Pierre Manent chez Alain Finkielkraut

Samedi 2 octobre, Pierre Manent était l'invité d'Alain Finkielkraut dans son émission Répliques sur France Culture à l'occasion de la publication de 2 livres. Un livre d'entretiens, Le regard politique, sorte d'autobiographie intellectuelle et Les métamorphoses de la cité, un essai sur Rome, l'Empire, l'Eglise et la Nation.



Voici un extrait de l'émission, d'une douzaine de minutes :





Retranscription :

Alain Finkielkraut: Nous voulons vivre aujourd’hui, notre humeur en tout cas est post-nationale, et vous l’avez décrite, donc je n’y reviens pas, mais est-ce que cela ne veut pas dire précisément que ce passé, ces anciennes propositions d’humanité sont oubliées, éclipsées, absentes? Dans la nation il y avait quelque chose de la cité grecque…

Pierre Manent: Bien sûr…bien sûr.

AF: Dans notre état, ou notre illusion post-nationale, que reste-t-il de la grande dynamique de l’Occident, que vous décrivez précisément, Pierre Manent?

PM: Il est très difficile d’être juste, parce que, d’abord nous sommes à la pointe extrême du présent, et, et la direction du mouvement est visible, mais, quelle issue trouvera-t-il ? C’est très difficile de le dire. Ce qui me frappe aujourd’hui en Europe, c’est qu'il y a une sorte de perte de confiance radicale des Européens dans, dans toute action commune en réalité, et on se plaint qu’il n'y ait pas d’Europe politique, mais si j’ose dire, l’Europe est organisée pour qu’il n’y en ait pas, parce que les conditions de formation d’une action commune ont été systématiquement démantelées dans la dernière période. Les cadres dans lesquels une action commune aurait sens ont été progressivement démantelés, au profit, au profit d’une, comment dire, de l’abandon à un processus, ou à des processus qui devraient, par des mécanismes irrésistibles, produire une civilisation qui en quelque sorte préserverait les règles d’une vie commune, sans que les hommes soient obligés en quelque sorte de se gouverner eux-mêmes.

Il y a une confiance qui me parait démesurée et destinée à être très cruellement déçue, dans ce qu’on peut appeler une civilisation démocratique, où le progrès des mœurs démocratiques nous dispenserait de la nécessité de constituer des associations humaines, capables de se gouverner eux-elles-mêmes, et d’abord capables de se défendre elles-même. Donc je crois, si vous voulez, que nous sommes véritablement à la crête d’une grande illusion, mais qui est une illusion propre à l’Europe : les Etats-Unis ne la partagent pas, la Chine ne la partage pas, personne ne la partage dans le monde musulman, c’est une illusion très spécifiquement Européenne, une illusion d’une civilisation apolitique, et dont on peut d’ailleurs très aisément rappeler les conditions politiques. C’est dû à certaines conditions politiques très particulières à l’Europe, l’Europe a l’illusion de pouvoir vivre hors des contraintes, grandeurs et misères du politique.

AF: Et donc de cette illusion, elle sortira à la faveur ou à la défaveur de l’Histoire semble-t-il. C’est l’Histoire qui risque un jour ou l’autre, et peut-être même un jour prochain de réveiller l’Europe. C’est ça qu’on peut penser, Pierre Manent ?

PM: Ce qui me frappe c’est que l’Europe se construit comme si il n’y avait rien en dehors d’elle.

AF: Voilà c’est ça.

PM: Comme s’il n y avait pas d’extérieur, et toute sa tâche est une sorte de transformation intérieure. Nous cultivons nos vertus en supposant que l’exemple de nos vertus convertira bientôt le reste de l’humanité. Mais nous oublions que nos vertus sont à la merci du reste de l’humanité, et que nous n’assurons pas nous-mêmes la protection du cadre dans lequel nous les exerçons donc nous avons reculé, nous reculons indéfiniment le moment de prendre des décisions concernant nos relations avec le reste du monde. Et le signe le plus étonnant, qui révèle en quelque sorte ce refus méthodique de prendre la moindre décision politique importante, c’est le refus de décider des limites de l’Union Européenne.

