Le christianisme, l'islam et la raison (2)
Dans la masse des articles publiés au lendemain de la polémique sur les propos du pape, je retiendrais l'interview du Cardinal Lustiger, ainsi que celui de Malek Chebel, spécialiste du monde arabe, qui vient de publier un livre sur l'islam et la raison. Tous deux abordent la question du rapport entre l'islam et la raison, et tous deux, à la suite du pape, appellent l'islam à une réforme profonde, à renouer avec l'exercice de la raison critique, avec un islam des lumières. Enfin, je signale l'article plus polémique mais très pertinent de mon ami et collègue Robert Redeker : Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ? A lire ici
(Je signale que depuis la parution de cet article, R. Redeker a été condamné à mort par une fatwa égyptienne et qu'il a été placé sous protection de la DST, au secret...)
Entretien avec Jean-Marie Lustiger, ancien archevêque de Paris :
Le pape n'a-t-il pas commis une maladresse en citant un document si critique pour l'islam ?
Sa pensée va au fond de la question cruciale du rapport de l'Occident avec la religion, en particulier avec l'islam. Le christianisme a l'avantage d'être enraciné dans la culture occidentale. Cela n'a été possible que grâce à la rencontre de la raison grecque et de la tradition biblique. Et le pape suggère que, par cette médiation, l'islam pourra trouver la porte qui lui permettra, à son tour, d'accéder à la raison critique. Ce chemin n'appartient qu'à l'islam et il est clair que ce discours n'a rien d'offensant.
Propos recueillis par Henri Tincq (Article paru dans Le Monde du 19.09.06)
Entretien avec Malek Chebel
Benoît XVI estime que la pensée islamique n'a pas su intégrer les catégories de la raison et s'est ainsi montrée plus vulnérable au fondamentalisme
Au contraire, l'islam a toujours voulu frayer avec la raison, la domestiquer par la philosophie, les mathématiques, l'histoire et autres disciplines rationnelles. Faut-il rappeler que les grands penseurs chrétiens, comme Thomas d'Aquin, ou juifs, comme Maïmonide, et toute la pensée médiévale ont eu accès à la philosophie grecque - Aristote, mais aussi Hippocrate, Euclide, Ptolémée - grâce aux Arabes, aux institutions de traduction financées par les califes de Bagdad ou d'Andalousie ?
Mais la remarque du pape est, en partie, fondée. A la différence de l'Occident, la raison est restée cantonnée aux sphères intellectuelles de l'islam. Elle n'a pas pénétré les veines d'une orthodoxie rigide et méfiante face à tout apport extérieur. Dès le VIIIe siècle, un mouvement de libres-penseurs, les mutazilites, a essayé de conceptualiser ce rapport de la foi à la raison, avant d'être écarté. Mais si le dogme musulman a pu se codifier (fiqr), c'est bien grâce aux instruments de la raison. Même chose pour les "encyclopédistes" musulmans qui, au Xe siècle, ont fait progresser les sciences naturelles, la chimie, la mathématique, la physique. Puis, au siècle suivant, les savants et médecins comme Averroès, Ibn Tufayl et autres. C'est l'âge d'or de l'islam, avant qu'il ne tombe dans l'abîme.
Vous voulez parler de la chute de Grenade ?
Le déclin de l'islam a commencé, en effet, avec la Reconquista catholique de l'Espagne en 1492. Jusque-là, sa vitalité intellectuelle était sans comparaison. 1492 est une date à marquer au fer rouge. Elle signe la fin de la maîtrise musulmane sur le monde physique, l'exploration de la nature, la curiosité philosophique et scientifique. C'est l'échec du projet musulman fondé sur la rationalité. 1492 : les musulmans sortent de l'Histoire. 1492 : les chrétiens rentrent dans l'Histoire avec la découverte de l'Amérique.
La tradition critique ne s'est donc pas perpétuée dans l'islam comme dans le christianisme...
Pour l'islam, la tradition critique - et de l'autocritique - n'a jamais été une discipline significative. L'islam a toujours fonctionné sur le trépied suivant : les "guerriers" qui se réclament du djihad, les "théologiens" qui leur fournissent une légitimation sacrée, et les "marchands" qui financent. Au-dessus : le calife ; mais, à la marge, toujours, les intellectuels, les libres-penseurs, les philosophes...
