11 septembre : le choc Europe-Amérique


A la suite de mes articles sur le livre de Pascal Boniface et Elisabeth Schemla, je vais m'efforcer de préciser cette opposition philosophique irréductible entre deux visions du monde : celle de l'Europe et celle des Etats-Unis.

5 ans après le 11-Septembre, le fossé entre Europe et Etats-Unis n'a cessé se creuser pour devenir un véritable abîme. Portée par Chirac et Villepin, la position européenne consiste à mettre en oeuvre un ordre international pacifique, multilatéral, fondé sur le droit et la diplomatie.

Au contraire, pour les américains, il ne peut y avoir de multilatéralisme quand il s'agit de décider de la paix ou de la guerre. Or tant qu'il y aura des régions dans le monde qui continueront à vivre sous la tyrannie, l'idéologie de la haine et du meurtre, la violence parmi ces peuples augmentera. Il faut donc prévenir cette violence, par la force si nécessaire. Ainsi le pari américain au Proche-Orient, c'est d'aider militairement les musulmans à renverser de telles tyrannies et à instaurer des régimes pacifiques et démocratiques.

Francis Fukuyama, philosophe américain, a fort bien résumé la situation (extraits d'un article publié ici en anglais, The West may be cracking, août 2002) :
Les Européens cherchent à créer un ordre international fondé sur des règles et adapté aux conditions de l’après-guerre. Ce monde, débarrassé des conflits idéologiques et de la compétition militaire à grande échelle, accorderait davantage de place au consensus, au dialogue et à la négociation pour régler les différends. Ils rejettent totalement l’idée d’une action préventive, sans limitation de temps ou presque, contre les terroristes et les États qui les financent. À leurs yeux, cela revient à donner aux États-Unis le loisir de décider, seuls, du lieu et du moment où il convient de faire usage de la force. (…)
Les Américains ont tendance à considérer qu’il n’y a pas de meilleure source de légitimité démocratique que l’État-nation, démocratique et constitutionnel. Une organisation internationale n’a de légitimité que dans la mesure où des majorités démocratiques dûment constituées lui ont conféré cette légitimité au terme d’un processus contractuel négocié. Sa légitimité peut donc à tout moment lui être retirée par les parties contractantes. Le droit international et les organisations internationales n’ont aucune existence en dehors de ce type d’accord entre États-nations souverains.
Les Européens, au contraire, considèrent que la légitimité démocratique découle de la volonté de la communauté internationale, laquelle excède largement le cadre de l’État-nation, quel qu’il soit. Cette communauté ne repose pas, concrètement, sur un ordre constitutionnel unique. Pourtant, elle fonde la légitimité des institutions internationales existantes, qui l’incarnent partiellement. (…)
Les Européens considèrent que l’histoire violente de la première moitié du XXe siècle est la conséquence directe des excès de la souveraineté nationale. La construction européenne à laquelle ils se sont attachés depuis les années cinquante a pour objectif avoué d’entraver l’expression de cette souveraineté par de multiples règles, normes et règlements. Et de prévenir, du même coup, toute nouvelle explosion de violence.
Comme le dit un autre philosophe américain, Robert Kagan :
"l'Europe adopte une vision du monde kantienne, celle d'une paix perpétuelle dans laquelle les nations subordonnent leur souveraineté à un ensemble supranational. Elle privilégie donc le recours à la diplomatie, au commerce, aux liens économiques, tout cela étant vu comme des modes de pacification entre les peuples. Les Américains sont plus proches des théories de Hobbes : pour eux, il faut qu'un puissant impose l'ordre du monde, et non pas une institution internationale." (La Puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l'Europe dans le nouvel ordre mondial, Plon 2003)
Au final, que penser ? Le point de vue américain est réaliste, pragmatique mais dangereux. Comme souvent, les américains méconnaissent les peuples, leurs traditions et leur histoire. Ils courent le risque de voir la violence se déchaîner un peu plus encore au lieu de l'apaiser, au moins à court terme. Quant aux européens, leur vision du monde pacifiste révèle bien leur impuissance politique et militaire. Mais plus grave encore, elle est souvent l'expression d'un profond sentiment de culpabilité, voire d'une haine de soi suicidaire. Aveugle au danger de l'islamo-fascisme, à la menace de colonisation de ses terres par des populations musulmanes, reniant elle-même ses propres racines chrétiennes, elle s'enfonce dans un nihilisme passif. Tel le philosophe stoïcien, résigné à son sort et qui transforme son impuissance en sagesse, en acceptation de l'ordre du monde, l'homme européen a fait du renoncement à l'Histoire sa politique et le motif de sa fierté.