AF: …de l’Europe, oui.

PM: Le fait même que nous nous étendions indéfiniment c’est l’aveu –dont nous faisons gloire– que nous sommes incapables de nous définir comme corps politique. Et donc, nous, les limites, puisque ce n’est pas nous qui fixons nos limites, ce sont les autres qui se chargeront de les fixer, et peut-être dans des conditions qui ne nous plairont pas. Mais ce sera un peu tard.

AF: C’est la religion d’Humanité qui nous empêche de fixer ces limites, ou qui condamne de la manière la plus vive, ceux qui osent encore parler en termes de limites. Y aurait-t-il quelque chose comme une civilisation Européenne ? et, disent-ils, délimiter c’est discriminer ! Délimiter c’est exclure, donc l’unité de l’espèce humaine refuse toute séparation. Et là justement, je voudrais vous poser une question plus précise. Dans «La Raison des Nations» vous analysez, de manière je crois très juste, très pertinente, la signification profonde des attentats du onze septembre. Vous dites que l’information la plus troublante, apportée par l’événement, n’est pas tant la révélation paroxystique du terrorisme, mais plutôt ceci: l’humanité présente est marquée par des séparations bien plus profondes, bien plus intraitables que nous ne le pensions. On a détruit le mur de Berlin, et puis tout d’un coup, le onze septembre, un autre mur s’est élevé. La question que je me pose c’est justement: comment penser ces séparations ? Et je vous la pose à vous, parce que notamment dans «La Cité de l’Homme», vous critiquez la définition de l’Homme, comme Être de culture. Et votre fidélité à Leo Strauss, elle tient beaucoup dans cette très courageuse, très belle réhabilitation de l’idée d’une Nature humaine. Mais précisément, n’assiste-t-on pas à un choc des cultures, ou, pour reprendre la formule d’Huntington –qu’il a payé cher d’ailleurs– un choc des civilisations, et le politiquement correcte que vous décrivez très bien, ne constitue-t-il pas lui, précisément, à dire que : Non, il n y a rien de tel, et ce qui existe c’est l’Humanité. Et donc nous, comme vous le dites d’ailleurs, nous ne sommes pas libres de voir ce que nous voyons, parce que nous voyons ce choc des civilisations, et la religion de l’Humanité nous interdit de le voir, Pierre Manent.

PM: Une chose qui est très surprenante aujourd’hui, qui me surprend beaucoup, c’est l’horreur sacrée, il n’y a pas d’autre mot, l’horreur sacrée des frontières que beaucoup de nos concitoyens éprouvent. Les frontières leur paraissent un scandale. Moi au contraire, j’aime beaucoup les frontières…

AF: …moi aussi.

PM: Je trouve que passer une frontière, était il y a vingt ans, trente ans un des grands plaisirs du voyage. Et je dois dire aujourd’hui à l’Europe, je suis un peu frustré, même si c’est plus commode, je suis frustré que l’on ne passe plus de frontières. Pourquoi tracer une frontière entre une population et une autre, serait-il une offense pour l’une ou l’autre de ces populations ? L’idée que chacun s’organise à sa manière et reconnait à l’autre, de l’autre côté de la frontière le droit de s’organiser à sa manière, ça me parait plutôt une des grandes inventions de la civilisation. Bien tracer une frontière, et chacun reste bien de son côté de la frontière, ça me parait un progrès de la civilisation.
Celui qui fait la guerre, ce n’est pas celui qui trace la frontière, c’est lui qui franchit la frontière. Donc il y a là quelque chose de très étrange, c’est complètement déraisonnable, donc il est clair qu’il y a un motif d’un autre ordre, à cette horreur de la frontière, et en effet, et en effet il y a cette idée que l’Humanité devrait être une. Mais il y a aussi autre chose, qui est très spécifique à l’Europe je crois, et c’est que –un sentiment étrange n’est-ce pas ?– c’est que nous sommes tellement supérieurs aux autres que si nous traçons une frontière qui les sépare de nous, et bien, nous leur faisons offense. Ça, c’est vraiment garder, si j'ose dire, le préjugé colonial, mais transformé dans le langage de la religion de l’Humanité. Or, si nous nous séparons des autres, les autres se séparent également de nous, et nous sommes égaux de part et d’autre de la frontière. Donc, c’était le premier point…