Ce triangle redoutable fonctionne encore aujourd'hui, mais de manière plus masquée : le souverain gouverne ; l'autorité religieuse (les oulémas) approuve, émet des fatwas destinées à faciliter l'action du politique ; le financement par le "marchand" toujours prêt à assister les deux autres dans l'espoir d'y faire des bénéfices. Dans ce rôle aujourd'hui, on aura reconnu l'Arabie saoudite.
Ce trépied est le béton armé de l'islam. Il a toujours fonctionné à l'époque du califat et il fonctionne encore aujourd'hui sous les régimes militaires ou semi-civils, toujours autoritaires. Et à l'extérieur du cercle, toujours : l'intellectuel, l'Autre, l'étranger, le juif, le chrétien, etc.
Est-ce que vous reconnaissez au pape le droit de vous interpeller sur la violence qui serait intrinsèque à l'islam ?
Je reconnais à chacun le droit de nous interpeller sur nos failles et nos déficiences. Nous avons besoin du regard de l'autre pour progresser dans la voie des réformes. Je reconnais donc le droit à toute autorité d'une autre religion de nous alerter. Pour autant, je suis dubitatif devant l'argument selon lequel l'islam serait intrinsèquement violent. Cette idée ne favorise en rien le dialogue.
L'islam peut donc être une religion de tolérance et de paix. C'est quand il est en situation de repli qu'il devient dangereux pour les autres et pour lui-même. Il devient alors autiste, ne sait plus établir les hiérarchies, mélange le niveau émotionnel et méthodologique.
Il nous faut donc séparer radicalement islam et islamisme. Ne jamais lier les deux. L'islam peut être capable de beauté, de charité, comme de violence et de guerre. Tout dépend de celui qui l'interprète. Un théologien, un grammairien, un juriste va puiser dans le Coran les versets qui prêchent la paix et la convivialité. Mais au même moment, un autre théologien va faire dire l'inverse au texte.
Le Coran ne dit ni plus ni moins que ce que l'interprète lui fait dire. Ce qui est important, c'est l'interprétation qu'on en fait. Au nom du même texte sacré, on a fait les plus grandes réalisations du monde et on a commis les plus grands crimes.
L'avenir est donc dans une herméneutique libre...
Oui, et je réclame le droit pour tous les intellectuels musulmans de se livrer à ce travail d'herméneutique, d'explicitation, d'interrogation des textes. Afin de pouvoir récuser la légitimation religieuse de la "guerre sainte", l'héritage inégal pour l'homme et la femme, la répudiation, la polygamie.
Le dialogue entre chrétiens, juifs et musulmans ne doit-il pas repartir sur des bases plus réalistes ?
Là est le problème : on met trois semaines pour fabriquer un terroriste, trente ans pour fabriquer un intellectuel critique. Tant qu'on est dans ce rapport pervers au temps, on sera la proie de cette violence à bas prix qui éclabousse l'ensemble de la communauté. Tant qu'on n'a pas pris le parti de former des esprits critiques, capables d'interpréter le texte, de dialoguer avec l'autre, on sera toujours à la recherche d'un islam de paix perdu, d'un islam des Lumières.
Malek Chebel vient de publier L'Islam et la raison, Tempus, août 2006, 17,5 euros.
Propos recueillis par Henri Tincq Article paru dans Le Monde du 17.09.06
A voir aussi, l'émission C dans l'air de Yves Calvi sur France 5, le 18 septembre. Site de l'émission ici
Commentaires
Cordialement,
L'islamisme est la maladie de l'islam, mais les germes sont dans le texte
Abdelwahab Meddeb, écrivain et universitaire, revient sur le discours du pape qui a déchaîné la violence, expliquant que s'il y a eu dans l'histoire des interprétations très différentes du Coran, l'intégrisme aujourd'hui remet la guerre sainte sur le devant de la scène.