Voir mon article précédent sur le sujet : Europe, la tentation de l'ataraxie.

La position américaine vue par un ancien Secrétaire d'Etat américain :
Depuis qu'il a pris sa retraite, Richard Perle vit la plupart du temps dans sa maison du Lubéron en Provence. Pourtant il est connu pour être l'un des plus virulents critiques de la position française en politique internationale. N'ayant plus d'obligation de réserve, Richard Perle a le mérite de dire tout haut ce que beaucoup de diplomates américains pensent tout bas. En le lisant, on dispose en clair d'une bonne synthèse argumentée de la position américaine.

Le jour où les Européens nous ont lâchés, par Richard Perle
Richard Perle est ancien président du Defense Policy Board du Pentagone et fut Secrétaire d’État adjoint à la Défense (1981-1987). Extraits d'un article publié le 12 septembre 2006 (Le Figaro)

Quand est-il devenu impossible de dire, comme Le Monde, « Nous sommes tous américains » ? Quand a germé l’idée selon laquelle la politique étrangère des États-Unis avait transformé la victime du 11 Septembre en une menace pour la paix et la sécurité mondiales ? Les Européens critiques des États-Unis, tout spécialement le président Chirac et son fidèle premier ministre, affirment que le basculement s’est produit avec la guerre contre Saddam Hussein. Pour ma part, je crois que tout a commencé quand l’Amérique a décidé de répliquer après une décennie d’inaction face à des actes répétés de terrorisme contre nos ambassades, nos navires, nos infrastructures et nos citoyens. Le retournement a commencé quand nous avons pris notre défense plus au sérieux, quand nous avons décidé d’en finir avec les platitudes creuses sur la capacité du droit et des institutions internationales à nous protéger contre des extrémistes musulmans rêvant d’un univers islamique pour lequel ils tueraient dans des proportions prodigieuses, et seraient tués. (...)
Dominique de Villepin a déclaré récemment : « C’est le devoir de l’Europe de montrer que le choc des civilisations n’est pas inévitable. Personne ne respecte plus cette sagesse, héritée de notre histoire, mieux que nous, Français et Européens. » Il reste à savoir quelle politique, française ou européenne, découlera de cette sagesse autoproclamée. Pendant les hostilités récentes entre Israël et l’organisation terroriste contrôlée par l’Iran – le Hezbollah –, Villepin, croassant à propos des vertus de l’« écoute » et du « dialogue », était prêt à soutenir un cessez-le-feu de l’ONU en déployant au Liban des milliers de Casques bleus. Mais une fois que la rhétorique emphatique a laissé place à la réalité, la France a d’abord proposé des centaines de soldats, pas des milliers. Son leadership devra désormais être partagé avec l’Italie, qui a mis à disposition une force plus substantielle. Aucun Casque bleu, qu’il soit français ou originaire d’un autre pays d’Europe, n’entreprendra d’enlever au Hezbollah les milliers de missiles qu’il possède toujours après en avoir tiré des milliers contre les villes israéliennes. Dans l’évaluation de Villepin figurait implicitement l’idée que nous affrontons désormais, et que nous devons tenter d’éviter, un choc des civilisations. Mais pour que ce choc se produise, encore faudrait-il qu’il existe bien deux civilisations. Dans ce combat que le président Bush a eu raison de baptiser guerre, il n’y en a qu’une. Les kamikazes du Hezbollah, du Hamas et d’al-Qaida ne constituent en aucune façon une civilisation. Ce sont des fanatiques galvanisés par la conviction que Dieu les a chargés de faire la guerre sainte à l’Occident, à ses institutions, à ses croyances et à ses valeurs. Ils manipulent de jeunes musulmans découragés qui ont été recrutés pour le djihad par des mollahs fanatiques et financés, via l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe, par un flot de pétrodollars. L’« écoute » est sans objet, le « dialogue » est une perte de temps et, pire encore, une dangereuse auto-intoxication. (...)
Mais ce qui s’est dressé une décennie plus tard pour faire la guerre à l’Occident, c’est un mouvement radical qui, loin de les refléter, exploite les appréhensions et le mécontentement des musulmans. Une large part, mais certainement pas l’essentiel, de cette rage des musulmans reflète une triste vérité : excepté en Irak, les Arabes vivent surtout dans des dictatures corrompues qui ont peu à offrir, sauf à une petite élite. Il y existe peu d’industrie au-delà de la production pétrolière, peu de perspectives de développement professionnel, peu d’exposition aux cultures étrangères. Le filet d’informations qui pénètre est soit biaisé soit de la propagande pure et simple jurant que le 11 Septembre était un complot israélien, que les États-Unis volent le pétrole des Arabes, que les Israéliens tuent délibérément des civils palestiniens... Les dictateurs arabes, et bon nombre d’imams à leur solde, enflamment les passions de la « rue » contre Israël et les États- Unis, un subterfuge destiné à protéger leurs régimes. Pour apaiser le mécontentement, l’Administration Bush s’est efforcée d’encourager le progrès de la démocratie dans le monde arabe. Le président a été accusé à tort de vouloir promouvoir la démocratie de force, de tenter de refaire le monde à l’image de l’Amérique. En vérité, l’objectif américain est bien plus modeste : apporter une dose de responsabilité et d’ouverture à des millions d’Arabes.

