Hannah Arendt, 30 ans

Nous célébrons cette année le trentième anniversaire de la mort de Hannah Arendt. Inconnue il y a encore 15 ou 20 ans, Arendt a acquis en quelques années une renommée mondiale. Une preuve ? Depuis 2 ans, elle est entrée dans la liste des auteurs au programme du bac de philo, devenant ainsi, fait exceptionnel, la seule femme parmis une trentaine d'hommes, aux côtés de Platon, Aristote, de Descartes ou de Bergson...

De nombreux articles lui sont consacrés dans la presse depuis quelques semaines.

Hannah et la banalité du mal

Éric de Bellefroid

Mis en ligne le 06/10/2005

Efflorescence d'ouvrages autour de Hannah Arendt, philosophe mythique du XXe siècle

Toute jeune encore, par sa difficulté d'exister, d'être libre, d'être juive en somme, Hannah Arendt (1906-1975) s'inscrit dans la destinée même du XXe siècle. Siècle déchiré en lequel, sans avoir connu l'enfer des camps, elle discernera le «mal radical»: celui d'un totalitarisme, nazisme ou bolchevisme, qui défie toute raison humaine à travers l'anéantissement massif d'êtres humains. Elle ne craindra pas de faire grincer et crisser la recherche de vérité.

Mettant ses pas dans les siens, en ce qui ne se veut pas tant une biographie qu'un essai personnel, la journaliste Laure Adler poursuit la philosophe tout au long de son périple intellectuel ; depuis son enfance déjà à Königsberg, la ville de Kant. Augure des rencontres auxquelles elle était promise avec les plus grands esprits de son temps: Edmund Husserl, Karl Jaspers, Hans Jonas, Walter Benjamin et, par-dessus tous, Martin Heidegger.

Du «plus grand philosophe» de son époque, Hannah Arendt fut l'élève et la maîtresse, mais la muse encore s'il est vrai en effet qu'elle en infléchit l'oeuvre majeure, «Être et Temps». Et cependant, elle en fut délaissée, elle que hantaient déjà tellement le rejet, l'abandon, et l'on dira même la haine de soi.

PENSER L'IMPENSABLE

Si Heidegger, dès son discours du rectorat à l'Université de Fribourg en 1933 embrassa la cause nazie, ce dont au demeurant il ne se repentira jamais, cette complicité amoureuse entre lui et la jeune aspirante reflètera toutes les ambivalences d'une histoire inédite. Période d'une ineffable brutalité, qui gravera jusqu'au bout le coeur romantique d'Hannah, si fascinée dès le début du XXe siècle par la figure sacrifiée de Rosa Luxemburg.

À Hannah Arendt, il reviendrait au fond de penser l'impensable. Et de le penser par soi-même. Lorsque, aurait dit Tocqueville, «le passé a cessé d'éclairer l'avenir, (et que) l'esprit de l'homme erre dans l'obscurité». Passé aussi qui, selon Faulkner, «n'est jamais mort, il n'est même pas passé».

Réfugiée aux Etats-Unis pendant la guerre, et donc protégée physiquement, Hannah Arendt eut toutes les audaces intellectuelles, au point d'exaspérer maintes fois la communauté juive. Vivante alors qu'elle pensait devoir être morte, elle stigmatisera l'inaction des Juifs face au génocide, jusqu'à les rendre pour ainsi dire coupables du malheur advenu.

Cette morale de combat, qui incluait le refus de toute «victimisation», est omniprésente chez elle dès avant la fin de la guerre, mais on la retrouvera en 1963 dans «Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal». «Être juif, pour elle, encore une fois, c'est être combattant et donc s'opposer à tout ce qui a été appris et intériorisé tout au long des siècles, l'effacement de l'identité, la honte d'être encore là.»

TAXÉE D'ANTISÉMITISME

Hannah Arendt s'aliène peu à peu l'ensemble de la communauté juive dans le monde, et se verra même taxer d'antisémitisme lorsqu'elle enjoindra aux Juifs de Palestine d'abandonner une idéologie jugée sectaire, et qu'elle tendrait à dénoncer de surcroît, «part maudite de notre histoire», un accord conclu de bonne heure entre les sionistes et les nazis pour encourager l'exode à destination d'Israël.

C'est en journaliste que Hannah Arendt assistera en 1961 à Jérusalem, quinze ans après Nuremberg, au procès-spectacle d'Adolf Eichmann, l'ingénieur de la solution finale, le technicien des chambres à gaz. Ne voyant devant elle ni monstre ni démon, mais un homme ordinaire, un fonctionnaire plutôt, inapte à réfléchir à ses actes mais voué à appliquer scrupuleusement les consignes comme tout «homme de masse», elle récusera l'idée de mal radical pour conclure à la banalité du mal.

Elle sera traitée de juive honteuse, celle qui pensait que les organisateurs de génocides n'étaient pas pires que d'autres avant eux, mais que les possibilités techniques de l'époque pouvaient désormais provoquer des dommages inimaginables. Le temps cependant lui rendra hommage. Les milieux intellectuels aujourd'hui ne peuvent plus penser sans elle.

© La Libre Belgique 2005

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