Hommage à Samuel Huntington


Samuel Huntington est mort le 24 décembre 2008. En 1993, il avait osé écrire dans Le choc des civilisations, que l’islamisme n’était pas un phénomène marginal et extrémiste mais bien l’expression d’une identité religieuse et civilisationnelle permanente.

Il inscrivait son analyse géopolitique dans le sillage de Zbigniew Brzezinski qui, dès le début des années 90, avait parlé de l'unité civilisationnelle du monde islamique comme une donnée historique et une nouvelle donne de la géopolitique mondiale. Selon Brzezinski, on assiste, depuis la chute du communisme, à la naissance d'un « Croissant islamique aux contours indéterminés, qui s'étend à travers l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient - il pourrait englober la Turquie, les Etats arabes du Golfe, l'Irak - et il traverse l'Iran et le Pakistan au nord vers les nouveaux Etats musulmans de l'Asie centrale pour atteindre enfin les frontières de la Chine. Les pays de ce bloc seront liés par beaucoup de dénominateurs communs » (revue Al-Majala, Londres, 21 avril 1993).


A l'époque, j'avais écrit une recension du Choc des Civilisations. Un livre que beaucoup critiquent sans l'avoir lu. A lire ici


La meilleure façon de rendre hommage à ce grand penseur c'est donc de lui donner la parole.


Extraits et interviews :


« La disparition des idéologies fait ressortir des oppositions plus anciennes et plus difficilement réductibles. (...) Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus, les plus importants, et les plus dangereux, n'auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles. (…)

L'Occident devra de plus en plus s'accommoder des civilisations modernes non-occidentales, dont la puissance rejoint celle de l'Occident, mais dont les valeurs et les intérêts diffèrent significativement des siens. Cela demandera à l'Occident de développer une bien meilleure compréhension des principes religieux et philosophiques de base, qui sous-tendent les autres civilisations et la façon dont les peuples de ces civilisations envisagent leurs propres intérêts. Cela demandera un effort pour identifier les éléments communs entre les autres civilisations et l'Occident. (...)

Pour le futur tel qu'il est envisageable, il n'y aura pas de civilisation universelle, mais, à la place, un monde fait de civilisations différentes, chacune ayant à apprendre à coexister avec les autres. »

Le Choc des Civilisations



Interview de Huntington dans Libération le 6 janvier 1998


Vous affirmez que la notion de civilisation peut nous aider à mieux appréhender la géopolitique à l'aube du troisième millénaire. Pourquoi aujourd'hui et pas hier?
La fin de la Seconde Guerre mondiale fut suivie par la Guerre froide. C'est-à-dire par une compétition opposant deux systèmes économiques et politiques plutôt que deux civilisations. Mais cet état de choses ne pouvait pas durer éternellement. Il paraît clair maintenant que le facteur culturel sera décisif au cours du prochain siècle. Pour la première fois de l'Histoire, nous vivons dans un monde multipolaire où les principales puissances appartiennent à des civilisations différentes. C'est cela qui a tout changé.

Certains pays ont tenté de passer d'un modèle de civilisation à un autre. Est-ce possible?
La Turquie est le meilleur exemple de ce phénomène. Kemal Atatürk voulait transformer son pays en suivant le modèle occidental. Il a créé un nouvel Etat laïque à partir de la vieille nation turque. Ses successeurs, jusqu'à aujourd'hui, ont poursuivi le même objectif. Mais la situation a changé. L'Etat laïque fait à présent l'objet d'un rejet de la part du parti dominant en Turquie. Du coup, la Turquie ne sait plus sur quel pied danser: fait-elle partie de l'Occident, de l'Europe, ou est-ce un pays moyen-oriental, le coeur d'une nouvelle civilisation turque qui s'étendrait jusqu'en Asie centrale?

Où se placent des pays qui, comme la Grèce, se trouvent sur la ligne de partage de ce que vous appelez les «civilisations en conflit»?
La Grèce est un pays orthodoxe. Comme son voisin turc, la Grèce doit sa présence au sein de l'Otan à la Guerre froide. Ensuite, le pays a adhéré à la Communauté européenne. Ce n'est pas pour autant un pays occidental. La preuve, c'est que la Grèce, à la différence des autres pays occidentaux, s'est mise ouvertement dans le camp des Serbes pendant les conflits de l'ex-Yougoslavie. Athènes a travaillé la main dans la main avec Moscou pour aider Belgrade à détourner les sanctions économiques. Les dirigeants grecs parlent d'une «entente orthodoxe» liant Athènes à la Serbie ainsi qu'à la Bulgarie. La coopération avec la Russie se renforce en même temps, comme le prouve l'accord entre Athènes, Moscou et Chypre sur la vente de missiles russes au gouvernement chypriote. La Grèce se comporte comme un pays orthodoxe.

