Le pouvoir est-il enviable ? Dissertation corrigée de philosophie
Le pouvoir est-il enviable ?
Dissertation de philosophie
par Philippe Cournarie et Damien Theillier,
Franklin, janvier 2013.
Problématique
Si, au premier
abord, nous comprenons l’adjectif « enviable » comme ce qu’il est
possible de désirer, alors tout nous porte à juger que le pouvoir est enviable
du simple fait qu’il est envié ; ici comme ailleurs le possible s’induit du
réel. Mais, d’un autre côté, l’exercice du pouvoir, comme en témoigne
l’histoire des États, s’accompagne de telles responsabilités, entraîne de
telles vicissitudes et de déconvenues, qu’il ne serait pas raisonnable de
l’envier. Aussi, le pouvoir semble tout à la fois enviable, au regard des
faits, et non enviable, au regard de la raison. Qu’en est-il exactement ?
Plan
-I- Le pouvoir : enviable parce qu’envié. Pourquoi ?
-II- Le pouvoir : enviable de fait, mais non
enviable de droit.
-III- Le pouvoir : désirable (dans certaines limites) et non enviable
a) Le pouvoir,
envisagé de façon générale, est l’aptitude à produire un effet quelconque. Dans
la nature, nous observons une grande diversité de « pouvoirs » (la
lumière, l’eau, le vent, etc.). Il en
est de même dans les choses humaines : citons, entre autres exemples, le
pouvoir de la beauté, de la parole, de l’argent, de la technique et les
pouvoirs intrinsèques à l’institution de l’État (judiciaire, exécutif,
législatif). Tous ces pouvoirs sont dits tels parce qu’ils perfectionnent, à
des degrés divers, l’efficacité de la volonté en lui permettant non seulement
d’obtenir l’objet de son choix, mais de l’obtenir rapidement et avec peu ou pas
d’effort. Ils constituent les moyens de nos fins et nous dispensent d’une
longue attente, d’une action pénible et incertaine. Ainsi considéré, le
pouvoir, tout pouvoir, est effectivement enviable. Et, il y a le pouvoir
politique, cette espèce de pouvoir dont l’objet est l’organisation de la
« polis », la cité des hommes, la « res publica ». Il
apparaît, là aussi – et peut-être là surtout – que le pouvoir est irrésistible
tant il permet d’obliger la volonté des autres, de l’orienter dans le sens de
la sienne.
b) L’homme, être
parmi les êtres, doute de son identité et de sa valeur, tant que les autres ne
les confirment par l’image favorable qu’ils lui renvoient. L’important pour lui
n’est pas tant de se connaître que d’être reconnu. Dans tous les domaines de
l’existence et de l’activité sociale, l’homme lutte pour la reconnaissance. Le
pouvoir politique, s’il y accède, attire sur lui, non l’attention d’un
individu, ni même d’un petit groupe, comme la famille, ou un milieu
professionnel, mais l’ensemble de la société civile. Il semble alors que le
pouvoir politique puisse offrir à celui qui le détient les conditions maximales
de la reconnaissance recherchée. Le sentiment d’exister doit en être
considérablement intensifié. Le pouvoir politique flatte la passion en tant que
l’homme le désire et flatte plus encore la passion, la passion d’exister, en
tant que l’homme le détient et l’exerce.
c) Chacun sait, et très vite, que la durée de son existence est limitée et brève. L’humaine condition pèse sur la conscience des hommes. L’individu, dans la majorité des cas, modifie quelque peu son environnement immédiat, exerce quelque relative influence - bien plus modeste qu’il tend à se l’avouer - est connu et même reconnu d’un petit nombre de semblables. Mais, si ses proches se souviennent de lui après sa mort, en revanche, à la mort de ses proches, le plus souvent, il n’y a plus personne pour garder mémoire de son activité et même de son nom. La prédiction de l’oubli total et définitif de soi est l’amer destin de la créature raisonnable et finie que nous sommes. Mais il y a le pouvoir politique, pouvoir de « pouvoir » faire objection à la mort et à la finitude. S’ils sont nombreux les hommes, dans le temps et l’espace, à vouloir coûte que coûte le pouvoir politique, à s’y accrocher quand ils le détiennent, c’est que, au-delà des séductions de la reconnaissance, la gloire est plus attirante encore. Et, si la gloire dure moins que l’homme ne l’espérait, au moins, il peut être certain que la mémoire de son nom habitera les siècles à venir. L’histoire se souvient du meilleur et du pire, des héros comme des tyrans. Qu’importe la différence des uns et des autres, l’essentiel est de vaincre sa condition mortelle en acquérant une certaine immortalité. Telle est sans doute la suprême cause d’une « envie » du pouvoir, d’une « libido dominandi », selon l’expression de Saint Augustin, reprise par Pascal.