Commentaires

Unknown a dit…
Je pense que ce que vous appalez "colonisation de ses terres" est une vérité à laquelle la communauté européenne ne prête pas assez d'attention. En effet je pense que plus l'Europe s'agrandit, plus elle tend vers une situation où les communautés vont pouvoir se réunir de plus en plus facilement du fait des libertés de circulation, ... ce qui peut mener à des clivages qui ne seront plus seulement sociaux, mais davantage religieux, avec toutes les dérives qui peuvent en découler et qui ont déjà fait leurs preuves en Inde par exemple avec les guerres civiles entre hindous et musulmans. Mais le processus est déjà "enclenché" en quelque sorte et s'il arrivait que la Turquie entre dans l'UE, le problème s'étendrait alors vers le Proche-Orient, et deviendrait encore plus incontrôlable.
En revanche je pense que les Américains ont bien raison de vouloir réagir, même s'ils attisent les feux déjà existant dans la mesure où ils affirment leur position sans craindre les retombées. C'est là qu'apparaît un autre problème: selon moi les français n'ont pas le même sens du patrotisme. En Amérique, même si le président ne plait pas à tout le monde, chaque individu est prêt à le défendre coûte que coûte pour le simple fait qu'il représente la Nation toute entière et qu'une Nation unie et solidaire vaut 1000 fois plus qu'une Nation que se cachent derrière des idéaux flous et changeant qui lui permettent de toujours garder la face, ou du moins ce qui j'appellerait plutôt une pseudo-face, qui a pour unique but de faire croire que le pays est mobilisé derrière un idéal, bien qu'il ne pourra certainement pas être atteint.

Un élève de T°E de Stanislas

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