La civilisation se définit donc par rapport à la religion?
La religion n'est pas le seul élément dans l'équation, loin de là, mais elle est certainement d'une grande importance.
L'essor de l'intégrisme religieux est-il la conséquence directe du conflit de civilisations?
L'intégrisme religieux résulte avant tout du processus de modernisation qui affecte le monde. Des mouvements intégristes existent aujourd'hui au sein de pratiquement toutes les principales religions. Les gens qui rejoignent ces mouvements sont ceux qui ont quitté leur village natal dans l'espoir de trouver du travail dans les villes, qui se sont déracinés et qui doivent s'adapter à un milieu urbain. Ils deviennent des intégristes, qu'ils soient protestants, hindous ou musulmans. L'essor de l'intégrisme est générateur de problèmes et de conflits. Les résoudre, sera l'un des principaux défis que les Etats du monde devront relever.

La civilisation occidentale croit en l'universalité de ses valeurs. Cette attitude a-t-elle généré l'intégrisme islamique?
Il ne fait pas de doute que le retour de l'islam est une réaction à la modernisation sociale et économique. Mais c'est aussi un rejet sans appel de la culture occidentale. Les islamistes ont peur de se faire étouffer par la culture occidentale. C'est pour cette raison qu'ils sont prêts à se moderniser sans pour autant s'occidentaliser.

Le conflit entre l'Occident et l'Islam constitue à vos yeux le conflit le plus important de notre époque.
Essayez de trouver quelque part dans le monde un conflit important qui n'oppose pas une société islamique à une société non islamique. La frontière du monde musulman, du Maroc à l'Indonésie, est une ligne de front continue. Les Bosniaques musulmans contre les Serbes orthodoxes et les Croates catholiques, la Grèce contre la Turquie, les Arméniens contre les Azéris, les Russes contre les Tchétchènes et les musulmans d'Asie centrale, l'Inde contre le Pakistan. Sans compter les conflits entre musulmans et catholiques aux Philippines et en Indonésie, entre les Juifs et les Arabes au Moyen-Orient et la guerre sanglante entre chrétiens et musulmans au Soudan.

Votre théorie des civilisations n'est-elle pas une façon de justifier l'hégémonie américaine.
C'est absurde. J'insiste au contraire sur le fait que la puissance de l'Occident diminue par rapport à celle des autres civilisations. L'Occident ne peut pas et ne devrait pas tenter d'imposer son système à d'autres sociétés par la force ou la coercition. Nous allons vers un monde à civilisations multiples; il n'y aura donc plus de puissance dominante. Certains pays seront plus forts que d'autres. L'Occident, même s'il perd de sa puissance, va évidemment rester la civilisation dominante au cours des décennies à venir. Et les Etats-Unis resteront sans aucun doute le pays le plus puissant pendant cette période. Mais ce sera malgré tout un monde pluraliste, et l'Occident ne pourra plus imposer sa volonté.


Que doit faire l'Occident?
L'Occident doit agir pour protéger ses propres intérêts, ses institutions, ses valeurs. Il devrait tenter d'atteindre un degré d'unité plus important que par le passé. Dans l'hypothèse où des conflits latents entre l'Occident et la Chine ou l'Islam éclateraient, il faudrait tenter de conserver des relations de coopération avec des pays comme la Russie, le Japon et l'Inde. Ces trois pays constituent un groupe de «civilisations balançoires» qui, avec les pays d'Amérique latine, ont tout à fait leur place dans la civilisation occidentale.


Le Figaro, interview de Huntington le 19 janvier 2005


Auteur du Choc des civilisations, Samuel Huntington persiste et signe dans sa critique de l'optimisme «multiculturaliste», avec un essai brillant et controversé sur l'identité américaine, Qui sommes-nous?, qui vient de paraître en traduction française aux éditions Odile Jacob. Explications.