c) Chacun sait, et très vite, que la durée de son existence est limitée et brève. L’humaine condition pèse sur la conscience des hommes. L’individu, dans la majorité des cas, modifie quelque peu son environnement immédiat, exerce quelque relative influence - bien plus modeste qu’il tend à se l’avouer - est connu et même reconnu d’un petit nombre de semblables. Mais, si ses proches se souviennent de lui après sa mort, en revanche, à la mort de ses proches, le plus souvent, il n’y a plus personne pour garder mémoire de son activité et même de son nom. La prédiction de l’oubli total et définitif de soi est l’amer destin de la créature raisonnable et finie que nous sommes. Mais il y a le pouvoir politique, pouvoir de « pouvoir » faire objection à la mort et à la finitude. S’ils sont nombreux les hommes, dans le temps et l’espace, à vouloir coûte que coûte le pouvoir politique, à s’y accrocher quand ils le détiennent, c’est que, au-delà des séductions de la reconnaissance, la gloire est plus attirante encore. Et, si la gloire dure moins que l’homme ne l’espérait, au moins, il peut être certain que la mémoire de son nom habitera les siècles à venir. L’histoire se souvient du meilleur et du pire, des héros comme des tyrans. Qu’importe la différence des uns et des autres, l’essentiel est de vaincre sa condition mortelle en acquérant une certaine immortalité. Telle est sans doute la suprême cause d’une « envie » du pouvoir, d’une « libido dominandi », selon l’expression de Saint Augustin, reprise par Pascal.
Mais ce n’est pas
parce que des hommes envient le pouvoir qu’ils ont raison de le faire.
-II- Le pouvoir : enviable de fait, mais non enviable de droit.
a) Le suffixe
« able » dans l’adjectif « enviable », comme dans
« respectable » ou « tolérable » exprime le
« possible ». Mais le possible se comprend d’une double
manière : ce qui peut être et ce qui a droit d’être, la possibilité de
fait et la possibilité de droit. En nous demandant si « le pouvoir est
enviable », l’énoncé envisage les deux sens. Dans la première partie, nous
avons compris que le possible s’induisait du réel, que les hommes pouvaient, de
fait, envier le pouvoir puisque, de fait, ils l’enviaient – du moins une
certaine quantité d’entre eux. Mais, il n’est pas certain que la raison - si
nous substituons au « pouvoir » des passions le « pouvoir »
de la raison - ne fassent pas quelques objections aux arguments avancés dans la
première partie. Si, par exemple, au premier abord, le pouvoir semble obliger,
voire contraindre par la crainte qu’il inspire, la volonté des peuples, et
ainsi donner la plus grande efficacité possible au vouloir d’un homme, les
déconvenues ne tardent pas à se présenter. Un homme, voire un groupe d’hommes,
n’exerce pas un pouvoir sur des consciences comme il exerce un pouvoir sur des
choses. Il rêvait de dominer, il découvre qu’il lui faut gouverner ; tel le marin qui, au gouvernail de son bateau,
compose avec les éléments, il doit également composer avec les forces multiples
qui constituent et agitent la multitude humaine. Plus le pouvoir concerne un
grand nombre d’hommes, moins un homme, paradoxalement, est dans les conditions
de faire ce qu’il veut. Les rêves font croire à un pouvoir qui confère la toute
puissance, la réalité donne de découvrir que le pouvoir a d’autant moins de
puissance qu’il est élevé et qu’il a été voulu pour la puissance.
Machiavel |
b) La
reconnaissance est, disions-nous, un mobile d’une « envie » du
pouvoir. Mais, là encore, l’expérience parle un langage différent. Il faut lire
avec attention les maîtres de la pratique politique, tous ces hommes qui, au
pouvoir ou auprès du pouvoir, observent le métier de souverain et enseignent
les règles du savoir-faire politique. Connaisseurs de l’homme et de ses
passions, ils disent communément que si le désir enchante son objet, son
obtention désillusionne à proportion – plus encore s’il s’agit du pouvoir. Un
homme qui désire le pouvoir pour sortir de l’inconnu, pour acquérir
reconnaissance et notoriété, risque très vite la déconvenue du désenchantement
en accédant aux plus hautes fonctions. S’il a envié le pouvoir, si maintenant il
l’exerce, d’autres autour de lui, très près de lui, envient également sa
position et lui renvoient une image flatteuse pour mieux l’instrumentaliser et
le renverser. Ce n’est pas la reconnaissance qu’offre le pouvoir, c’est la
solitude. Épicure, Richelieu, Mazarin, Machiavel et tant d’autres tiennent le
même langage. Le Cardinal Mazarin, pour ne citer que lui, conseille, dans son Bréviaire
des politiciens, au futur souverain : « Ne te fie à personne. (…) Les amis n’existent pas. Il n’y a que des
gens qui feignent l’amitié » (édition Arléa, p.p.122-123). Si les
relations de pouvoir n’existent pas dans l’amitié, l’amitié n’existe pas dans
le pouvoir. Amitié et pouvoir appartiennent à deux ordres hétérogènes.
