement inacceptable, suppose une épistémologie de l'omniscience : il n'y a de sens, pour l'Etat, à prétendre tout régenter, que s'il peut être réputé tout savoir.
La solution de Boisguilbert, elle, ne demande aux hommes qu'une « rationalité limitée », puisque, pour nouer des relations efficientes sur le marché, chacun n'a besoin de connaître que ses partenaires immédiats, leurs ressources et leurs besoins. Gilbert Faccarello, pro­fesseur à l'Université de Paris II, l'un des principaux spécialistes français de Boisguilbert, éclaire ces questions (« La "liberté du commerce" et la naissance de l'idée de marché comme lien social »).

La tradition de libéralisme économique qui s'affirme ainsi en France avec Boisguilbert rejoint la tradition de libéralisme poli­tique qui existait de longue date dans le pays. Avant le déchaîne­ment des guerres de Religion et la montée de l'absolutisme, la monarchie française était restée limitée. Seyssel, les juristes de l'École de Bourges, Alciat et ses disciples, Étienne Pasquier, Charles Du Haillan, et même le premier Bodin, avaient mis en avant le rôle des états généraux et des parlements. D'autre part, ce sont des huguenots français: Hotman, Bèze, Duplessis, ­Mornay, Languet, qui ont mis au point les premières théories constitutionnalistes développées.

Il est vrai que le triomphe final de l'absolutisme sous Richelieu et Louis XIV a relégué ces déve­loppements dans l'oubli et que les propagandistes royaux ont réussi cette belle performance de faire passer en France les idées démocratiques et libérales, selon le cas, soit comme hollandaises ou anglaises quand elles étaient protestantes, soit comme ita­liennes ou espagnoles quand elles étaient catholiques, dans tous les cas comme étrangères, donc à bannir... Elles n'en subsistent pas moins, même en pleine « terreur » louis-quatorzienne, avec Claude Joly, avec l'auteur des Soupirs de la France esclave.

Loïc Charles, de l'Université de Paris II et de l'INED, évoque certains aspects de l'articulation entre libéralismes économique et politique en France au XVIIIe siècle (« L'économie politique fran­çaise et, le politique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle »). La tradition française d'économie et de politique libérales se poursuit avec l'école de Vincent de Gournay (Malesherbes, le jeune Turgot, Trudaine de Montigny, Morellet...), les Physiocra­tes (Quesnay, Dupont de Nemours, l'abbé Baudeau, Mercier de La Rivière, Mirabeau père...) et le Turgot de la maturité. Les hommes de ces écoles ont lu et traduit les Anglais (Locke, Joshua Gee, Charles Davenant, Josiah Child, Josiah Tucker), lesquels, de leur côté, sont venus en France ou ont correspondu avec les Français (Cantillon, Law, plus tard Hume).

Le fruit de tous ces développements est un corps de doctrine libéral déjà conséquent et solide, qui guidera l'action ministérielle de Turgot et inspirera les meilleurs esprits jusqu'à la Constituante et au-delà. Turgot, par sa théorie de la valeur, a anticipé l'économie marginaliste. D'autre part, la théorie du « laissez faire » exprimée par Gournay et redite sous diverses formes tout au long de la controverse sur la liberté du commerce des grains, où interviennent Turgot, Con­dorcet et leurs amis physiocrates, montre bien qu'il y a eu une véritable « tradition française de l'ordre spontané ».

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