LE FIGARO. – A la lumière de votre dernier livre, l'identité américaine apparaît presque menacée d'implosion. N'est-ce pas trop alarmiste ?
Samuel P. HUNTINGTON. – Je voudrais dire d'abord que l'Amérique est confrontée à des défis singuliers pour l'avenir de son identité. Mais l'Amérique n'est pas le seul pays dans ce cas. De nombreux pays sont confrontés à des défis qui, pour n'être pas identiques à ceux qui frappent les Etats-Unis, s'en rapprochent. La mondialisation bouleverse beaucoup de choses et intensifie les processus d'interaction entre les différentes sociétés. Elle crée donc des situations parallèles dans les différents pays occidentaux qui traversent des crises de leurs identités nationales.

Un éditorialiste du Washington Post, Tamar Jacoby, vous reproche de vous livrer à une «évaluation paranoïaque de la menace» en évoquant «une reconquista démographique de territoires que les Américains avaient enlevés au Mexique». Que répondez-vous ?
C'est justement la raison pour laquelle je tiens à souligner que Who are we ? n'est pas un livre sur les Hispaniques et les hispanophones en général. C'est un livre sur cette identité américaine que l'immigration n'a jamais cessé de façonner. Actuellement, aux Etats-Unis, plus de la moitié des immigrants viennent de pays hispanophones. Or c'est la première fois dans l'histoire de notre pays que la moitié des nouveaux arrivants sont les locuteurs d'une seule langue qui n'est pas l'anglais. L'autre singularité de l'immigration hispanique, outre son ampleur, c'est qu'elle est en provenance de pays proches des Etats-Unis – le Mexique et les autres pays de l'Amérique centrale.

Les Hispano-Américains ont un taux très élevé d'exogamie et, dans la mobilisation antiterroriste depuis 2001, leur patriotisme américain a rarement été pris en défaut...
Reste que, pris dans sa globalité, ce phénomène d'immigration constitue un changement immense par rapport à l'époque pas si lointaine où une large majorité des immigrants se livrait à une traversée hasardeuse de l'océan Atlantique. Les Etats-Unis connaissent enfin une immigration clandestine toujours aussi massive, de part et d'autre du Rio Grande.


N'est-ce pas un combat d'arrière-garde ?
Pas du tout ! Je ne mène en aucun cas un combat d'arrière-garde ! La question qu'il faut se poser face à l'ensemble des phénomènes inédits que constitue l'afflux de ces populations est celle de l'aptitude de cette vague d'immigration à s'assimiler aussi facilement que les précédentes aux valeurs de la société américaine.

Mais si les Etats-Unis traversent une crise d'identité, ce n'est pas seulement en raison des personnes accueillies, mais aussi des «accueillants»...
L'immigration est l'un des aspects de mon livre. Un autre aspect est le fossé grandissant entre, d'un côté, le nationalisme et le patriotisme répandus dans l'opinion américaine et, de l'autre, ce que j'appelle la dénationalisation des élites.


Les Américains, dans leur grande majorité, condamnent-ils le cosmopolitisme de leurs élites ?
Le degré d'identification des Américains avec leur pays semble avoir connu une nette augmentation à la fin du XXe siècle. Interrogés sur l'entité territoriale à laquelle ils estimaient appartenir «avant tout» – ville, région, pays dans son ensemble, continent ou monde –, 16,4% d'Américains en 1981-1982, 29,6% en 1990-1991 et 39,3% en 2002 ont choisi les Etats-unis dans leur ensemble. Le nombre d'Américains accordant la première place à leur nation a donc augmenté de 22,9%, pourcentage qui dépasse largement l'augmentation du sentiment d'identification nationale enregistrée dans les pays développés. Paradoxe : alors même que l'engagement national du grand public américain se renforçait, certains éléments des élites économiques et universitaires américaines s'identifiaient de plus en plus au monde dans son ensemble et se définissaient comme «citoyens globaux». En 1927, un intellectuel français (2) avait pu accuser ses pairs de succomber aux passions partisanes du nationalisme. Aujourd'hui, l'attitude des intellectuels consiste à défendre la supériorité d'une identification avec l'ensemble de l'humanité.


Le traumatisme causé par le 11 Septembre n'y a-t-il pas mis un coup d'arrêt ?
Sur le moment, la catastrophe qui a frappé Manhattan a eu un impact certain. Mais l'intégration des élites financières et médiatiques américaines aux catégories de la mondialisation ne semble pas avoir été bouleversée de fond en comble. Il demeure difficile de prévoir ce que seront les effets à très long terme du 11 Septembre sur la conscience patriotique américaine.