AF: Mais comment concilier, si vous voulez, l’idée d’une Nature humaine, ce n’est plus la religion de l’Humanité, c’est l’idée de Nature humaine, et, non seulement l’existence des frontières, mais surtout la différence, peut-être insurmontable, des civilisations, des cultures. Voilà la question que je vous pose parce que, bien entendu, je me la pose. Je trouve que c’est un grand progrès que d’être revenu en arrière, et d’avoir réhabilité cette notion de Nature, abandonnée d’une manière très cavalière par les sciences sociales, Pierre Manent.

PM: Je disais, «réaliser la nature humaine», mais précisément la nature humaine a une telle amplitude, une telle amplitude que, elle ne se réalise pas comme un corps d’animal se développe, n’est-ce pas ? Le signe de l’amplitude de la nature humaine c’est que l’homme ne peut pas s’abandonner à sa nature, il doit se gouverner lui-même. Il doit se gouverner lui-même, et donc il y a un grand nombre de modalités de gouvernement de soi, un grand nombre de régimes politiques, de régimes de l’humanité et donc déjà il y a ce principe de diversité, qu’il y a différents régimes politiques au sens large du terme ou au sens stricte du terme, et donc cela ouvre une grande diversité et donc différences, objections, et y compris guerres. On sait bien que entre les régimes démocratiques et les régimes qui ne l’étaient pas, il y a eu des guerres. Les guerres en Grèce c’étaient pour une bonne part entre cités démocratiques et cités aristocratiques, donc voilà un principe de différence. Autre principe de différence, lié lui aussi à l’immense amplitude de la nature humaine: la nature humaine vise quelque chose de plus grand qu’elle, qu’elle appelle les divins, dieu, le dieu, que sais-je. Et dans son rapport à cette chose, qui existe ou qui n’existe pas, mais auquel l’humanité se rapporte –d’un certain sens naturellement, car il y a toujours eu des religions, et je crois qu’’il y en aura toujours– et bien, dans ce rapport au divin, les groupes humains prennent une certaine forme. Prennent une certaine forme, il y a donc des religions diverses. Et si vous ajoutez, on pourrait multiplier d’autres acteurs, les ressources économiques, la démographie, toutes sortes de choses dont s’occupent les différentes sciences, il n’est pas difficile si vous voulez, je crois il n’est pas si difficile que cela, de réconcilier l’idée d’une humanité commune, se réalisant, se concrétisant dans une grande diversité de formes. Mais, la conséquence est inévitable, ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est que ces formes sont fortes. C’est-à-dire que ces formes ne sont pas la forme que prend la pâte à modeler dans la main de l’enfant. Une fois que les cités les églises, les civilisations ont pris une certaine forme, bien pour l’essentiel elles la gardent, n’est-ce pas ? Elles la gardent, et donc les civilisations des sociétés qui ont pris des formes diverses, et bien, se rapportent à l’humanité, à elles-mêmes de façon différente, et donc cela crée des séparations, cela crée des malentendus, cela crée des conflits, cela peut créer des guerres. C’est dans l’ordre des choses, et, si j’ose dire, il faut évidemment en pratique s’efforcer au maximum de limiter les conflits, mais si j’ose dire, on ne peut pas, on ne peut pas supprimer la racine des conflits, parce que supprimer la racine des conflits, c’est supprimer la racine de l’humanité, puisque ça supposerait que les hommes cessent de se réaliser eux-mêmes dans des formes particulières.

Voir aussi :
Pierre Manent sur Tocqueville
Entretien avec E. Levy sur la dynamique de l'Occident

Commentaires

Neal a dit…
Ah, impeccable : j'avais prévu moi aussi de prendre sous la dictée. Voilà qui va me permettre d'économiser un paquet de minutes pour un prochain papier.

Merci monsieur !
Anonyme a dit…
Voilà des idées qu'il fait bon entendre.
MErci

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