Par Christophe BOLTANSKI, Marc SEMO
QUOTIDIEN : Samedi 23 septembre 2006 - 06:00
Avez-vous été surpris par l'ampleur de la protestation suscitée les propos du pape sur islam et violence ?Oui et non. Non, je ne comprends pas pourquoi ils ont suscité une telle réaction et, en même temps, on a l'impression que l'on est désormais face à un schème dramaturgique bien établi qui correspond parfaitement à ce que recherchent les médias, avec du spectaculaire et de l'histoire dans le spectaculaire. Ce qui s'est passé dans ce cas précis est très grave. On est en face d'un discours académique plutôt fondé sur le raisonnement qui participe, certes, d'une apologétique où l'on dit que le christianisme est meilleur que l'islam. C'est une adresse aux chrétiens, notamment sur le problème du retrait de Dieu dans un monde de raison. Dans ce texte, le pape avance aussi l'idée que le Dieu des musulmans et des chrétiens est le même, même si l'approche que l'on a de ce Dieu n'est pas la même. Ce qui concerne l'islam était simplement introductif pour montrer que le Dieu chrétien et le christianisme n'ont aucun lien avec la violence, à la différence de l'islam. C'est au Moyen Age, peu avant les croisades, que se forgea en Occident cette représentation de la religion d'un Prophète guerrier. Signe de l'imposture dans une vision chrétienne qui oubliait d'ailleurs la tradition de violence dans la Bible, même si celle-ci vient plus des rois que des prophètes.
Dans ce texte, n'y a-t-il pas une identification entre l'Europe et le catholicisme ?
Il y a en lui l'idée que le christianisme, et le Dieu chrétien, est grec, et donc que ce n'est pas un hasard si le christianisme a crû en Occident et en Europe. D'où sa crainte d'une déshellinisation avec l'ouverture du christianisme à d'autres cultures, africaines, latino-américaines ou océaniennes. Le pape laisse la porte ouverte tout en recommandant que cette adaptation n'occulte pas le lien avec l'hellénisme et l'Europe. Le même pape, quand il n'était que cardinal, s'était déclaré contre l'entrée de la Turquie en Europe, pour préserver les fondements judéo-chrétiens et helléniques de sa culture. Je pense, en revanche, que Bagdad et Cordoue ont participé tout autant que Jérusalem, Rome et Athènes, à la formation de l'Europe. Ce lien de l'islam avec l'hellénisme connaît son point de synthèse dans le personnage le plus connu en Occident, le philosophe arabe du XIIe siècle, Averroès. Face à l'exclusivisme judéo-chrétien, il y a une sorte d'islamo-judéo-christianisme et il ne faut pas oublier que les références en dernière instance de l'Europe sont les principes des Lumières avec le dépassement sinon la pulvérisation de la référence religieuse.
Mais le choix par le pape d'une citation d'un empereur byzantin et homme d'épée n'est-il pas paradoxal pour illustrer cette question du rapport entre la foi et la violence ?
Le message évangélique a constitué véritablement une rupture par rapport aux écritures antérieures en privilégiant l'amour sur la loi. L'aspect persuasif l'emporte sur l'aspect coercitif. C'était une révolution. Les musulmans actuels correspondent à la parabole biblique et coranique de ceux qui ont des yeux et qui ne voient pas, de ceux qui ont des oreilles et n'entendent pas et il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. L'un des pays musulmans censé être le défenseur de l'islam de la manière la plus forte, l'Arabie Saoudite, a sur son drapeau la profession de foi islamique, avec des lettres tellement allongées qu'elles deviennent des lances agressives, et en dessous le glaive. Pour construire un monde en commun dans le respect de la diversité, il faut un dialogue, qui ne doit pas être de complaisance. La question de la violence de l'islam est une vraie question.
La violence dans l'islam est-elle une réalité ?
Les musulmans doivent admettre que c'est un fait, dans le texte comme dans l'histoire telle qu'ils la représentent eux-mêmes, en un mode qui appartient plus à l'hagiographie qu'à la chronique. Nous avons à faire à un Prophète qui a été violent, qui a tué et qui a appelé à tuer. La guerre avec les Mecquois fut une guerre de conversion. Il y a eu aussi la guerre avec les juifs et le massacre des juifs à Médine, décidé par le Prophète. Il y avait un jeu d'alliances, une opération politique qui se continue par le militaire.
Que dit précisément le Coran ?
Il est ambivalent. Il y a le verset 256 de la deuxième sourate qui dit «point de contrainte en religion». Mais aussi les versets 5 et surtout 29 de la sourate 9, «le verset de l'épée», où il est commandé de combattre tous ceux qui ne croient pas à «la religion vraie». L'impératif qâtilû, que l'on traduit par «combattez», utilise une forme verbale dont la racine qatala veut dire «tuer». Le verset 5 est explicitement contre les païens et les idolâtres, aménageant, en revanche, une reconnaissance aux scripturaires, aux gens de l'écriture. Le verset 29, lui, englobe dans ce combat les scripturaires désignant nommément les juifs et les chrétiens. C'est le verset fétiche de ceux qui ont établi la théorie de la guerre contre les judéo-croisés. L'islamisme est, certes, la maladie de l'islam, mais les germes sont dans le texte lui-même.