c) Le pouvoir
politique est envié surtout pour la gloire et pour une espèce d’immortalité,
consolation de l’humaine condition. Mais, si la gloire est incertaine, elle est
certainement éphémère. Les empires passent, les lustres humains déclinent,
souvent rapidement et dans des chutes lamentables – « sic transit gloria mundi ». Quant à l’immortalité, elle n’est
celle que de la renommée, la persistance dans la conscience des hommes d’un
nom, et non l’immortalité personnelle, donc une caricature. L’envie du pouvoir,
fut-ce pour la gloire et l’immortalité, cache sa réalité alors que l’histoire
en manifeste les drames. Les grands hommes, dès lors que « leur but fut atteint, sont tombés comme des
douilles vides. Ils ont eu peut-être du mal à aller jusqu’au bout de leur
chemin ; et à l’instant où ils sont arrivés, ils sont morts – jeunes comme
Alexandre, assassinés comme César, déportés comme Napoléon. Qu’ont-ils gagné ?
Les hommes historiques n’ont pas été heureux ; (…) les grands ne furent grands
que parce qu’ils ont été malheureux » écrit justement Hegel dans La
Raison dans l’Histoire (p.p. 120-125, édit. Poche). L’homme peut
vouloir le pouvoir et, dans certains cas, doit le vouloir, mais ce ne peut être
par envie, pour une jouissance personnelle, comme si son obtention pouvait
rendre heureux. Illusion que l’envie du pouvoir : elle fait croire à ce
qui n’est pas. Les grands hommes furent sans doute nécessaires à la marche de
l’Histoire – pour parler le langage de Hegel – mais, à l’évidence, leur sort ne
fut pas enviable.
Pourtant, parce qu’il est nécessaire à l’organisation,
à la paix et à la prospérité des peuples, le pouvoir est un certain bien. Parce
qu’il est un bien, il est désirable. Désirable, mais non enviable.
-III- Le pouvoir : désirable (dans certaines limites) et non enviable
a) Nous devons
éviter de confondre « désirer » et « envier »,
« désirable » et « enviable ». L’énoncé exige la
distinction. L’envie, au regard de la conscience morale, représente ce vice
capital qui dispose un homme à en vouloir à celui qui possède ou qui est ce qu’il
veut sans l’avoir ou sans l’être. Elle joint l’amour à la haine et conduit un
individu à s’attrister du bonheur d’autrui ou à se réjouir de son malheur.
Définie ainsi, nous comprenons que l’envie a pour cause un homme qui n’est pas
en paix avec lui-même et pour effet de provoquer hors de soi conflits et
violences. Nous comprenons surtout que s’il est possible d’envier quelqu’un ou
quelque chose – ô combien ! – il ne saurait être permis de le faire. Nul n’a le
droit d’envier, que ce soit le pouvoir ou n’importe quoi d’autre. Le pouvoir
est enviable selon une possibilité de fait, mais jamais selon une possibilité
de droit.
b) Un homme qui
cède à l’envie montre par là-même qu’il manque de pouvoir sur ses passions et
donc sur lui-même. S’il envie le pouvoir politique et que les circonstances lui
permettent de satisfaire sa cupidité, il exercera le pouvoir sur les autres
sans exercer le pouvoir sur lui-même. Un tel fait hybride met au monde un
pouvoir sans pouvoir. Le pire est à craindre : emportement, intrigue,
stratégie de la peur, violence, cruauté, négation des principes de justice… Dès
lors que le pouvoir est aimé et exercé dans l’envie, paradoxalement, il devient
proprement indésirable.
c) Le pouvoir ne
peut être finalement désiré inconditionnellement. De même qu’il faut beaucoup
de vertu quand on est riche, de même, sans vertu, un homme ne saurait se tenir
au pouvoir dans la dignité : les tentations de démesure et d’abus de
pouvoir sont trop fortes, au nom du culte de soi et de sa vanité. Il est requis
d’être en paix avec soi, pour exercer l’autorité politique selon la noblesse du
« magister » et non selon la forme dégradée du « dominus ».
