Le philosophe et le pape

Alain Finkielkraut revient sur l'élection de Benoît XVI (Extrait de L’Arche n°566, juin 2005) :

"J’ai le sentiment qu’un pape pensant a été élu dans un monde de la bien-pensance. « Pensant » est traduit par « conservateur ». Mais qu’est-ce que le progressisme aujourd’hui ? La dissolution de toutes les différences dans une gigantesque copulation interactive où les hommes et les femmes échangent leurs prérogatives et où le pape fait de la publicité pour les préservatifs.

Et que nous dit le pape pensant ? Que le monde actuel est en proie au nihilisme de l’indistinction. À force de libération, tout commence à s’équivaloir. Tout est pareil. Tout est interchangeable. Les frontières entre les adultes et les enfants, entre les sexes s’estompent. La religion du semblable ne tolère aucune exception. La vraie question aujourd’hui est celle-ci : voulons-nous d’un monde complètement indifférencié ? Ne devons-nous pas penser, à notre tour, au moyen de nous libérer de ces processus de libération continuels ? Deuxième interrogation, qui va dans le même sens : voulons-nous d’un monde exclusivement et totalement profane ? Si la sécularisation c’est la profanation de toutes choses, n’a-t-elle pas manqué son but ? Cette question que soulève Benoît XVI concerne les laïques autant que les religieux.

Ultime problème et qui résume tous les autres. Joseph Ratzinger, parce qu’il est catholique, défend une certaine idée de la nature. Cela le conduit à des positions certes critiquables. Mais il n’en reste pas moins que le questionnement qu’il suscite vaut d’être entendu. Nous avons donné congé à l’idée de nature, nous vivons dans un monde de part en part historique et donc indéfiniment transformable, mais quel prix payons-nous pour cette fluidité ? Jusqu’où ira-t-on ? Peut-on totalement se passer de l’idée de nature ? Les questions que pose l’Église sont un défi intellectuel."

Ces réflexion et interrogations d'un philosophe athée face à l'Eglise me font penser au débat étonnant qui a eu lieu en 2004 en Allemagne entre le philosophe allemand Jürgen Habermas et le cardinal Joseph Ratzinger, alors gardien du dogme catholique.

Publié dans la revue Esprit (Seuil) de juillet 2004, ce débat organisé par l'Académie catholique de Bavière à Munich portait sur "les fondements moraux prépolitiques d'un Etat libéral".

Le cardinal Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, s'y montre très nuancé, s'interrogeant sur les fondements éthiques à trouver pour une société mondialisée où l'homme a acquis une puissance inédite de "faire et détruire", dont le contrôle est une question fondamentale.

Pour Ratzinger, "la politique consiste à placer la force sous le contrôle du droit". C'est en faisant prévaloir la force du droit, et non pas le droit du plus fort, que sera banni l'arbitraire et que la liberté pourra être vécue comme une liberté partagée. "La liberté sans le droit c'est l'anarchie et donc la destruction de la liberté". Immédiatement se pose la question des fondements de ce droit.

A travers un détour historique, le cardinal montre comment s'est élaboré le concept de droit naturel. A l'origine la Grèce et en particulier Aristote qui élabore une morale naturelle. La découvert du Nouveau Monde conduit à élaborer la notion de jus gentium, le droit des gens, s’appliquant aussi aux indiens. Au XVIème siècle, avec la Réforme apparaît la nécessité de réguler les tensions entre les communautés chrétiennes. Emerge alors l'idée du "droit naturel, défini comme le droit de la raison, qui pose la raison comme l'organe constituant le droit commun, par delà les frontières de la foi".

Mais l' « idée du droit naturel présupposait un concept de la nature où nature et raison s'interpénètrent, où la nature elle-même est rationnelle ». Or les progrès de la science nous montrent que la nature est régie par le chaos, le hasard et la nécessité. Nature et raison sont définitivement séparés. Ne restent que des devoirs strictement humains que la raison de l'homme a créés. Aux questions posées on ne saurait, « alors trouver de réponse hors de la raison ». Ne subsistent que les droits de l'homme qui reposent sur le présupposé que « l'homme en tant qu'homme, de par sa simple appartenance à l'espèce homme, est sujet de droits, que son être lui-même porte en soi des valeurs et des normes ». De nouveau se pose le problème de la limite. Comment compléter "la doctrine des droits de l'homme par une doctrine des devoirs et des limites de l'homme" ? La religion peut-elle encore jouer un rôle social et politique ?

Réfléchissant sur le terrorisme nourri de fanatisme religieux, Ratzinger s'interroge: "La religion est elle une force archaïque, qui édifie un faux universalisme et dans ce cas ne doit elle pas être placée sous le controle de la raison et soigneusement délimitée ? Faut-il considérer la suppression progressive de la religion, son dépassement, comme une avancée nécessaire de l'humanité pour qu'elle emprunte le chemin de la liberté et de la tolérance universelle?".

L'existence de "pathologies extrêmement dangereuses dans les religions" rend nécessaire "de considérer la lumière divine de la raison comme une sorte d'organe de contrôle que la religion doit accepter".

Mais l'homme d'Eglise note aussi "des pathologies de la raison" comme la bombe atomique, ou la perception de l'homme comme un simple produit sur lequel on peut faire des expériences ou que l'on peut considérer comme un déchet à écarter. Alors, "la raison aussi doit être rappelée à ses limites et apprendre une capacité d'écoute par rapport aux grandes traditions religieuses de l'humanité" sous peine d'être destructrice.
Il doit exister une forme de corrélation entre raison et foi, raison et religion, appelées à une purification et une régénération mutuelle.

De son côté, Habermas, "philosophe de l'ère post-métaphysique" qui se range lui-même parmi les citoyens "guère motivés religieusement" selon Esprit, souligne l'apport du religieux à la société, dans l'histoire mais aussi maintenant.

Il évoque l'idée que la religion pourrait jouer un rôle pour aider à "sortir de l'impasse une modernité prise de remords" et juge qu'"il est de l'intérêt même de l'Etat démocratique d'adopter un comportement de préservation face à toutes les sources de culture dont se nourrissent la conscience des normes et la solidarité des citoyens".

Dans une société sécularisée, les citoyens n'ont pas le droit "de dénier à des images religieuses du monde un potentiel de vérité présent en elles" et ne peuvent pas non plus "contester à leurs concitoyens croyants le droit d'apporter, dans un langage religieux, leur contribution aux débats publics", ajoute Habermas.

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