Le néoconservatisme est un patriotisme...
Les néoconservateurs constituent une élite certes opposée à la tendance lourde de la dénationalisation – mais c'est un très petit groupe d'hommes, qui essuient de très nombreuses critiques de la part aussi bien des milieux académiques, que des milieux d'affaires et des médias ! De ce point de vue, les néoconservateurs ne sont pas du tout représentatifs des élites américaines. Et ils ne sont pas davantage au diapason des opinions du public américain.

Pourquoi ?
Tous les sondages effectués depuis plusieurs années auprès des Américains le révèlent : dans son immense majorité, la promotion de la démocratie ne représente pas du tout une priorité pour notre peuple ; elle arrive même en avant-dernière position. Ce qui arrive en revanche toujours en tête, c'est l'importance d'une politique d'emploi, d'immigration et de sécurité nationale.

Un essayiste a défini le credo américain comme l'adhésion à un système politique fondé sur la «dignité essentielle de l'individu, l'égalité fondamentale de tous les hommes et des droits inaliénables» comme le droit à la liberté et à la justice. Cette «religion civile» garantit-elle la cohésion de la société américaine ?
Je suis fondamentalement en accord avec la définition donnée par Gunnar Myrdal, en 1944, du credo américain. Mais toute la question est de savoir si la nouvelle vague d'immigration est prête à accepter les principes de base énumérés par Gunnar Myrdal. C'est un vrai privilège de s'intégrer aux valeurs américaines. D'embrasser la culture américaine. Des éléments semblent suggérer qu'il n'est pas sûr que les immigrants récents soient tous encouragés à adopter l'échelle de valeurs et la culture américaines.

La faute aux intellectuels, que vous appelez «cosmocrates», et à leur «déconstruction» de l'identité américaine ?
Dans les années 60, les Etats-Unis ont abandonné la référence à la race et à l'ethnie comme critère de définition de l'identité nationale. Mais paradoxalement, ils ont été accusés de sous-estimer le rôle de la race et de l'appartenance ethnique pour certains groupes. Une fois la race et l'appartenance ethnique formellement exorcisées, les minorités ont pu commencer à affirmer leurs identités au sein d'une société désormais essentiellement définie par son credo. Ne servant plus aux Américains à se différencier d'autres peuples, la race, l'appartenance et même, dans une certaine mesure, la culture, sont devenues les critères par lesquels les Américains se différenciaient les uns des autres. Sont nées les politiques dites d'affirmative action. Elles ont eu pour effet, avec d'autres politiques, d'élever les valeurs «subnationales» au-dessus des valeurs d'identité nationale. Pour les Américains, le credo de la «religion civile» a longtemps signifié que les individus devaient être jugés en fonction de leurs qualités propres, indépendamment de leur appartenance religieuse ou de leur origine ethnique. Avec l'avènement du multiculturalisme, c'en a été fini du primat des droits individuels.

Vous citez le sociologue Daniel Bell : «Ce qui est extraordinaire dans ce changement, c'est qu'une conception des droits totalement nouvelle a été introduite dans la vie publique, sans qu'aucun débat n'ait lieu.»
Les droits des groupes et l'égalité des conditions ont acquis dans la sphère publique le statut d'une nouvelle philosophie qui, en établissant des distinctions entre les individus selon leur appartenance, en vient à relativiser dangereusement l'importance d'un bien commun. Par exemple, les Noirs ont pu commencer à bénéficier d'avantages du simple fait qu'ils étaient noirs. Ces politiques de rattrapage, qui partaient des meilleures intentions, ont abouti à remettre en question la façon dont les Américains concevaient leur identité nationale. Elles ont participé au mouvement de sa déconstruction. La question demeure de savoir si les Etats-Unis doivent être une nation constituée d'individus dotés de droits et d'une culture communs ou un conglomérat de groupes raciaux et culturels défendant leurs intérêts propres.

Pourquoi le multiculturalisme tente-t-il les Français, notamment les champions de la discrimination positive ?
Je ne sais pas pour quelles raisons précises la tendance au multiculturalisme s'est développée en France. Une chose est sûre : la consécration du multiculturalisme pourrait avoir, chez vous aussi, des effets malheureux. Aux Etats-Unis, ces politiques ont eu pour effet de diviser la société américaine et, en ce qui concerne notamment le volet des mesures d'affirmative action, n'ont pas du tout obtenu les bienfaits escomptés – le «rattrapage» social des populations défavorisées. En fait, les politiques d'affirmative action n'ont pas bénéficié, par exemple, aux plus pauvres des Noirs américains, mais à la bourgeoisie noire américaine.






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