Le « magister » est le maître dont le modèle est Socrate, celui qui
exerce un pouvoir en vue de le transmettre, pour servir et élever autrui :
le « dominus » est a contrario le maître dont les modèles sont le
séducteur et le tyran, ceux qui exercent le pouvoir pour eux-mêmes, afin de
jouir de son monopole. Il va de soi que l’envie n’oriente pas naturellement
vers la première, mais la seconde figure de maître. Pour le pire des peuples et
des sociétés ! Si Socrate, dans la République de Platon, appelait de
ses vœux des rois philosophes, c’est que seule la sagesse est apte au pouvoir.
Mais ne préjugeons pas de la force des hommes, fussent-ils sages. Le pouvoir a
corrompu plus d’un sage. Aussi, il importe de mettre des limites
constitutionnelles et politiques à l’exercice du pouvoir. Afin de maintenir la
nécessaire séparation entre la sphère privée et la sphère publique – source et
garantie des libertés humaines – et, surtout, pour éviter la propension de tout
pouvoir à son monopole, il importe de veiller à la qualité d’une constitution.
« C’est une expérience éternelle – écrit
Montesquieu – que tout homme qui a du
pouvoir est porté à en abuser. Il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui
le dirait ! La vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du
pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le
pouvoir » (Esprit des lois, livre XI, 4). Et le moyen le plus adapté pour
arrêter cette tendance à l’hégémonie est, nous le savons, la séparation des
pouvoirs. Par ce procédé institutionnel, la tendance à l’hégémonie d’un pouvoir
est limitée par la tendance à l’hégémonie d’un autre, pour le meilleur des
peuples comme de ceux qui assument, pour un temps, les responsabilités de l’État.
Conclusion
En conclusion, nous répondrons à la
question posée en soutenant que si le pouvoir peut effectivement être envié
dans l’histoire des sociétés, dès lors qu’il en est ainsi – et il en est
souvent ainsi – les intérêts de la liberté et de la paix des peuples en
souffrent ou en souffriront. Le pouvoir doit être désiré, et encore dans des
conditions morales et constitutionnelles déterminées, mais ne saurait être
envié et enviable de droit sans conséquences désastreuses dans l’histoire des
hommes.
Commentaires
Le pouvoir sur les autres peut provenir, soit d'un mandat pour agir que ces autres nous ont donné. Ce mandat précise alors le nature et les limites de ce mandat pour agir. Ainsi, le directeur est le mandataire des actionnaires d'une société commerciale. Il s'agit d'un mandat donné par tous les actionnaires sans exception. L'action du directeur devient ainsi l'action de chacun de ses mandants, de chacun de ses actionnaires. Celui qui est dépositaire d'une telle confiance, d'un tel pouvoir d'agir sait qu'il agit dans la légitimité.
Mais ce pouvoir sur les autres peut provenir d'une contrainte, tel un gardien de prison dispose d'un pouvoir sur les prisonniers enfermés dans la prison. Il existe une différence de nature entre le pouvoir provenant de la volonté de celui qui accepte ce pouvoir sur lui ou sur ses biens. Et d'autre part, le pouvoir sur autrui qui provient de la coercition et de la violence.
Ainsi le pouvoir d'un responsable politique provient-il d'un mandat pour agir qui aurait été donné par chacun des citoyens, par chacun des habitants? Ou bien ce pouvoir politique provient-il de la contrainte sans qu'il existe aucun mandat donné par ceux qui vivent sous la contrainte de l'État. Et quand bien même chacun des habitants aurait donné un mandat aux politiciens, nul ne pourrait en certifier la teneur, ni même en contester l'exécution.
La différence entre le pouvoir donné et le pouvoir volé est central dans la question de la nature du pouvoir. La nature du pouvoir n'est pas du tout la même selon que le pouvoir fut donné par un consentement de chacun, ou une violence physique qui contraint chacun.
En ce sens le pouvoir politique est un pouvoir volé. Envier d'avoir un pouvoir politique est donc immoral. C'est l'envie de violer les gens dans leurs biens, dans leur volonté, dans leur conscience. Chaque action de ce pouvoir est nécessairement destructeur du droit d'un tiers.
Le pouvoir d'un directeur d'entreprise est tout autre. Il n'a de pouvoir que sur des gens qui ont donné leur consentement individuel et formel pour accepter ce pouvoir qu'il exerce sur eux. L'échange est alors nécessairement créateur de valeur, de richesse. le pouvoir donné crée de la satisfaction et des richesses économiques. Le pouvoir étatique, donc volé, détruit la satisfaction et la richesse, et crée une situation d'injustice institutionnelle.