Sartre et Aron


"Est-il vrai, comme le voulait Sartre, que le rôle de l'intellectuel soit d'implanter la foi et d'inspirer le sacrifice pour une juste cause? L'ambition inhérente de tout utopisme - instaurer le paradis sur terre - est-elle, ne disons pas réalisable, mais simplement souhaitable? Sans même croire au péché originel inexpiable, ne peut-on dire que quelque chose dans la condition humaine interdit de trouver une solution globale à tous nos problèmes, d'atteindre des améliorations autres que partielles? Auquel cas, ce qui serait à condamner n'est pas seulement l'implantation ponctuelle du nouveau rêve, avant-hier en Russie, hier en Chine, mais la forme même du raisonnement qui nous entraîne vers ces espoirs - et qui ne nous propose, en fait, que le choix frustrant entre le renoncement en cours de route et un aboutissement qui a pour nom la Terreur.

L'opposition, aujourd'hui banale en France, entre les figures de Sartre et de Raymond Aron vient ici à l'esprit. On a un peu trop tendance à l'assimiler à celle entre politique et science: d'un côté le pur idéologue, qui décide finalement de tout en fonction de ses choix affectifs, de l'autre le spécialiste, le savant, qui a appris à se mettre à l'écoute des faits. Pourtant, Aron est aussi un moraliste. Leurs morales, cependant, n'ont pas même origine: Sartre a, en dernière analyse, celle du croyant qui adhère aveuglément à un dogme; Aron professe une morale rationnelle, fondée sur l'idée de l'universalité humaine et maintenue par le débat argumenté. C'est pour cette raison que Sartre se soucie peu des faits, alors que leur prise en compte est le premier pas obligé dans la démarche d'Aron. Cependant, Aron n'était pas un partisan de la realpolitik; le problème qu'il cherchait constamment à résoudre pourrait même être formulé ainsi: comment, après avoir reconnu que la politique n'est pas la morale, distinguer entre politiques acceptables et politiques inacceptables? L'intellectuel n'a pas à se faire pourvoyeur d'espoirs ni défenseur du souverain bien; plutôt, dans un monde où le bien et le mal absolus sont rares, il aide à distinguer entre meilleur et pire."

Todorov
Ce texte est extrait de L'homme dépaysé de Tzvetan Todorov. Copyright Editions du Seuil.

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