D'où des interprétations opposées ?
L'interprétation traditionnelle reconnaît cette contradiction et n'a jamais dit que «le verset de l'épée» abolit «le verset de la tolérance», comme le font les intégristes aujourd'hui. Pour eux, «le verset de l'épée» annule plus de 100 versets de toute autre teneur, appelant par exemple à discuter de «la meilleure manière», c'est-à-dire argument contre argument et dans le respect de l'autre avec ceux avec qui on n'est pas d'accord, Il est dit aussi dans un verset (XVI, 125) très aimé par les libéraux de l'islam : en dernière instance, vous ne savez pas où est la religion vraie. Dieu seul le sait. Mais les intégristes balayent les versets de ce type. La théorie de l'abrogeant et de l'abrogé dans l'islam est très complexe. Eux optent pour l'idée la plus simple : le principe chronologique. Le verset mecquois sur la tolérance émane d'un Prophète de pure spiritualité, qui n'est pas encore dans l'exercice du pouvoir politico-militaire. Il est donc abrogé par celui qui vient après, fait à Médine. Mais le raisonnement peut être renversé comme pour le fameux théologien, Mohammed Mahmoud Taha, le Soudanais, Il dit : l'éternel du Coran, c'est ce qui nous vient de La Mecque, parce qu'il est pur de toute contingence politique. En outre, la guerre sainte avait une codification extrêmement précise qui n'a rien à voir avec la manière avec laquelle le jihad est invoqué aujourd'hui. Il est question du respect profond des vieillards, des enfants, des femmes, de ne jamais, dans l'attaque contre des ennemis chrétiens, toucher à des moines qui sont des gens de paix. Il y a même un rapport écologique, un appel à faire attention aux arbres, aux récoltes.
Qu'est-ce qui a changé ensuite ?
A partir du XIXe siècle, on a essayé d'aborder l'islam dans une visée de modernisation. Au Caire, l'Egyptien Mohammed Abdou estimait que le temps de la référence au jihad était révolu, bien que les pays musulmans étaient déjà colonisés ou en voie de colonisation. Il aurait pu évoquer le jihad comme défense comme beaucoup le font aujourd'hui, par exemple à propos des Palestiniens, pour les distinguer des gens d'Al-Qaeda. Mohammed Abdou partait d'un point de vue assez simple, formulé de façon très minoritaire par certains penseurs cairotes dès le XVIIIe siècle : chaque fois que, dans la question de la loi, la raison prime sur la tradition, il faut suivre la raison. C'est pour rompre avec l'esprit de Mohammed Abdou que dans l'atmosphère des années 20, Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, a remis en avant le jihad comme arme de combat contre ce qu'on pourrait appeler la déculturation des sociétés islamiques par l'occidentalisation. Avec Sayed Qotb, qui est le grand théoricien arabe de l'intégrisme militant actif et violent, le jihad devient l'instrument de la réislamisation puisque les sociétés musulmanes sont considérées elles-mêmes comme des sociétés devenues impies.
La critique dans l'islam n'est-elle pas bloquée par le fait que le Coran est un texte immuable ?
Dans la doctrine maximaliste, le Coran, c'est la parole même de Dieu dans sa lettre. Ce qui est pure folie. Là aussi, c'est un immense débat qui a eu lieu pendant les quatre premiers siècles de l'islam pour décider si c'est un Coran créé ou incréé. Opter de nouveau pour la thèse du Coran créé appartient au combat démocratique. Ces débats ont été, depuis, occultés et il faut les ressortir. C'est ce qu'essayent de faire un peu mes chroniques, sortir les saillies qui ont pu être pensées dans la tradition islamique.
Un Coran créé, c'est un Coran forcément traduit en langage humain, donc imparfait ?
C'est une interprétation. Il est dit dans le Coran, dans un verset célèbre (verset XIV, 39) : ce que vous avez entre les mains n'est pas le livre mais seulement une copie, parce que la mère du livre, c'est-à-dire l'archétype là encore le Coran se fait platonicien , reste dans les cieux. Certes, on ne doute pas qu'il s'agisse d'une parole révélée, mais elle est interprétée dans un langage humain. Même les plus littéralistes étaient très nuancés : le passage par l'art du calligraphe, le passage par l'encre, par le papier, obligent nécessairement de tenir compte de la médiation humaine. Trop de musulmans aujourd'hui figent tout. En poussant jusqu'à l'absurde, il vaudrait mieux ne pas connaître l'arabe pour croire dans ce Coran parole de Dieu. Mais, en terme mythique, cette idée que le Coran serait la parole même de Dieu est très belle. Un peintre de Herat au XIVe siècle montre le Prophète recevant pour la première fois l'Ange qui lui dit : «Lis au nom de Dieu.» «Je ne sais pas lire», répond-il. Ce peintre montre la fondation coranique dans une scène iconographiquement très proche de l'Annonciation. La réception du Verbe par Marie engendrera le corps et la réception du Verbe par Mohammed engendrera le Livre. D'une certaine manière, le Livre est donc une forme d'incarnation. Mais les musulmans actuels n'admettent pas cette image.
Pour eux, c'est l'Ange qui donne le Livre ?
Oui. Il est donné et appartient à l'incréé. Il a été toujours là dans sa lettre et en toute éternité. Je voulais que cette miniature fût l'illustration de la couverture des Contre-Prêches . Elle figure seulement dans le rabat, parce que la bibliothèque de l'université d'Edimbourg a refusé de donner les droits pour la couverture, craignant de susciter l'ire de certains musulmans. Je trouve insensé que des Européens dans une institution européenne censurent dans le sens de l'obscurantisme islamique.
Il est de plus en plus risqué de parler de l'islam ?
Moins que jamais il faut se taire. Il faut contrer ces gens-là de toutes nos forces. A mes yeux, l'islamisme est un fascisme. Certes, Bush a, lui aussi, utilisé ce terme, mais cela ne veut pas dire qu'il est faux. L'Europe peut, enfin, en tant qu'acteur historique, être en cohérence avec les principes qu'elle a créés.
Vous vous définissez comme un Voltaire et vous rappelez volontiers que Zadig veut dire le véridique, en arabe.
Absolument. Le premier calife s'appelle d'ailleurs Abou Bakr Zadig (je reprends à dessein la transcription voltairienne). Il y a vingt ans, jamais je n'aurais imaginé que le monde vivrait une telle régression.
Vous prenez même dans Contre-Prêches la défense de sa pièce, le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, qui est pourtant très violent.
Ma chance est de m'inscrire dans une généalogie à la fois arabe, islamique, maghrébine, tunisienne, européenne, française. Je pense que nous vivons à une époque où nous n'avons pas le droit de dire que nous ne sommes pas au courant. Voltaire a, dans l'une de ses lettres, une remarque fabuleuse : «Nous parlons de l'islam mais ça reste entre nous.» A l'époque comme aujourd'hui, parler de l'islam est aussi un détour pour parler de nous-mêmes. C'est exactement l'enjeu de la pièce de Voltaire qui évoque en fait Ravaillac, l'assassin d'Henri IV, personnage fourvoyé par le message fanatique. Nous pouvons mener une étude apaisée de ce que c'est que ce Mahomet de Voltaire au lieu d'essayer de l'interdire, comme l'avaient fait les frères Ramadan, à partir de Genève. Ce Mahomet de fiction ne correspond pas au personnage historique. Et je crois que Voltaire le savait. La vocation première de cette pièce est la dénonciation du fanatisme quel qu'il soit. Il y a ce vers : «Le glaive et l'Alcoran dans mes sanglantes mains imposeraient silence au reste des humains.» C'est le programme de l'intégrisme «ben-ladenien».
Abdelwahab Meddeb se dit prêt à jouer le rôle d'un Voltaire arabe. Né en 1946 à Tunis, il enseigne la littérature comparée à l'université Paris-X-Nanterre. Ecrivain et poète, il revisite inlassablement l'islam, ressuscite la richesse de ses premiers débats et met ses dogmes à l'épreuve pour mieux combattre le simplisme de ses trop nombreux séides. Contre-Prêches, son dernier ouvrage (Le Seuil) inspiré de ses chroniques dominicales sur France Culture, voyage à travers un Orient compliqué et son double, l'Occident, se veut une réponse à tous les fanatismes.